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Le cinéma à la barre : The Paradine Case, d’Alfred Hitchcock

Par Thibault de Ravel d’Esclapon le 26 Novembre 2015

Film raté, The Paradine Case ? Film maudit ? C’est ce qu’il faudrait croire si l’on se souvient de la réponse que donnait Gregory Peck lorsqu’on l’interrogeait sur le nom de l’un de ses films qu’il aimerait brûler. Il citait toujours cette dernière collaboration entre le célèbre producteur David O. Selznick et Alfred Hitchcock qui lorgnait déjà du côté de sa propre compagnie. C’est aussi ce qu’il faudrait croire quand on sait qu’à sa sortie, en 1947, le film fut un échec commercial, entrant dans une phase de déficit permanent dès juin 1950. Et finalement, Hitchcock lui-même, devisant avec François Truffaut, n’était pas dupe des défauts de son film.

Pourtant, la matière était hitchcockienne. Issue de l’un des meilleurs romans de Hichens dont Selznick avait racheté les droits, l’histoire tournait autour du meurtre d’un colonel à la retraite, Paradine. Il avait le handicap d’être aveugle, mais surtout l’immense qualité d’être riche. Évidemment, il avait une épouse, tout aussi mystérieuse qu’elle était belle, un valet de chambre d’origine canadienne, lui-même assez mystérieux avec sa fichue manie de survenir sans crier gare. Évidemment, le trio se transforme en un duo, dont l’époux est exclu. Et naturellement, aurait-on envie d’écrire, cela finit par son empoisonnement. Mrs Paradine est accusée, emprisonnée. Elle clame son innocence et se trouve défendue par un avocat particulièrement brillant à la vie bien rangée, Anthony Keane. Le problème, c’est qu’il tombe amoureux de sa cliente au point de se compromettre, personnellement comme professionnellement. Bref, il y avait quand même beaucoup d’ingrédients susceptibles de faire passer un bon moment à Hitchcock et au spectateur, beaucoup d’éléments qui lui permettaient de projeter à l’écran sa vision de la justice.

Et pourtant. Scénario, casting, le réalisateur n’a guère pu s’imposer face à un Selznick omniprésent. Hitchcock courait après Greta Garbo, après Ingrid Bergman, pour incarner la vénéneuse meurtrière. C’est d’ailleurs bien la seule chose sur laquelle Selznick et Hitchcock tomberont d’accord. Les deux actrices se défilent, ils auront Alida Valli, déjà sous contrat avec Selznick. Pour incarner le valet, le réalisateur ne voulait pas du physique sans reproche de Louis Jourdan ni de son élégance. Il voulait, confia-t-il à Truffaut, un acteur avec « les mains crochues, comme un diable ! ». Pire, Hitchcock était persuadé que Gregory Peck n’était pas capable de jouer un avocat anglais.

Quant au scenario, il faut s’imaginer David Selznick, dans une mauvaise passe financière, oscillant entre tranquillisants et excitants, tenir littéralement la plume, revenant ainsi sur le travail qu’avaient réalisé non seulement l’épouse du réalisateur, mais aussi un dramaturge écossais. Il faut se représenter Hitchcock attendant dans le studio chaque matin le scénario remanié page après page. On saisit alors sa perplexité, voire son scepticisme, affirmant, encore une fois à Truffaut, qu’il n’avait jamais vraiment compris la scène du meurtre, telle que racontée dans le film.

En dépit de ces ingérences, le film demeure une véritable pépite du répertoire hitchcockien. Certes, les coupes infligées par Selznick au montage sont irréparables. Le producteur n’était pas vraiment un fan des plans séquence qu’affectionnait Hitchcock et qui trouveront leur expression magistrale avec La Corde. Aussi en supprima-t-il beaucoup. Mais The Paradine Case est un film de décors, restituant avec une précision impressionnante la grande salle du Old Bailey, figurant à merveille la justice anglaise qui impressionnait tant Hitchcock. C’est sans doute dans ce film que le tribunal y est le mieux représenté. À la pompe et au faste de la salle d’audience, s’allient de spectaculaires vues en plongée. Les gens de justice, les gens soumis à la justice y sont petits, comme écrasés.

C’est surtout la mise en scène d’un réel désenchantement qui se déroule sous nos yeux, à compter de l’instant où le procès s’ouvre. Désenchanté, on l’est parce qu’ici la justice est rendue par un juge terrible, lord Horfield. Insensible aux émotions, libidineux, glaçant par son cynisme, il est joué avec brio par l’exceptionnel Charles Laughton, constituant sans contredit l’un des meilleurs personnages du film.

Désenchanté, on l’est encore par le spectacle de la passion naissante de Keane pour Mrs Paradine. C’est précisément cela toute l’ironie de l’histoire : au fur et à mesure que les sentiments de Keane se précisent, au fur et à mesure qu’il délaisse son épouse, un vrai modèle de droiture, sa déchéance s’amorce, sa fin professionnelle se précise. Il se fourvoie, s’enferre dans ses certitudes. Il mène les interrogatoires sans plus guère se soucier de ce que sa cliente lui demande. Il se met en péril. La passion, pourtant si humaine, comme défaite, la passion comme fossoyeur de l’éthique professionnelle d’un avocat ; c’est ce que montre Hitchcock. On peut le comprendre, Anthony Keane. Avec sa noirceur, avec son élégance sombre et mystérieuse à laquelle répond très bien Louis Jourdan, Mrs Paradine est de ces femmes dont on s’éprend follement, de ces femmes qui suscitent des passions dont on ne ressort pas indemne. Il n’empêche que la justice ne constitue nullement un rempart contre la fin d’un homme. Tout au contraire, et notamment parce qu’elle investit l’avocat d’une mission particulièrement noble, elle agit ici presque comme un catalyseur.

La scène finale à Old Bailey est terrible. Dans ce décor majestueux, Anthony Keane capitule. Douloureusement, il abdique. L’impression de malaise est renforcée par le plan rapproché sur le visage de Gregory Peck, puis par sa lente sortie vue d’en haut. Comme tout avocat, il a son public, ce public de l’époque qui se rendait au tribunal comme au théâtre et dont a fait partie Hitchcock en son temps. Mais la scène suivante est tout aussi effrayante. À table, seul avec sa femme, le juge Horfield continue de dévoiler son implacable rigueur, pétri de certitudes qui, cette fois-ci, n’évolueront plus. Le désenchantement est total.

Dans une vision positive, l’on pourrait se satisfaire de la toute dernière scène du film. La femme de Keane le convainc d’aller de l’avant et de surmonter l’échec qu’il vient de connaître. Il n’empêche qu’elle n’éludera pas le véritable propos de l’œuvre : c’est, au cœur d’un procès, la lente dégradation d’un gentleman avocat au contact de la passion. Une fois encore, Hitchcock a l’art de surprendre. Dans Psychose, il tue son héroïne au bout de trente minutes ; dans Le Grand Alibi, il ment au spectateur à travers un faux flash-back. Ici, il organise la chute de son personnage. En somme, loin d’être un échec, The Paradine Case révèle la magistrale maîtrise d’Hitchcock pour filmer ce qu’il y a de plus humain : un échec, simplement.