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Le droit en débats

Le cinéma à la barre : Traquenard (Party Girl), de Nicholas Ray

Par Thomas Klotz le 09 Décembre 2015

Dans l’imaginaire hollywoodien, l’avocat est rarement un personnage complexe. Il se contente de se brûler les ailes au contact du crime et au mieux tend à procurer l’impunité à un monde de cruauté et de transgression. Si l’avocat est très présent dans bon nombre de productions, on ne peut que constater un déficit d’incarnation.

Le cinéma américain – dit classique – s’est contenté d’appréhender la profession d’avocat, tantôt comme l’accessoire d’un système mafieux (Robert Duvall dans The Godfather de Francis Ford Coppola, 1971), tantôt comme pourfendeur de l’injustice (Denzel Washington dans Philadelphia de Jonathan Demme, 1991).

À partir de ce postulat, deux grandes tendances se dégagent : d’un côté le film judiciaire – court room drama (Le Mystère Von Bülow de Barbet Shroeder – 1991 ; Autopsie d’un meurtre d’Otto Premigner – 1959) – et, de l’autre, le film de gangsters pur et dur (Carlito’s way de Brian de Palma, 1993).

Au milieu de toutes ces figures légendaires, efficaces ou parfois même un peu caricaturales, le film Party Girl de Nicholas Ray (1958) semble être le parfait portrait cinématographique du défenseur anti-héros tiraillé entre ses devoirs, sa fonction, ses désirs et sa capacité à y résister… Anti-héros donc ? À l’évidence, car si Tommy Farrell (interprété par Robert Taylor) est un avocat solide, prudent et dévoué, il fera pire que rejoindre ses clients dans leurs activités criminelles, il les trahira !

Mais il faut dire que les choses commençaient plutôt bien. Dans le Chicago des années 1930, baignant dans un cinémascope brûlant de couleurs minimalistes presque en « monochrome », une poignée de truands assiste, dans un cabaret, à la danse langoureuse de celles qu’ils vont inviter contre quelques billets verts à devenir les « Party Girls » de la grande fête donnée par le caïd Rico Angelo. Parmi elles, Vicky Gave (interprétée par Cyd Charisse), visage d’ange acceptant de se prêter au jeu de la prestation à 100 $ dans cette soirée où se côtoient la pègre, quelques notables et Tommy Farrell, l’avocat du milieu. Et, bien sûr, parmi tous ces fauves, c’est sur l’élégance et la distance de Tommy Farrell que la belle Vicky Gave jette son dévolu.

C’est alors un jeu à trois qui se met en place. La danseuse plaît aux gangsters qu’elle déteste plus que tout et, en toute logique, leur préfère l’avocat qui succombe à ses charmes tout en restant le défenseur du crime. D’ailleurs, chaque personnage semble correspondre à l’un des genres cinématographiques de l’époque. Vicky Gave, par ses danses et ses couleurs chaudes, amène la comédie musicale, l’avocat Tommy Farrell porte le court room drama teinté de mélodrame et Rico Angelo maintient le film dans la noirceur et la plus pure tradition hard boiled. C’est ce mélange des genres qui rend si singulier le ton et la profondeur de ce film qu’il faut à l’évidence qualifier de chef-d’œuvre.

La structure du film alterne les scènes entre Tommy Farrell et Vicky Gave, et celles du monde extérieur, du crime et des prétoires. Comme l’écrivait Jean Douchet dans la revue Arts en 1960, « ainsi, tout ce film est fondé sur cette espèce de jeu entre deux êtres qui s’épient. De sorte que ce qui paraît être des moments de repos, c’est-à-dire ces moments ou les deux amoureux sont seuls en présence et qui occupent la moitié du film sont en fait les véritables moments de tension. Vont-ils se mériter, se gagner ? Et les moments de violence physique qui correspondent à l’action des gangsters sont éprouvés par le spectateur comme des instants de répit et de relâchement ».

Tout est dit.

La relation entre Tommy Farrell et Vicky Gave met immédiatement en évidence leurs failles et blessures. Lui boite et marche à l’aide d’une canne à la suite d’un jeu de jeunesse qui a mal tourné. C’est alors qu’il s’est juré de devenir un homme, un vrai, respecté et admiré malgré son infirmité. Elle, prête à bien des choses pour 100 $, souffre du malheur d’être belle et souvent dénudée pour payer le loyer de son petit appartement qu’elle partage avec une autre danseuse (qui se suicidera de solitude au début du film). Les premières tensions viennent ainsi sur le terrain du prix de chacun, la danseuse vénale ne comprenant pas en quoi elle vaut moins que l’avocat qui joue grossièrement de la pitié pour faire acquitter son client. Question aujourd’hui encore sans réponse…

Vicky Gave n’admet pas les simulacres grossiers qu’utilise Farrell devant la cour d’assises. Quel besoin de donner sa canne à un juré pour montrer que l’on s’appuie désormais uniquement sur lui ? Quel besoin de parler de la montre que lui a léguée son père pour attendrir l’auditoire ? Quel besoin de faire pitié pour obtenir le résultat escompté ? Tout cela heurte Vicky Gave au point qu’elle éprouve à son tour de la pitié pour celui qui en use. Mais le désir reprend ses droits et la force de l’attraction entre ces deux êtres leur permet bientôt de s’étreindre.

Rapidement, le caïd Rico Angelo va accentuer les tensions entre les deux amants, en demandant à Farrell de ne pas s’éloigner de lui, de continuer à défendre sans la moindre discussion les membres de son clan et surtout de se taire. La peur gagne Vicky Gave qui pense avoir apprivoisé l’homme qu’elle a fini par rendre heureux. Rico Angelo, conscient de cette faiblesse chez son défenseur, menace de défigurer au vitriole le visage angélique de la danseuse devenue femme forte et protectrice. Celle-ci, devenue féroce, exécutera une dernière fois devant le clan mafieux une danse martiale, habillée d’une peau de panthère, reflétant totalement la détermination nouvelle du personnage. Les gestes sont courts, précis, saccadés au son d’une musique tribale, le tout aux antipodes des déhanchements torrides de la séductrice en robe pourpre du début du film.

Pourtant les relations entre Tommy Farrell et Rico Angelo étaient initialement sous contrôle, cadrées, circonscrites : « Je veux bien gérer vos affaires mais pas manger avec vous - Et pourquoi ça ? - Parce que vous êtes une crapule »… Farrell n’hésitant pas à couper la parole à Angelo, à le reprendre, à faire tomber sur lui son regard bleu azur, lourd comme l’acier, sans que ce dernier bronche.

En un mot, il tient son client. Même quand les choses dégénèrent, que l’avocat devient témoin d’un assassinat et se trouve, malgré lui, au centre d’une subornation de témoin, le ton ne change pas. Droit, ferme et distant face à celui qui reste son client, même s’il le craint et le sait capable du pire. Il ne laisse aucune prise sur ses émotions, ce qu’il ressent réellement. L’affrontement psychologique entre le client et l’avocat est sur ce point tout à fait admirable.

Or c’est bien Vicky Gave qui fragilise l’avocat. C’est pour elle qu’il déposera finalement auprès du procureur contre son client de manière totalement invraisemblable. Aussi, c’est quand il découvre qu’elle est prisonnière de Rico Angelo que, pour la première fois, il baisse la tête devant son client comme s’il avait reçu un coup derrière la nuque de celui devenu soudainement son bourreau.

Forcément, tant de tensions amènent un dénouement et voilà dans une même scène Rico Angelo en homme trahi par son avocat face à un Tommy Farrell qui tente de sauver Vicky Gave dont le visage angélique est sur le point d’être brûlé. Que fait un avocat dans un tel moment ? Il plaide bien sûr. Il use du même artifice que celui qui lui a permis plus tôt de faire acquitter l’un des lieutenants d’Angelo : la ruse de la montre. Il pose délicatement sa montre sur la table et tente vainement d’expliquer qu’il s’agit d’un cadeau de son père et qu’un jour, enfant infirme et faible, on a tenté de la lui voler. C’est grâce à l’intervention du « roi des gosses » Rico, défenseur de petits, qu’il l’a porte encore aujourd’hui. Et bien évidemment un tel homme ne peut être capable de défigurer une si jolie femme. Voici donc l’avocat face à ses mensonges et ses techniques bien fragiles quand il s’agit de sauver sa vie ou celle de la femme qu’il aime, quand il s’agit de plaider pour soit.

Angelo se laisse bercer par le talent de Farrell et l’écoute pour la première fois comme le juge d’un instant. Mais l’assaut des policiers délivrera finalement le couple. Dernier mot du film, le procureur redonne sa montre à Tommy Farrell, en lui disant : « Ça a encore une fois marché ? » et l’avocat de répondre : « Gardez-la. En souvenir ».

Au milieu, de tous ces décors surchargés, de ces cheveux bien peignés, de ces coups de feu et de ces beaux costumes, sous le poids des mensonges et de la trahison, Nicholas Ray a réussi à faire vivre, comme rarement, un homme avec ses défauts, ses faiblesses et ses vérités. Dans le prétoire comme derrière la caméra, cet exercice reste l’un des plus difficiles… et sans doute des plus nobles.

 

Party Girl (Traquenard), de Nicolas Ray, date de sortie : 1958, éditeur DVD : Warner Bros. (2006).