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Le droit en débats

Déconnexion : plus qu’un droit, un devoir partagé !

En ce début d’année, les médias et le grand public ont découvert le « droit à la déconnexion », un nouveau concept introduit dans le code du travail par la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 parmi diverses mesures prises dans le cadre de « l’adaptation du droit du travail à l’ère du numérique ».

Par Étienne Pujol le 18 Janvier 2017

De quoi s’agit-il ?

Il s’agit de l’obligation faite aux entreprises disposant de délégués syndicaux, d’inclure, dans leur négociation annuelle sur l’égalité des hommes et des femmes et sur la qualité de vie au travail, des dispositions relatives aux « modalités du plein exercice par le salarié de son droit à la déconnexion et la mise en place par l’entreprise de dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques, en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congé ainsi que de la vie personnelle et familiale ». À défaut d’accord, l’employeur va devoir élaborer une charte définissant les modalités de l’exercice de ce droit à la déconnexion et prévoyant également la mise en œuvre, pour tous, d’actions de formation et de sensibilisation à un usage raisonnable des outils numériques1.

Quelle est la genèse de ce droit ?

Le code du travail a été rédigé à une époque où la relation de travail se déroulait en un lieu unique et pendant une durée facilement mesurable. On le sait, c’est de moins en moins le cas : les « nomades numériques », qui passent au moins un quart de leur temps de travail dans un autre espace que leur lieu traditionnel de travail ou leur bureau, utilisent leur matériel informatique ou leur « ordiphone »2 en dehors de leur temps de travail, et donc en dehors des règles, pourtant d’ordre public, imposées par le code du travail… Selon certaines études, cela concernerait au moins 75 % des cadres et 40 % des salariés ! Il était donc devenu urgent d’encadrer des relations de travail qui se déroulent en tous lieux, à tout moment et sur tous supports alors que le nomadisme numérique n’est pas encore encadré juridiquement et que la déconnexion n’est que la partie émergée de cet iceberg.

Que signifie ce droit ?

Parmi les nombreux enjeux juridiques de cette évolution de la relation de travail figure la connexion des salariés au serveur de leur employeur alors qu’ils ne se trouvent pas sur leur lieu de travail. Il n’est bien entendu pas question d’encadrer la déconnexion intellectuelle, qui ne se maîtrise pas (encore ?), mais la déconnexion des AVEC3 les soirs, week-ends, congés…

Le droit à la déconnexion pourrait ainsi être résumé comme le « droit pour le salarié de ne pas être connecté au serveur de son employeur au cours de ses périodes de repos et de congés ».

Ce débat relatif à une déconnexion des salariés n’est pas anodin dans la mesure où les outils numériques permettent une porosité importante entre vie professionnelle et vie personnelle. Et il est prouvé qu’une connexion permanente avec l’environnement de travail est un facteur de stress. Pour certains salariés, la charge de travail est telle qu’elle requiert une connexion en dehors des heures habituelles de travail. Pour d’autres, l’addiction à la connexion permanente relève de la pathologie. Pour d’autres enfin, la connexion partout et tout le temps est consubstantielle à la liberté dont ils disposent dans l’organisation de leur travail et ce qui est source de frustration, c’est de ne pas pouvoir décider par eux-mêmes quand et comment se déconnecter.

C’est la raison pour laquelle le législateur a inséré ces dispositions dans la partie relative à la qualité de vie au travail.

Juridiquement, quels sont les enjeux ?

L’enjeu essentiel consiste à savoir sur qui repose la responsabilité de la déconnexion. Le salarié fait face à une charge, à une intensité du travail intellectuel qui lui est demandé, ou qu’il s’impose, qui le conduit à travailler à des moments où il ne le devrait pas.

S’agissant d’un droit, un salarié qui se sera connecté pour travailler pendant ses périodes de repos pourra prétendre que cette initiative a été contrainte, induite par sa charge de travail/d’une urgence et qu’elle était donc causée par son employeur. Ce sera à ce dernier de prouver qu’il a pris les mesures adéquates pour éviter à son salarié de travailler pendant son repos/congé. Pour mémoire, l’employeur a l’obligation d’assurer la sécurité de ses salariés4. Cette obligation, après avoir longtemps été considérée comme une obligation de résultat5, semble avoir été récemment commuée en une obligation de moyen « renforcée »6, de sorte qu’il devrait être dorénavant possible de s’en exonérer en démontrant avoir pris toutes les mesures nécessaires pour éviter ou limiter la réalisation du risque, parmi lesquelles cet accord ou cette charte et la mise en œuvre des outils qu’il ou qu’elle comporte.

En pratique, il est quasiment impossible pour un employeur de superviser le moment auquel son salarié exerce son travail, celui-ci se trouvant en tout autre lieu que son lieu de travail. Pour s’exonérer de sa responsabilité, il serait indispensable pour les employeurs de déconnecter leurs salariés en coupant les accès aux serveurs les soirs et week-ends… Certains groupes l’ont fait, avec des résultats peu concluants : les salariés contournaient cet empêchement purement technique en utilisant leur messagerie personnelle, ce qui pose bien entendu de gros problèmes de confidentialité mais aussi des problèmes opérationnels pour les sociétés françaises faisant partie d’un groupe présent sur plusieurs fuseaux horaires.

Il faut par ailleurs se souvenir, les praticiens le font, que cette obligation a son miroir côté salariés, chacun d’entre eux devant « prendre soin […] de sa santé et de sa sécurité, ainsi que de celle des autres personnes concernées par ses actes ou omissions au travail »7. C’est donc également aux salariés de se responsabiliser et de responsabiliser leurs collègues au regard d’un comportement potentiellement risqué pour leur santé ou leur équilibre vie personnelle/vie professionnelle.

D’un point de vue managérial, Bruno Mettling relevait dans son rapport8 que savoir se déconnecter est une compétence qui se construit à un niveau individuel tout en étant soutenue au niveau de l’entreprise : le droit à la déconnexion est donc une co-responsabilité du salarié et de l’employeur, qui implique aussi un devoir de déconnexion de la part des salariés. L’accord Syntec sur le forfait-jours du 1er avril 2014 mettait parfaitement en avant cette dualité de responsabilité : « L’effectivité du respect par le salarié de ces durées minimales de repos implique pour ce dernier une obligation de déconnexion des outils de communication à distance. […] [L’employeur] s’assurera des dispositions nécessaires afin que le salarié ait la possibilité de se déconnecter des outils de communication à distance mis à sa disposition »9.

Concrètement, quelle portée ?

Il ressort de ce qui précède que la déconnexion est à la fois un droit et un devoir pour les salariés, et qu’elle est un enjeu juridique mais surtout managérial qui relève de la pédagogie, de la formation et de la responsabilisation des utilisateurs. Que ce soit un accord ou une charte, il s’agit d’élaborer et de mettre en œuvre des règles de savoir-vivre et de management dans un environnement où le numérique est toujours plus présent.

Pour lutter contre les dérives de l’« infobésité », limiter la fonction « répondre à tous », utiliser l’envoi différé, ne pas hésiter à utiliser la fonction de message d’absence, privilégier le contact humain aux courriels internes, séparer téléphone personnel (utilisé quotidiennement, voire compulsivement pour certains, notamment les jeunes générations qui souhaitent pouvoir rester connectées à leurs réseaux) et téléphone professionnel (à garder éteint pendant les périodes de repos), former managers et salariés à l’utilisation des outils numériques… sont autant de moyens qui peuvent être utilisés.

En termes de méthodologie, les entreprises s’engageant dans cette négociation annuelle sur la qualité de vie au travail, mais aussi les rédacteurs des chartes, pourront s’inspirer de celle proposée par l’accord national interprofessionnel du 19 juin 201310 : établir un diagnostic de l’existant, définir des actions individuelles et collectives et mettre en place des indicateurs de suivi.

On le voit, le « droit à la déconnexion » posé par la loi Travail s’attaque aux conséquences d’une sur-utilisation des technologies de l’information dans la relation de travail, mais pas à ses causes. Il permet néanmoins, et c’est là son principal intérêt, une prise de conscience de l’impact de ces modes de travail et de management sur la qualité de vie au travail et sur les risques psycho-sociaux. Il doit donc être perçu pour ce qu’il est, un instrument destiné à améliorer le quotidien des salariés et le fonctionnement des organisations. Il revient aux entreprises et à leurs partenaires sociaux de s’approprier cet outil juridique mis entre leurs mains.

 

 

1 C. trav., art. L. 2242-8, modifié par l’art. 19 de la loi du 8 août 2016.
2 Ou « terminal de poche », traduction française de smartphone (JO du 29 déc. 2009).
3 Acronyme de « Apportez Votre Équipement Personnel de Communication », traduction française de BYOD (Bring Your Own Device) (JO du 24 mars 2013).
4 C. trav., art. L. 4121-1.
5 Soc. 28 févr. 2002.
6 Soc. 25 nov. 2015.
7 C. trav., art. L. 4122-1.
8 Transformation numérique et vie au travail, sept. 2015.
9 Art. 4.8.1.
10 ANI, 19 juin 2013, titre V.