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Le droit en débats

Droit des étrangers : une répartition des compétences entre juges administratif et judiciaire

Par Laurent Fabre le 12 Décembre 2016

La loi du 7 mars 2016 relative aux droits des étrangers en France, entrée en application le 1er novembre 2016, apporte plusieurs modifications au régime du séjour des étrangers, et transforme en profondeur le droit et les procédures applicables au refus de séjour ainsi qu’à l’éloignement des étrangers en situation irrégulière sur le territoire français, qu’ils proviennent de pays tiers ou de l’Union européenne.

Il convient de noter que cette loi ne résulte pas, pour la France, de l’obligation de transposer une directive ou d’intégrer un règlement européen droit national.

Parmi les changements à retenir, l’article 33 de la loi modifie profondément la répartition des compétences entre le juge administratif et le juge judiciaire. Désormais, l’article L. 512–1 du code de l’entrée du séjour des étrangers et du droit d’asile dispose que le contentieux de la décision de rétention des étrangers est transféré au juge des libertés et de la détention (JLD), seul juge devant lequel cette décision peut être contestée. C’est donc un contentieux de masse à caractère administratif qui est transféré au juge judiciaire qui va avoir à connaître de tous les aspects de la rétention administrative des étrangers, décision préfectorale qui accompagne une obligation de quitter le territoire français.

L’objectif est de créer un bloc de compétence judiciaire sur le contrôle des circonstances dans lesquelles l’étranger a été privé de liberté, depuis son interpellation jusqu’à son placement en rétention, incluant le contrôle de la légalité de ce dernier. Cette évolution va dans le sens de l’arrêt rendu le 12 juillet 2016 par la CEDH (AM c/ France) :  « la cour observe cependant que le juge administratif saisi, comme en l’espèce, d’un recours contre un arrêté de placement en rétention, n’a le pouvoir de vérifier la compétence de l’auteur de cette décision ainsi que la motivation de celle-ci, et de s’assurer de la nécessité du placement en rétention. Il n’a en revanche, pas compétence pour contrôler la régularité des actes accomplis avant la rétention et ayant mené à celle-ci (…). Notamment, il ne peut contrôler  les conditions dans lesquelles s’est déroulée l’interpellation de l’étranger. Ce faisant, il n’est pas en mesure de contrôler que les modalités de l’interpellation ayant conduit à la rétention sont conformes au droit interne ainsi qu’au but de l’article 5 qui est de protéger l’individu contre l’arbitraire. »

Ainsi, ce transfert a pour but d’assurer le droit au recours effectif garanti par l’article 5§4 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme.

Cependant, le juge administratif demeure compétent pour connaître :

  • de la légalité de refus de séjour,
  • de la décision fixant le pays de destination,
  • de l’interdiction de retour sur le territoire français,
  • de l’interdiction administrative du territoire,
  • des décisions de refus de visa et de refus de regroupement familial.

Il contrôle en outre la légalité :

  • de la décision d’éloignement (obligation de quitter le territoire français),
  • de la décision refusant d’accorder un délai de départ volontaire,
  • de l’arrêté d’expulsion,
  • et de la décision de remise selon le règlement de Dublin.

Il reste également compétent pour contrôler la légalité de la décision de maintien en rétention prise sur le fondement de l’article L. 556-1 du CESEDA. C’est le cas, par exemple, lorsque l’étranger a fait une demande d’asile en rétention et que le préfet estime, sur le fondement de critères objectifs, que cette demande est présentée dans le seul but de faire échec à l’exécution de la mesure d’éloignement.

Concrètement, un étranger en situation irrégulière et placé en rétention par l’autorité préfectorale pourra comparaître devant le JLD afin de voir cette rétention prolongée au-delà des 48 heures du placement initial soit à la demande du préfet pour voir cette mesure prolongée de 28 jours, soit sur sa propre requête aux fins de voir levée cette mesure (la requête doit également être présentée dans le délai de 48 heures suivant le placement
en rétention).

Une première difficulté peut naître devant le JLD qui, étant obligé de statuer dans les 24 heures, pourra être amené à tenir deux audiences sur le même
dossier afin de respecter ce délai.

Parallèlement l’étranger placé en rétention peut dans les cinq jours de ce placement déposer une demande d’asile. Si le préfet estime que cette demande est présentée dans le seul but de faire obstacle à l’exécution de la mesure d’éloignement, il peut maintenir l’intéressé en rétention le temps
strictement nécessaire à l’examen de sa demande d’asile auprès de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), en cas de rejet ou d’irrecevabilité de cette demande, dans l’attente de son départ. L’étranger peut également saisir le juge administratif qui statuera dans les 72 heures de la décision préfectorale de maintien en rétention et déposer un recours devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) contre la décision défavorable de l’OFPRA. Cette décision préfectorale de maintien en rétention dans ce cadre n’affecte ni le contrôle du juge des libertés et de la détention exercée sur la décision placement en rétention ni sa compétence pour examiner la prolongation de la rétention.

Ce contrôle de la rétention par le JLD comprend :

  • le contrôle des conditions de l’interpellation de l’étranger,
  • le contrôle des conditions du déroulement de la rétention administrative (notification des droits, contrôle des diligences de l’administration en vue de l’éloignement),
  • et désormais, le contrôle de la légalité de l’arrêté initial de placement rétention (légalité externe et légalité interne).

Cette extension du contrôle du juge judiciaire, qui ne fait en aucun cas obstacle au maintien des compétences traditionnelles du juge administratif pour tous les autres actes doit s’effectuer dans le respect du principe à valeur constitutionnelle de séparation des autorités judiciaires et administratives.

Depuis les lois des 16 et 24 août 1790 et le décret-loi du 16 Fructidor An III, la règle est : « défenses itératives sont faites aux tribunaux de connaître des actes d’administration, de quelque espèce qu’ils soient, aux peines de droit. » Le Conseil constitutionnel dans sa décision 86-224 DC du 23 janvier 1987 admet qu’il puisse être dérogé à ce principe dans le cadre d’un aménagement « précis et limité des règles de compétence juridictionnelle ».

C’est de toute évidence ce que le législateur a entendu faire en dérogeant aux règles de compétence juridictionnelle et en transférant de
manière précise et limitée le contentieux de la décision de rétention.

Lors de l’examen de cette décision, le JLD, malgré son manque de familiarité avec les notions purement administratives concernant la légalité et la proportionnalité de la mesure de placement rétention, devra examiner les moyens de légalité externe (incompétence de l’acte, vice de forme et vice de procédure) et interne (erreur de fait, erreur de droit, erreur de qualification juridique des faits). Cet examen, qui pourrait utilement s’exercer au regard
de la jurisprudence administrative, ne pourra cependant aller jusqu’à utiliser la technique de l’exception d’illégalité en examinant d’autres actes administratifs antérieurs à la décision.

La décision du tribunal des conflits SCEA du Chéneau du 17 octobre 2011, parfoisinvoquée à l’encontre de cette thèse ne saurait trouver utilement à s’appliquer en la matière car elle ne concerne que les moyens dont la solution est constante chez l’autre ordre juridictionnel et ceux tirés de la  compatibilité du droit de l’union européenne avec les décisions administratives qui doivent pouvoir être traités sans question préjudicielle. En
l’espèce, la situation différente car en acceptant de statuer sur la légalité d’actes distincts le juge judiciaire, et alors que les délais fixés pour l’exercice des différents recours rendent impossible une question préjudicielle, se prononcerait sur des actes que la loi a expressément exclu de son champ de compétence.

Le législateur a en effet expressément maintenu la possibilité d’un recours direct devant le juge administratif pour tous les actes antérieurs à la décision de placement rétention. En application des dispositions de l’article L. 554-2; leur annulation aurait pour conséquence immédiate la fin de la mesure privative de liberté.

Pour le juge judiciaire, vouloir se saisir, par le biais de l’exception d’illégalité, d’actes n’entrant pas dans les compétences que le législateur lui a expressément dévolues ferait courir le risque de contrariétés de jugement entre les deux ordres de juridiction sur le même acte.

Il convient donc de respecter strictement et à la lettre le partage opéré par le législateur afin d’éviter que la complexité de la situation ne vire à l’imbroglio