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Le droit en débats

Esprit des Lois, es-tu là ? Courte réflexion sur l’information de l’administration par l’institution judiciaire

Par Charles Prats le 11 Décembre 2015

C’est dans un relatif silence médiatique et politique – à peine troublé par quelques tweets – que le projet de loi relatif à l’information de l’administration par l’institution judiciaire et à la protection des mineurs a été voté dans une grande unanimité selon la procédure d’urgence ce mardi 8 décembre 2015 à l’Assemblée nationale.

Un objectif louable et légitime…

Ce projet de loi fait suite à plusieurs faits divers à l’occasion desquels le public a découvert que des enseignants condamnés pour des faits de nature sexuelle commis sur mineurs pouvaient continuer à exercer dans nos écoles, qui avaient entraîné une réaction législative aussi rapide qu’une cavalerie lancée au galop, cavalerie législative stoppée net le 13 août 2015 par le Conseil constitutionnel (décis. 2015-719 DC), conformément à sa jurisprudence bien ancrée.

Il faut bien admettre qu’il est incompréhensible que des personnes condamnées pour des faits graves, commis sur des mineurs, puissent continuer à exercer des missions en contact habituel avec des enfants sans que l’organisme qui les emploie soit au courant.

Le projet de loi est donc totalement légitime. Il permet de donner un cadre légal et sûr à des pratiques d’information qui ne reposaient que sur des circulaires ministérielles dont la validité juridique au regard des dispositions de l’article 34 de la Constitution est souvent sujette à caution.

Le texte adopté prévoit principalement trois mesures :

  • un ajout à l’article 138 du code de procédure pénale afin de prévoir l’interdiction d’exercer une activité en contact habituel avec des mineurs lorsqu’il est à redouter qu’une nouvelle infraction soit commise ; à ce jour en effet le contrôle judiciaire ne permet pas d’interdire une activité en contact avec des mineurs à une personne poursuivie pour des crimes ou délits commis sur des mineurs, si ces crimes ou délits n’ont pas été commis à l’occasion de l’activité ;
  • une information générale écrite donnée par le ministère public aux administrations, organismes gérant un service public et ordres professionnels, relative aux mises en examen, saisines de juridictions et condamnations même non définitives concernant les personnes relevant de ces destinataires, aux fins de permettre à ceux-ci de « prendre les mesures utiles au maintien de l’ordre public, à la sécurité des personnes ou des biens ou au bon fonctionnement du service public », c’est-à-dire très clairement de permettre de motiver une suspension conservatoire de la personne et l’engagement immédiat de la procédure administrative disciplinaire à son encontre ;
  • une information spéciale élargie de l’administration concernant certaines infractions limitativement énumérées, en l’espèce lorsqu’il a été établi au cours de l’enquête ou de l’instruction que la personne mise en cause exerce une activité professionnelle ou sociale impliquant un contact habituel avec des mineurs et dont l’exercice est contrôlé, directement ou indirectement, par l’administration ; cette transmission écrite du ministère public concerne les mêmes informations qu’au point précédent, en y ajoutant les décisions de placement sous contrôle judiciaire avec interdiction d’activité en contact avec des mineurs et – surtout – le fait d’avoir été entendu dans le cadre d’une procédure de garde à vue et même d’audition libre, sans qu’aucune poursuite ni information judiciaire ne soit engagée.

Cette information spéciale est encadrée par le texte adopté par l’Assemblée nationale.

Tout d’abord, il ne concerne principalement que les crimes et délits à caractère sexuel, les atteintes volontaires à la vie, les violences graves, y compris les violences conjugales habituelles, l’ensemble des violences sur mineurs de quinze ans, les affaires de stupéfiants en lien avec des mineurs… Mais aussi les actes de terrorisme.

Ensuite, pour ce qui concerne les informations antérieures à l’engagement des poursuites pénales, c’est-à-dire issues d’une audition libre ou en garde à vue, le magistrat du parquet doit constater l’existence d’indices graves ou concordants à l’encontre de la personne.

Enfin, une procédure de recueil des observations de la personne est prévue si le magistrat du parquet entend informer l’administration de son audition libre ou de sa garde à vue.

Le texte prévoit de renvoyer à un décret simple les formes de la transmission de l’information par le ministère public, les professions et activités ou catégories de professions et d’activités concernées, les autorités administratives destinataires de l’information et les modalités de retrait de l’information en cas de non-culpabilité.

Outre les condamnations définitives, on ne peut qu’approuver la transmission d’informations relatives à l’engagement de poursuites pénales, quelle que soit leur forme, soit dans le cadre des procédures directes, soit par l’ouverture d’une information judiciaire.

L’objectif est d’assurer la sécurité d’autrui et de prévenir le renouvellement des infractions. Et la notion même de contrôle judiciaire vise à astreindre les personnes à des obligations et interdictions à titre de mesure de sûreté.

Ces mesures sont prises par un magistrat du siège, après engagement des poursuites pénales, après un débat contradictoire, à la suite d’une procédure encadrée et pleinement respectueuse des droits de la défense puisqu’au moment où la personne comparaît devant le juge des libertés et de la détention, son avocat a accès à l’entier dossier.

Ce n’est évidemment pas le cas à l’issue d’une audition libre ou d’une garde à vue…

… dont certaines modalités heurtent de plein fouet et inutilement la présomption d’innocence et les droits de la défense

Découvrant le texte adopté mardi soir et passé le premier sentiment qui porte à soutenir des mesures légitimes apparaissant de bon sens, de nombreux juristes, analysant les mesures proposées, ont versé dans une inquiétude sourde.

Le seul et unique point inquiétant réside dans cette information de l’administration par le ministère public des auditions libres et des gardes à vue, qui, outre qu’elle peut apparaître au final inutile, pose des questions graves au regard du respect des grands principes de notre état de droit.

Comme l’a rappelé le Conseil d’État dans son avis, « la transmission, à des stades antérieurs de la procédure pénale, à une autorité, chargée par la loi du contrôle d’une activité, d’informations nominatives portant sur la mise en cause dans le cadre d’une procédure pénale d’une personne exerçant cette activité affecte des droits protégés par la Constitution et la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. La décision du Conseil constitutionnel n° 2003-467 DC du 13 mars 2003 relative à la loi pour la sécurité intérieure a estimé que, si aucune norme constitutionnelle ne s’oppose par principe à l’utilisation à des fins administratives de données nominatives recueillies dans le cadre d’activités de police judiciaire, cette utilisation méconnaîtrait les exigences résultant des articles 2, 4, 9 et 16 de la Déclaration de 1789 si, par son caractère excessif, elle portait atteinte aux droits ou seulement aux intérêts légitimes des personnes concernées ».

Certes, le Conseil d’État a validé le dispositif, considéré comme équilibré au regard de l’objectif poursuivi et des garanties instituées.

Mais, à notre avis, ce dispositif, en ce qui concerne l’information issue des auditions libres et des gardes à vue, continue de poser problème. On pourra tourner les arguments dans tous les sens mais, bien évidemment, informer l’administration de la simple garde à vue ou audition libre d’une personne, en l’absence de tout engagement de poursuites pénales à son encontre, porte une atteinte grave à sa présomption d’innocence, dont il faut rappeler qu’elle est garantie par l’article 9-1 du code civil. Et, plus avant, elle aura des conséquences juridiques potentiellement fâcheuses.

La nouvelle loi obligera les magistrats du parquet à caractériser les indices graves ou concordants motivant la transmission de l’information, comme le fait le juge d’instruction en application de l’article 80-1 du code de procédure pénale. Et ils devront le faire en recueillant les observations de la personne visée, assistée de son avocat le cas échéant. Comment, dès lors, l’avocat de la personne pourrait-il être en mesure de discuter les caractères de gravité ou de concordance des indices recueillis à l’issue d’une audition libre ou d’une garde à vue alors même qu’il n’a pas, en l’état du code de procédure pénale, accès au dossier d’enquête à ce stade ?

On voit immédiatement la contradiction qu’il y a à créer une sorte de débat entre le ministère public et la défense, sans que la défense soit réellement « la défense » puisqu’il n’y a pas de poursuites encore engagées et sans que cette défense se voie donner la possibilité de discuter utilement les arguments du ministère public en l’absence d’accès au dossier.

Sauf à donner parallèlement le droit à l’avocat de consulter l’entier dossier durant les phases d’audition libre et de garde à vue, la procédure instituée par le nouvel article 706-47-4 du code de procédure pénale ne pourrait donc pas, à notre avis, eu égard à l’atteinte qu’elle porte aux droits et intérêts légitimes de la personne visée, être considérée comme respectant pleinement les normes constitutionnelles de notre pays et ses engagements conventionnels.

Par ailleurs, comment, par exemple, un fonctionnaire pourra-t-il utilement contester devant le juge administratif une mesure de suspension conservatoire ou une sanction disciplinaire prise à son encontre sur le fondement de cette information si ce juge n’est pas mis en mesure, même dans le cadre d’un contrôle restreint, d’apprécier une éventuelle erreur manifeste d’appréciation, donnant de fait une compétence d’appréciation des éléments d’une procédure pénale au juge administratif ? Quid du droit au recours effectif si ce juge administratif se déclarait incompétent pour apprécier la caractérisation de ces critères de gravité ou de concordance, alors même qu’aucun recours n’existe contre une simple transmission d’information par un magistrat du ministère public ?

Surtout, quelle est la réelle plus-value d’une information de l’administration par le ministère public d’une audition libre ou d’une garde à vue si cette information est conditionnée à la constatation de l’existence d’indices graves ou concordants de la commission du crime ou du délit ?

En cas d’indices graves ou concordants concernant ces infractions limitativement énumérées et qui sont parmi les plus graves, le ministère public ne poursuit-il pas immédiatement le mis en cause, soit devant le tribunal correctionnel, soit en ouvrant une information judiciaire, et en requérant des mesures de sûreté, sauf à être victime d’une sorte de schizophrénie négative ? Déclenchement de l’action publique qui dès lors justifie l’information de l’administration dans un laps de temps quasi simultané des mesures prises de contrôle judiciaire, de poursuites pénales, de mise en examen.

Abundans cautela non nocet… Surtout pour garantir les libertés !

Le risque pris par cette partie du nouveau texte est d’ouvrir une porte autorisant que, portées par le réflexe de précaution bien compréhensible sur ces sujets très sensibles de protection de nos enfants, des informations soient délivrées alors qu’au final les mis en cause ne seraient pas poursuivis, déclenchant néanmoins des procédures prédisciplinaires et disciplinaires, inoculant le poison du soupçon, détruisant réputations, carrières, familles et vies.

Seuls ceux qui n’ont jamais eu à conduire des enquêtes relatives à la criminalité et délinquance sexuelle, notamment sur mineurs, n’imaginent pas la complexité de celles-ci pour rechercher la vérité, le caractère parfois trompeur des dossiers et les dégâts bien réels qui ont été causés aux innocents accusés à tort de ces infractions particulièrement infamantes. La confrontation permanente qu’ont les magistrats pénalistes, les enquêteurs, les avocats avec les victimes – souvent mineures – et auteurs – ou présumés auteurs – d’infractions sexuelles apprend à tous l’humilité dans cette recherche de la vérité. Il y a donc fort à parier que peu de magistrats du parquet, garants des libertés individuelles, se risqueraient à une telle information présentencielle précoce en l’absence de déclenchement de poursuites pénales.

C’est cette humilité dans l’appréciation de notre capacité à discerner le vrai du faux, surtout au tout début d’une enquête, qui doit guider l’action, et donc la rédaction des textes supports à cette action. Montesquieu nous rappelait que « c’est de la bonté des lois criminelles que dépend principalement la liberté des citoyens ».

Le Conseil d’État, dans son avis rendu avant le dépôt du projet de loi à l’Assemblée nationale, regrettait que l’étude d’impact ne soit pas plus poussée.

Et, effectivement, il serait intéressant, si ces statistiques sont disponibles, de connaître le nombre de condamnations pénales effectives pour, par exemple, des faits de nature sexuelle commis sur des mineurs, par rapport au nombre de procédures d’enquête engagées. Si ce taux de mises en cause non justifiées apparaissait non négligeable, le législateur devrait y regarder à deux fois avant d’ouvrir la boîte de Pandore de l’information présentencielle précoce – et, on l’a vu, dans les faits inutile – dont les conséquences humaines pourraient être dramatiques pour des innocents.

Nous laisserons les derniers mots à Montesquieu, encore une fois : « Quand l’innocence des citoyens n’est pas assurée, la liberté ne l’est pas non plus ». En espérant que l’Esprit des Lois ne nous quitte pas…