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Le droit en débats

Fictions du réel : pour un droit à l’oubli… des décisions Muller

Par Cédric Monnerie et Vidal Serfaty le 04 Juin 2014

1.- L’ordonnance rendue par le tribunal de grande instance de Paris dans l’affaire dite « Muller » (TGI Paris, réf. 27 février 2014, n°14/51822), partiellement confirmée par la cour d’appel de Paris le lendemain (Paris, 28 février 2014, n°14/043551 ) a reçu un large retentissement médiatique. En premier lieu, parce que le juge des référés a prononcé la cessation de diffusion d’œuvres audiovisuelles en attendant la décision du juge du fond, mesure particulièrement rare et déjà brocardée de censure « excessive »2. En deuxième lieu, parce que le microcosme de l’audiovisuel s’inquiète que les « fictions du réel » soient ainsi vouées aux gémonies, en dépit du succès qu’elles rencontrent auprès du public. .Il est vrai que la notion même de « fiction du réel », qualifiée d’« antinomie néologique », porte génétiquement la marque d’un paradoxe que le droit ne peut manquer d’accueillir avec une certaine gêne3. Certaines personnalités du barreau ont pu formuler des craintes quant à un éventuel « durcissement » de la jurisprudence dont ces décisions seraient la genèse4. Le temps est donc venu de se prêter à l’exercice de leur analyse, avec le recul qui s’impose pour déceler une évolution éventuelle de la jurisprudence.

2.- Le litige concernait une œuvre audiovisuelle dénommée Intime conviction, qui reprenait de manière ostensible les faits de l’affaire du docteur Jean-Louis Muller, lequel avait été définitivement acquitté du meurtre de son épouse. La singularité du programme résidait dans sa forte part d’interactivité, puisqu’il était composé d’un téléfilm et de diverses « webvidéos » qui le relayaient et permettaient, aux internautes non seulement d’assister aux débats d’une cour d’assises fictive mais encore de rejuger l’affaire, deux vidéos présentant in fine l’un ou l’autre verdict. En outre, si cette œuvre reprenait des faits relatifs à la vie privée du Dr. Muller qui avaient en leur temps été portés à la connaissance du public par la grande presse, voire par le Dr. Muller lui-même, elle mêlait à ces éléments réels des faits fictifs.

3.- Le tribunal a fait droit à la demande en référé d’interdiction de diffusion du programme et de provision sur dommages-intérêts sur les fondements des articles 9 et 1382 du code civil. La cour d’appel a de son côté partiellement réformé l’ordonnance du tribunal, mais uniquement en ce qu’elle a condamné les défendeurs sur le fondement de l’article 1382, car la nouvelle (et virtuelle) imputation au Dr. Muller du meurtre de sa femme relevait exclusivement de la diffamation. On ne s’étendra pas sur cette partie de l’affaire, dans la mesure où il est bien acquis que « les abus de la liberté d’expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être réparés sur le fondement de l’art. 1382 C. civ. »5.

4.- Les véritables interrogations ont trait incontestablement à la portée du considérant de l’arrêt qui synthétise les motifs de l’ordonnance en indiquant que « même si une partie des faits tenant à la vie privée de M. M. ont été divulgués par la presse lors de sa comparution devant la cour d’assises, ils ne peuvent cependant être licitement repris dès lors que le programme "Intime conviction" est une œuvre de fiction, et non pas un documentaire ou un article d’information », ajoutant que « la création audiovisuelle peut certes s’inspirer de faits réels et mettre en scène des personnages vivants mais qu’elle ne saurait, sans l’accord de ceux-ci, empiéter sur le terrain de leur vie privée dès lors que l’œuvre ainsi réalisée ne présente pas clairement les éléments ressortant de celles-ci comme totalement fictifs ». Or, ce disant, la cour d’appel ne craint pas, d’une part, de faire front à la jurisprudence de la Cour de cassation (I) et, d’autre part, de préconiser l’assujettissement des fictions du réel à des sanctions disproportionnées (II).

I- Des décisions dissidentes

En assénant que la reprise de faits privés divulgués par la presse lors d’un procès ne peut être opérée dans le cadre d’une œuvre de fiction et doit être réservée aux œuvres documentaires et aux œuvres d’information, le TGI et la cour de Paris ont tout bonnement livré une solution (B) qui fait litière d’une construction prétorienne revêtue de l’autorité de la Cour de cassation (A).

A/ La construction prétorienne

5.- La position de la Cour de cassation en matière de fictions du réel est le fruit d’une longue maturation qui a accompagné l’évolution générale des contours du droit au respect de la vie privée. Comme le souligne ainsi un auteur6, si la jurisprudence ancienne faisait parfois montre d’une certaine tolérance à l’égard des œuvres issues de faits divers qui contenaient des détails de la vie privée révélés par la presse ou lors de débats judiciaires, la jurisprudence des années 1970, sans doute galvanisée par l’entrée en vigueur de la loi du 17 juillet 1970, a ostensiblement penché dans le sens de la protection de la vie privée7.

6.- Pourtant, dès le début des années 1990, la Cour de cassation amorce un mouvement qui autorise la reprise par une œuvre historique de faits privés antérieurement révélés par la presse au sein de comptes rendus de débats judiciaires, empêchant dès lors le voile du droit à l’oubli de tomber sur des faits que les protagonistes auraient souhaité dissimuler à la postérité8.

7.- La question se posait alors de savoir si la Cour de cassation allait non seulement conforter cette décision, mais encore élargir le spectre de sa jurisprudence à des œuvres de fiction. La logique de l’arrêt de 1990 est d’abord renforcée, lorsqu’aux termes de deux décisions rendues dans un contexte de presse écrite, la Cour affirme « qu’il n’y a pas atteinte à la vie privée lorsque les prétendues révélations ne sont que la relation de faits publics ou ne présentent qu’un caractère anodin »9. La doctrine a pu en inférer que par l’effet d’un « mécanisme d’auto-immunisation par le système médiatique »10, un fait privé « ayant un caractère notoire ou officiel, est susceptible de sortir de la sphère protégée par l’article 9 du code civil, qu’il ait été ou non révélé antérieurement par l’intéressé lui-même »11.

8.- Il ne restait plus alors qu’à étendre la solution à la globalité des œuvres de l’esprit. La Cour suprême a pu laisser un temps planer le doute sur ce point. Dans un arrêt Chandernagor du 9 juillet 2003, elle indique en effet que « le respect de la vie privée s’impose avec davantage de force à l’auteur d’une œuvre romanesque qu’à un journaliste remplissant sa mission d’information »12. Mais l’affirmation ne procède pas d’une articulation systématique, dans la mesure où le même arrêt précise qu’il ne peut exister de hiérarchie normative entre le droit au respect de la vie privée et la liberté d’expression ; le règlement du conflit des normes doit donc se faire au gré des circonstances.

9.- C’est à la faveur d’un arrêt Enrico que la Cour de cassation apporte sa caution la plus solide aux producteurs d’œuvres de fictions du réel. Dans cette affaire, la Cour censure l’arrêt qui avait accueilli l’action dénonçant l’atteinte par un film à la vie privée de la seule survivante d’un fait divers particulièrement dramatique, aux motifs que « la relation de faits publics déjà divulgués ne peut constituer en elle-même une atteinte au respect dû à la vie privée » . Il devenait donc possible de s’abstraire de toute autorisation des protagonistes de faits privés divulgués en leur temps pour reprendre ces faits au sein d’œuvres de l’esprit14. L’arrêt Enrico parachève ainsi le mouvement de redéfinition de la sphère privée au détriment d’un droit à l’oubli .

Aussi, en refusant de s’aligner sur cette jurisprudence, les magistrats parisiens qui se sont prononcés dans l’affaire ici commentée ont clairement adopté une position de défiance16.

B/ L’assertion parisienne

10.- Dans son ordonnance, le tribunal a considéré que les moyens selon lesquels « les faits divulgués lors d’une audience pénale sont publics et peuvent être licitement repris, ne sont pas pertinents car ils s’appliquent aux cas où cette reprise est faite dans le cadre d’un documentaire ou d’un article d’information et non dans le cadre d’une œuvre de fiction », motifs repris par la cour. En outre, et de manière tout aussi surprenante, les deux juridictions ont indiqué dans des termes similaires que « même en admettant que J.-L. Muller ait lui-même exposé dans les médias des éléments de sa vie privée, ces révélations antérieures ne sont pas de nature à en justifier de nouveau la divulgation sans l’accord de l’intéressé ». En d’autres termes, les juges ont considéré, sans nuances et à rebours de la jurisprudence de la Cour de cassation, que la re-divulgation de faits publics au sein d’une œuvre de fiction attentait au droit au respect de la vie privée.

11.- On ne saurait se laisser convaincre ni par la légitimité de ces assertions, ni par la méthode utilisée. Pour apprécier la pertinence de des décisions, il importe en effet de les remettre dans leur contexte, i.e. celui du référé. Le double fondement textuel de l’action engagée par le Dr. Muller est ici, classiquement, celui de l’art. 9 al. 2 du code civil et de l’art. 809 du code de procédure civile. Conformément au premier de ces textes, le juge peut, en référé, s’il y a urgence, prescrire toutes les mesures propres à empêcher ou à faire cesser une atteinte à l’intimité de la vie privée. Il est généralement admis, dans ce cadre, que, le juge ne peut accueillir une atteinte à l’intimité de la vie privée en présence d’une contestation sérieuse17. Or, sur ce point, les contestations des défenderesses/appelantes, qui s’appuyaient tout de même sur une jurisprudence univoque de la Cour de cassation, ne pouvaient être écartées de la sorte.

12.- Certes, même en présence d’une telle contestation, le juge des référés demeure compétent sur le fondement de l’art. 809 CPC, dans la mesure où ce texte lui permet alors de prescrire les mesures propres à faire cesser un « trouble manifestement illicite », trouble constaté en l’espèce par les deux juridictions saisies. Toutefois, et ainsi que le souligne justement un auteur, un trouble apparemment illicite ne peut fonder l’intervention du juge des référés puisque la violation de la règle de droit n’est pas évidente18. Par conséquent, la définition donnée par l’arrêt Enrico des contours de la sphère privée aurait dû sans conteste exclure l’illicéité manifeste du trouble subi par le Dr. Muller à raison de la re-divulgation par une œuvre de fiction de faits le concernant.

13.- D’autres griefs, cette fois de méthode, peuvent être encore portés à l’encontre de cette motivation si fruste. On se souvient ainsi que la Cour de cassation avait pu affirmer dans l’affaire Chandernagor que le respect de la vie privée s’imposait davantage à l’auteur d’une œuvre de fiction qu’au journaliste remplissant sa mission d’information19. Suivant l’opinion d’un auteur, on ne manquera de dénoncer cette hiérarchie « dénuée de pertinence » : certaines œuvres de l’esprit sont parfois plus utiles aux débats d’idées que les articles de presse20. Mais, au-delà, il y a ici comme une régression puisque les magistrats ont non seulement expédié sans ménagement la pesée des intérêts, mais encore refusé de suivre sur ce point les directives de la Cour de cassation dont l’analyse, dans l’arrêt Enrico (postérieur à l’arrêt Chandernagor), aboutissait à réduire les contours du droit au respect de la vie privée21.

Cela étant dit, les critiques à l’adresse des décisions Muller ne sauraient se borner à leur absence de conformité à la jurisprudence de la Cour de cassation. Il convient à présent de s’interroger sur les raisons qui ont conduit les magistrats saisis à se frotter à l’écueil de l’interdiction disproportionnée.

II- Des sanctions disproportionnées

A l’appui de sa décision, le tribunal stigmatise l’insertion dans l’œuvre litigieuse de nombreux faits relevant de la vie privée, tels que « des pensées, des relations amoureuses ou des paroles » qui ne sont pas celles du Dr. Muller. Or, ces ajouts fictionnels sont régulièrement sanctionnés par les juges, dès lors qu’ils conduisent le public à opérer des confusions attentatoires à la vie privée des protagonistes de l’affaire. Si le but poursuivi par les décisions Muller apparaît légitime sur ce point (A), il n’en demeure pas moins que les mesures prononcées nous semblent bien inadéquates (B).

A/ La légitimité du but

14.- La jurisprudence de la Cour de cassation est bien fixée sur la question : « une œuvre de fiction, appuyée sur des faits réels, si elle utilise des éléments de l’existence d’autrui, ne peut leur en adjoindre d’autres qui, fussent-ils imaginaires, portent atteinte au respect dû à sa vie privée »22 . Pourtant, une telle assertion ne va pas de soi, puisqu’elle conduit à une « extension sensible du champ de compétence de l’article 9 du code civil » en y faisant le siège d’une règle pouvant se résumer dans la formule « chacun a droit au respect de sa vie privée, même imaginaire »23 . A nouveau, c’est la mise en balance des articles 8 et 10 de la CEDH qui aboutit à cette solution. La doctrine y est favorable, expliquant que ce qui est perçu comme réel doit être traité comme le réel lui-même24. Cette logique peut sans doute se rattacher à la théorie de l’apparence25. Il en découle que ce qui est condamné ici réside dans le risque de confusion dans l’esprit du public, dès lors que l’œuvre qui lui est proposée « ne présente pas clairement les éléments ressortant de celle-ci comme totalement fictifs »26.

15.- Comment ne pas abonder dans ce sens ? Faute d’une telle solution, l’on risque de porter à la réputation des personnes dont la vie est reprise dans ces œuvres de fiction des atteintes aussi douloureuses qu’ineffaçables. Pourtant, à bien suivre la logique des décisions Muller, le champ des possibles en matière d’œuvres de fictions du réel apparaît bien ténu. Certes, il y est affirmé solennellement que « la création audiovisuelle peut (…) s’inspirer de faits réels et mettre en scène des personnages vivants ». Mais finalement de quels faits s’agira-t-il ? De faits privés préalablement divulgués ? Non. De faits privés nouveaux ? Encore moins ! De faits privés fictifs ? Assurément non. Finalement, tous les faits privés devraient alors être exclus des œuvres de fictions du réel, ce qui est évidemment irréaliste : les ressorts d’un crime ne peuvent s’analyser sans aller au cœur de la vie privée du criminel. En outre, il doit être possible à l’auteur de donner sa vision de l’affaire au besoin en y ajoutant des faits de sa création, l’essentiel étant alors de ne pas créer de confusion dans l’esprit du public. C’est là le seul impératif qui devrait s’imposer à l’auteur. Pourtant, les décisions Muller, en prononçant une interdiction provisoire de diffusion d’une œuvre dont les auteurs n’ont pas présenté les « faits privés fictifs » comme tels au public - ce qui aurait pu être l’objet d’un simple avertissement - ne sont-elles pas tombées dans l’écueil de la disproportion des sanctions27 ?

B/ L’inadéquation des mesures

16.- Les critiques à l’encontre des décisions Muller trouvent leur point culminant dans les sanctions prononcées. Outre une provision sur dommages et intérêts, le tribunal n’a pas hésité à prononcer la cessation de diffusion du programme sous astreinte, à raison de l’atteinte portée à la vie privée du Dr. Muller et du préjudice « subi du fait du programme qui propose de le rejuger ». Nous avons vu que, par le refus même d’appliquer la jurisprudence Enrico, les atteintes à la vie privée n’étaient pas aussi importantes que le tribunal avait bien voulu le dire. Surtout la cour, en réformant partiellement l’ordonnance, a fait sortir de la cause les aspects relatifs au re-jugement du Dr. Muller, ce qui impliquait de reconsidérer à cette aune les sanctions prononcées en première instance. Il n’en a pourtant rien été, puisque la cour a estimé « les mesures prises par le premier juge (…) strictement proportionnées à l’atteinte commise, et (…) seules de nature à faire cesser le trouble manifestement illicite subi par le Dr. Muller ».

17.- Sous cet angle, les sanctions apparaissent à l’évidence disproportionnées. Pourtant, la Cour de cassation et la CEDH imposent un contrôle de « l’adéquation de la mesure ordonnée au trouble qu’elle a pour objet de faire cesser »28. Il en résulte notamment que, de par la frontalité de leur opposition à la liberté d’expression, les mesures d’interdiction de divulgation ou de cessation de diffusion d’une œuvre ne peuvent être prononcées que dans les cas d’une atteinte aux conséquences d’une particulière gravité qui ne peut être correctement réparée par l’allocation de dommages et intérêts29. L’on ne saurait dès lors se satisfaire du simple constat non motivé de la cour du caractère proportionné des mesures à l’atteinte commise, car ce faux-pas de méthode se heurte aux canons strasbourgeois. Parce qu’il n’est pas tenu par les mesures demandées par les parties et que l’interdiction n’est qu’une mesure subsidiaire, le juge des référés aurait donc dû rechercher si d’autres mesures n’auraient pas été plus adéquates30.

18.- L’éventail des mesures que le juge des référés aurait pu prononcer en lieu et place de cette interdiction provisoire était vaste. Certaines de ces sanctions s’apparentent toutefois à une interdiction. Il en va ainsi des coupures imposées au juge sur un film déjà étalonné, puisqu’elles conduisent généralement le producteur à renoncer à son exploitation. Ces coupures sont d’autant moins souhaitables qu’elles se heurtent au droit moral au respect de l’œuvre31.

19.- Les seules mesures véritablement utiles et efficaces en la matière sont à notre sens les mesures ayant pour objet d’avertir le public du caractère fictif de certains éléments de la vie privée des personnages de l’œuvre32. Or, dans le contexte de l’affaire Muller, le seul reproche valable fait aux défendeurs, s’agissant des atteintes à la vie privée, ne reposait-il pas dans l’absence d’avertissement du public ? Il est vrai que lorsque la cour indique qu’il appartient à l’auteur de présenter clairement les éléments ressortant de la vie privée comme totalement fictifs, on est d’emblée effrayé par la complexité de la tâche. D’autant que, même dans le domaine littéraire où cela semble nettement plus faisable, un tribunal a refusé de valider la méthode consistant à mettre en italique des pensées fictives d’un personnage réel dans un « roman de non-fiction »33.

20.- Au vrai, il nous semble que si, précisément, la « vie privée imaginaire » doit être protégée contre les apparences créées dans l’esprit du public, toutes les mesures permettant d’avertir le public de manière efficace, tant sur les faits inventés que sur la démarche suivie par l’auteur, devraient être favorisées34. De telles précautions pourraient être prises de manière préventive dans le cadre d’un « pacte fictionnel proposé par l’auteur » et accepté par son public, la fiction intervenant, au titre de ce pacte lorsque « le locuteur sait que l’assertion ne correspond pas à son sens littéral et le récepteur perçoit son intention »35. Il appartient donc aux juristes de mener un dialogue avec les auteurs aux fins de donner corps aux modalités de ce pacte qui devra être adapté au public visé, sans toutefois que ses termes ne soient soumis au plus petit dénominateur commun36. En revanche, préconiser un rapprochement systématique avec les protagonistes de l’affaire ne nous semble pas opportun, car « les souffrances des hommes ne confèrent à quiconque des droits susceptibles d’être sanctionnés comme le seraient des droits d’auteur »37.

21.- En définitive, on continuera longtemps de s’interroger sur les raisons qui ont conduit les juges au prononcé de l’interdiction provisoire d’Intime conviction. Peut-être leur hostilité palpable à l’encontre d’une œuvre se proposant de passer outre l’autorité de la chose jugée en matière criminelle ? Mais avouons que, dans pareil cas, le commentateur pouvait s’attendre à des précautions sinon méthodologiques du moins cosmétiques d’un autre ordre dans la rédaction des décisions. Gageons donc que les juges du fond ne céderont pas à ces raccourcis car la liberté de création pourrait en pâtir fortement.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. D. act. 10 mars 2014, obs. R. Mésa ; RLDI 2014, n°102, obs. L. C. ; Légipresse 2014, n°315-23. Adde. M. Babonneau, « Intime conviction : la fiction judiciaire devant la justice », D. act. 27 fév. 2014 ; C. Kleitz, « Lorsque la fiction emporte la conviction », Gaz. Pal. 2014, n°65 p. 3.
2. V. les propos de Me C. Bigot, avocat du producteur, repris à la RLDI 2014, préc. et le billet de Me Ch.-E. Renault in Ecran Total 2014, n°991 p. 15.
3. V. A. Fourlon, « Étude de la jurisprudence rendue en matière de fictions du réel » Com.-com. électr. 2007, Et. 5, n°1.
4. V. la tribune de Me C. Valsamidis, « A propos de la suprématie du droit au respect de la vie privée dans une fiction », Le film français 17 mars 2014.
5. Ass. plén. 12 juillet 2000, Bull. A. P. n°8. Dans le même sens, v. TGI Paris, 17 sept. 2007, Légipresse 2007, n° 247, III, p. 243, n. Ch.-E. Renault.
6. A. Lucas-Schloetter, « Droit d’auteur et droits de la personnalité », in Jcl PLA fasc. 1118, n°20.
7. Une affaire caractéristique de cette tendance est l’affaire Rambla (Le pull-over rouge), cf. A. Lucas-Schloetter, fasc. préc. au Jcl PLA, n°21 et Paris, 9 nov. 1979,  D. 1981, J. 109, cassé par Civ. 1ère, 3 déc. 1980, D. 1981, J. 221 et sur renvoi, Paris, 6 oct. 1982, D. 1983, J. 185.
8. Cass. civ., 1ère 20 nov. 1990, JCP G 1992, II, 21908 n. J. Ravanas.
9. Cass. civ. 1ère, 3 avr. 2002, D. 2002, p. 3164, n. C. Bigot ; D. 2003, p. 1543, obs. Ch. Caron ; civ. 1ère 23 avr. 2003 : D. 2003, p. 1854, note C. Bigot.
10. J.-P. Marguénaud, n. sous CEDH 14 juin 2007, req. n° 71111/01, Hachette Filipacchi c. France, in RTD civ. 2007, p. 733.
11. C. Bigot, n. préc. sous Cass. 1ère civ., 23 avr. 2003.
12. Cass. civ. 1ère, 9 juillet 2003, Bull. civ. I n°172, JCP G 2003, II, 10139, n. J. Ravanas, Com.-com. électr. 2003, comm. 115, n. A. Lepage, Droit et patrimoine janv. 2004 p. 90, obs. G. Loiseau, RTD civ. 2003, p. 680, n. J. Hauser.
13. Cass. civ. 2ème 3 juin 2004, Bull. civ. II, n° 272, Gaz. Pal. 2005, n°130 p. 46, n. S. Berland et P.-E. Dumora, cassant Paris, 14 nov. 2002, Gaz. Pal. 2003, J. 1048. Dans ce sens, v. not. TGI Nanterre, ord. réf., 9 mars 2005, Francis Heaulme : « la relation de ces faits, qui ont été livrés en leur temps à la connaissance du public, ne constitue pas une ingérence dans la vie privée du plaignant ». Sur la question, v. A. Fourlon, chron. préc. n°22 sq.
14. Cf. sur renvoi Versailles, 26 janv. 2006 RLDI 2006/13, n° 386, p. 47 : « les appelants pouvaient légitimement s’inspirer des événements de Cestas pour réaliser le film litigieux (…) et n’avaient à l’égard de l’intimée aucune obligation de la consulter ou de l’informer de leur réalisation, sauf à consacrer une ingérence dans la liberté d’expression et de création des auteurs d’un film ».
15. En ce sens v. S. Berland et P.-E. Dumora, n. préc. sous Civ. 2ème, 3 juin 2004 et sur la contestation d’un droit à l’oubli, v. déjà R. Lindon, Les droits de la personnalité, Dalloz 1983, p. 271. Mais certains auteurs militent en faveur d’un tel droit, v. par ex. M.-L. Rassat et C. Caron, n. sous Paris 13 sept. 2000, D. 2001 J. 24 ; J.-Ch. Saint-Pau, « Le droit au respect de la vie privée » in J.-Ch. Saint-Pau (dir.), Droits de la personnalité, LexisNexis 2013, n°1339.
16. Comp. sur un principe de stabilité de la jurisprudence, P. Deumier, Introduction générale au droit LGDJ 2011, n°372 sq.
17. V. J.-Ch. Saint-Pau, « Le droit au respect de la vie privée » préc., n°1406.
18. J.-Ch. Saint-Pau, « Le droit au respect de la vie privée », préc. n°1427 à 1437.
19. Cass. civ. 1ère, 9 juillet 2003, préc.
20. E. Treppoz, « Pour une attention particulière du droit à la création : l’exemple des fictions littéraires », D. 2011, p. 2487. D’autant que la Cour de Strasbourg « préconise un postulat de neutralité », cf. J. Hauser, n. préc. sous civ. 1ère, 9 juillet 2003. Mais il est vrai que lorsque la presse n’est pas concernée, la CEDH laisse une marge d’appréciation supérieure au juge national, cf. F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, 11ème éd. Puf 2012, n°338.
21. V. sur ce point C. Bloch, La cessation de l’illicite, th. Dalloz 2008, n°275 : la Cour de cassation « s’emploie désormais plutôt à fixer des conditions plus strictes de protection de la vie privée ou, mieux, à donner les clés de résolution des conflits d’intérêts qu’elle pose ». Il en va ainsi (n°274-2) parce que « la spécificité attachée au mécanisme des droits subjectifs s’étiole (…) lorsque cet intérêt protégé entre en conflit avec d’autres intérêts protégés ». Sur les risques liés à la trop grande « subjectivisation » du droit au respect de la vie privée, v. J.-P. Marguénaud, n. sous CEDH 14 juin 2007, req. n° 71111/01, Hachette Filipacchi c. France, in RTD civ. 2007, p. 733.
22. Civ. 1ère 7 fév. 2006, JCP G 2006, II, 10041, n. G. Loiseau, Gaz. Pal. 2007, n°118, p. 26, n. L. Marino. Dans le même sens, v. par ex. TGI Paris, 27 mai 2013, Jurisdata n°020266.
23. V. G. Loiseau, n. préc. sous Civ. 1ère 7 fév. 2006.
24. V. G. Loiseau et L. Marino, n. préc. sous Civ. 1ère 7 fév. 2006
25. Sur ce point, v. par ex. J. Ghestin, G. Goubeaux et M. Fabre-Magnan, Introduction générale au droit civil, 4ème éd. LGDJ 1994, n°838 sq.
26. TGI Paris, 17 sept. 2007, Légipresse 2007, n° 247, III, p. 243, n. Ch.-E. Renault.
27. Comp. TGI Nanterre, 5 oct. 2006, Jurisdata n°322357.
28. A. Debet, L’influence de la Convention européenne des droits de l’homme sur le droit civil, th. Dalloz 2002, n°402.
29. J.-Ch. Saint-Pau, « Le droit au respect de la vie privée », préc. n°1446 sq. En jurisprudence, v. not. Paris, 26 fév. 1989, D. 1989, IR p. 116 ; TGI Paris (réf.) 10 fév. 2006, Gaz. Pal. 2007, n°135 p. 43, n. S. Berland, Légipresse 2006, 232, III, 126 ; TGI Nancy (réf.) 3 oct. 2006, Légipresse 2007, 238, III, 22, n. Ch.-E. Renault ; TGI Paris 19 déc. 2008, Légipresse 2009, I, 37.
30. V. J.-Ch. Saint-Pau, « Le droit au respect de la vie privée », préc. n°1452 et 1463 ; X. Vuitton, « Référés », fasc. 473 au Jcl Proc. civ. n°43 ; Cass. civ. 2ème, 23 oct. 1991, Bull. civ. II n° 280.
31. Dans ce sens, v. H. Desbois, Le droit d’auteur en France, 3ème éd. Dalloz 1978, n°448 et en jurisprudence TGI Paris, 17 sept. 2007, préc.
32. Pour des ex., v. Paris, 5 janv. 1972, D. 1972, p. 445, n. J. Dutertre ; TGI Nanterre (réf.), 9 mars 2005, Com. com. électr. 2005, comm. 161, n. A. Lepage ; JCP G 2005, II, 10094, n. E. Derieux.
33. TGI Paris, 17 sept. 2007, préc.
34. Comp. J. Ghestin, G. Goubeaux et M. Fabre-Magnan, Introduction générale au droit civil, préc. n°864, sur l’élément psychologique de l’apparence.
35. v. sur ce point E. Treppoz, « Pour une attention particulière du droit à la création : l’exemple des fictions littéraires », préc. et, déjà, J. Dutertre, n. préc. sous Paris, 5 janv. 1972.
36. V. sur ce point, E. Derieux, n. sous TGI Nanterre (réf.), 9 mars 2005, préc.
37. TGI Paris (réf.) 10 nov. 2005, Légipresse 2006, 232, III, 128.