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Le droit en débats

La Justice déconnectée du futur TGI de Paris

Par Kami Haeri le 13 Mai 2015

Un document récemment remis à l’Association de la presse judiciaire par la Direction des services judiciaires (DSJ) de la Chancellerie fait mention d’une mesure envisagée dans le cadre des travaux du futur Palais de Justice des Batignolles : « Interdiction de communiquer et de filmer depuis les salles d’audience. Le programme prévoit d’ailleurs un brouillage des salles d’audience ».

Ainsi donc, à moins que les propos plus rassurants de la garde des Sceaux le 12 mai soient suivis d’effet, les salles d’audience du futur Palais de justice, outre l’absence de l’espace qui y est habituellement dédié aux journalistes, seront équipées d’un système empêchant tous ses usagers de pouvoir accéder à internet ou recevoir des SMS sur leurs téléphones et leurs tablettes. Journalistes, avocats, justiciables, seraient dès leur entrée dans la salle d’audience privés de tout moyen de communication avec l’extérieur, mais également de ce qui constitue, pour nombre d’entre eux, un prolongement de leur outil de travail.

Si cette mesure était confirmée, elle constituerait un message anachronique et rétrograde à l’encontre non seulement des journalistes et des avocats, mais également des citoyens.

Tout d’abord, celles et ceux qui fréquentent les salles d’audiences savent que l’attente y est parfois interminable, que les tribunaux sont débordés et que la durée de traitement d’un dossier peut s’y révéler fort variable, provoquant souvent des contrariétés d’agendas pour chacun. Et sans que personne n’ait jamais prétendu faire du prétoire une salle d’étude, il est parfois pratique, en attendant que son affaire soit appelée, de pouvoir consulter sa messagerie, de répondre à un SMS, de s’avancer dans son travail, et même pourquoi pas, de consulter les horaires d’une séance de cinéma. Il n’y a rien d’iconoclaste dans tout ceci dès l’instant, et c’est une évidence, que tout s’opère avec discrétion et politesse, par égard pour celles et ceux qui plaident, requièrent, jugent, administrent et écoutent.

Mais la mesure proposée ne se limite pas à uniquement à provoquer un isolement des usagers des prétoires, elle empêche, par son caractère radical, toute diffusion d’information à l’extérieur, elle interdit désormais à quiconque de s’exprimer, depuis la salle d’audience, sur cette justice en mouvement.

Sans connexion internet, il n’y a plus de chronique en direct d’un procès en cours, plus de live-tweet, plus de ces morceaux de vie judiciaire, condensés en 140 caractères, qui par leur immédiateté, leur brièveté, leur nervosité parfois frénétique, donnent à l’évocation du procès une dimension si particulière, si fidèle, souvent émouvante, toujours instructive. Et tout comme la chronique judiciaire – que Twitter n’a pas tuée – est un exercice en soi, le live-tweet judiciaire constitue un témoignage spécifique qui ne peut se limiter à sa fonction strictement informationnelle. Il participe, également, de l’indispensable transparence de l’exercice de la Justice. Car, à l’instar de tout dispositif sophistiqué ayant ses règles propres – quelquefois mystérieuses – la justice, pour être acceptée et respectée, doit être expliquée. Le journaliste qui décrit minutieusement en direct, pendant toute une après-midi, les arguments, les échanges, mais également l’atmosphère, les dynamiques, les félicités ou les défaillances d’un procès contribue à un indispensable travail pédagogique autour de la Justice.

Cette pédagogie, cette « illustration » de la justice est une tradition ancienne en France. La chronique judiciaire est un genre en soi, qui a non seulement contribué au rayonnement de la justice, du barreau et de la magistrature, mais également aux débats juridiques, sociétaux et philosophiques les plus riches. Car plus encore que la description du procès en tant que fait juridique et judiciaire, le procès est également un fait social, à l’intérieur et autour duquel se discutent précisément des phénomènes sociétaux. Cette nouvelle forme de transmission du procès, notamment par l’intermédiaire des réseaux sociaux ou d’articles mêmes brefs mis en ligne directement depuis une salle d’audience afin de capter dans l’instant ce que le procès a produit, ce que l’on appelle communément « un moment d’audience », ne saurait être entravée par des artifices techniques. Pas davantage d’ailleurs, car elle est sans cesse menacée et encadrée, que la plaidoirie ne doit être contrariée.

Au-delà d’un intérêt professionnel parfaitement légitime, c’est notre droit de citoyen, de pouvoir entendre la justice s’exprimer à travers le procès et au moment du procès, d’adhérer ou non à ce que nous entendons et d’en enrichir nos convictions. Il ne servira à rien de vanter une transparence de façade ni d’invoquer l’accès à la justice si nous nous montrons incapables de transmettre le réel à nos concitoyens et de faire d’eux les témoins lucides de notre démocratie judiciaire. Pas plus qu’il ne servira de bâtir d’immenses Palais de verre destinés à incarner une justice du XXIe siècle, à l’intérieur desquels la parole sera rationnée.