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Le droit en débats

Missions de procédures collectives confiées aux huissiers de justice et commissaires-priseurs judiciaires et principe d’égalité des citoyens devant la loi

Par Pierre-Michel Le Corre le 06 Mars 2015

L’article 20-I, 1°, du projet de loi pour la croissance et l’activité déposé le 10 décembre 2014 envisageait la création d’une profession de commissaire de justice regroupant les commissaires-priseurs judiciaires, les huissiers de justice et les mandataires judiciaires. Les députés ont sorti de cette profession les mandataires judiciaires, comprenant parfaitement les conflits d’intérêts inextricables qu’une telle solution renfermait.

Chassé par la porte, le conflit d’intérêts ressurgit par la fenêtre, au détour d’une disposition adoptée à l’Assemblée nationale (art. 20 quater), permettant de confier les procédures de rétablissement professionnel et certaines liquidations judiciaires simplifiées, celles intéressant des débiteurs n’employant pas de salarié et dont le chiffre d’affaires est inférieur à 100 000 €, aux huissiers de justice et aux commissaires-priseurs judiciaires.

La liquidation judiciaire simplifiée constitue une modalité particulière de réalisation des actifs du débiteur, afin d’accélérer le traitement de la procédure collective, dans les petits dossiers. Dans la liquidation judiciaire simplifiée, il n’est pas question, comme cela est le cas dans le rétablissement professionnel, d’une simple enquête destinée à vérifier quelques points, pour autoriser, dans des dossiers impécunieux, un effacement des dettes du débiteur, but suprême recherché par le législateur dans cette procédure, laquelle n’impose pas de distribution, pas de vérification des créances et pas d’action en reconstitution du gage des créanciers.

Au contraire, la liquidation judiciaire simplifiée est une véritable procédure collective de paiement, où règne la discipline collective permettant d’assurer que les droits collectifs des créanciers seront respectés, grâce à une vérification des droits de chacun, à de multiples actions appartenant au liquidateur, défenseur de l’intérêt collectif des créanciers, dont la mission est de faire en sorte que chacun touche son dû, le cas échéant après avoir tenté de reconstituer le gage commun, qui aura pu être diminué par des actes préjudiciables aux créanciers.

Ces multiples actions, permettant d’assurer une justice distributive et commutative, pour que soit attribué à chacun ce à quoi il a droit et rien de plus, supposent de vérifier que celui qui se présente comme créancier, non seulement a bien cette qualité, mais encore peut prétendre à autant qu’il demande. Le défenseur de l’intérêt collectif des créanciers doit s’assurer que ceux qui demandent la distraction de biens meubles – action en revendication – en se présentant comme propriétaires de meubles le sont vraiment. Il doit ensuite vérifier que des actes préjudiciables à la collectivité des créanciers n’ont pas été accomplis par telle ou telle personne. La diminution du gage commun qui en résulte pourra être combattue par des actions attitrées au défenseur de l’intérêt collectif des créanciers, qu’il s’agisse de l’action en nullité de la période suspecte ou de l’action en extension de la procédure.

Toutes ces actions, qui ont pour objet de permettre l’accès au gage commun et pour effet de reconstituer ce gage, sont impossibles à engager pour qui n’a pas, vis-à-vis des personnes qui auront à les subir, deux qualités indispensables. L’indépendance et l’impartialité apparaissent, en effet, comme des conditions sine qua non de l’efficacité dans l’exercice des missions du mandat de justice. Elles sont clairement inconciliables avec la possibilité pour la personne investie du mandat de justice d’être titulaire d’une clientèle. L’huissier de justice, par son exercice professionnel, a de multiples clients, qui lui confient le soin de recouvrer des créances ou de délivrer des actes. Imaginons une seconde que ce professionnel reçoive une déclaration de créance émanant d’un de ses clients. Pourra-t-il, en toute indépendance et objectivité, porter une appréciation sur la régularité de cette déclaration ? Pourra-t-il émettre une contestation sur le fond de cette créance, alors que le client ayant déclaré cette créance lui confie un volume important de recouvrement ou de signification d’actes ? À ce stade, il n’est pas sans importance de souligner que les clients réguliers des huissiers de justice sont les « institutionnels » : établissements de crédit mais aussi URSSAF, Trésor public, caisses d’assurance et de retraite. De ce fait, ce ne serait que dans des cas marginaux qu’un huissier pourrait ne jamais avoir été mandaté par les uns ou les autres, alors au surplus qu’il n’apprendra ce fait qu’a posteriori, après consultation de la liste des créanciers, c’est-à-dire bien après sa nomination. La même remarque s’impose pour le commissaire-priseur judiciaire, qui a également une clientèle.

Ce qui est vrai pour les créanciers l’est a fortiori pour le débiteur. L’huissier de justice ou le commissaire-priseur judiciaire, missionné préalablement par le débiteur ou le dirigeant social, envisagera-t-il d’annuler certains actes de gratification de proches du débiteur, une extension de procédure à une société également dirigée par le dirigeant social de la société débitrice, une action en comblement de l’insuffisance d’actif contre ce même dirigeant social ? Certes, ce professionnel ne devrait pas accepter le dossier pour des raisons d’incompatibilités. Mais alors il sera confié à un autre professionnel, qui aura pour sa part été mandaté préalablement par tel ou tel créancier. Les conflits d’intérêts seront partout et surtout seront absolument inévitables.

Il n’est pas inutile de rappeler qu’en 1985, Robert Badinter et le rapporteur Marchand avaient clairement affirmé leur opposition à cette fusion des genres lors de la préparation de la loi de 1985 : « Le syndic n’est pas un officier ministériel comme l’avoué à la cour ou l’huissier de justice, légalement propriétaires d’une clientèle. C’est un mandataire de justice. […] Pour exercer cette profession à titre exclusif, il convient de remplir certaines conditions. […] Ces activités devaient être exclusives l’une de l’autre, incompatibles avec toute activité professionnelle. […] En outre, le projet interdit tout cumul avec une autre profession. Qu’il s’agisse de la profession d’administrateur ou de celle de mandataire-liquidateur, elles deviendront incompatibles avec toute autre profession de façon à créer des corps compétents se consacrant exclusivement à ces tâches. Cette règle obligera donc les actuels syndics, qui sont souvent avocats, huissiers ou commissaires-priseurs à faire un choix ».

Le législateur de 1985 avait parfaitement compris les données du problème. Il fallait avant tout éviter les conflits d’intérêts pour assurer l’efficacité maximale dans l’exercice de la mission du mandat de justice. Longtemps isolée en Europe, et même dans le monde, la France est aujourd’hui en train d’exporter son modèle du mandat de justice, qui, grâce à une profession exclusive, est le seul à pouvoir prévenir efficacement les conflits d’intérêts. Ce qui est bon à exporter est-il devenu mauvais sur notre territoire ?

Plus fondamentalement, notre droit constitutionnel, et spécialement l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, autorise-t-il le législateur à adopter des lois qui ont pour effet d’empêcher l’égalité de traitement des citoyens devant la loi ?

Selon une formule maintes fois reproduite, le Conseil constitutionnel considère que « le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu’il déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit ».

En l’occurrence, l’idée est de confier des dossiers de procédures collectives aux huissiers de justice et aux commissaires-priseurs judiciaires. Cette idée est concevable si – et seulement si – le traitement du dossier est identique pour les débiteurs, les dirigeants sociaux, les créanciers et, plus généralement, les partenaires contractuels, que le dossier soit traité par un huissier de justice, un commissaire-priseur judiciaire ou un mandataire de justice. En revanche, si le traitement des dossiers fait apparaître une distorsion, alors il y a inégalité de traitement des citoyens devant la loi, ce que notre Constitution interdit, dès lors que l’intérêt général ne peut la justifier.

Or le fait que l’huissier de justice ou le commissaire-priseur judiciaire ait des clients, qui immanquablement seront des débiteurs sous procédures collectives, des créanciers ou des partenaires contractuels du débiteur sous procédure collective, aboutit à interdire à ce type de professionnels de faire montre de l’indépendance nécessaire dans la conduite de leurs missions. Cela conduit au résultat que les citoyens auront à souffrir du fait que le professionnel désigné ne pourra accomplir en toute indépendance sa mission de défense de l’intérêt collectif des créanciers. Le citoyen, créancier non client de ce professionnel, sera moins bien traité que le citoyen créancier, qui en est le client. Il en sera de même du fournisseur qui aura vendu des marchandises sous clause de réserve de propriété. Client de ce professionnel, il récupérera sans contestation son bien dans la procédure collective, alors même que les conditions d’opposabilité de la clause de réserve de propriété ou les modalités procédurales de l’action en revendication n’auront pas été respectées. Non client de ce professionnel, il verra contester sa demande en revendication.

Ces exemples, susceptibles de se présenter dans la quasi-totalité des procédures collectives, permettent de comprendre que les actions contentieuses attitrées, appartenant au défenseur de l’intérêt collectif des créanciers, seront menées dans des conditions de disparité inacceptables, au regard de la nécessité de l’égalité de traitement des citoyens devant la loi.

C’est pourquoi il nous apparaît que l’idée de confier des mandats de justice, dans de véritables procédures collectives, ce que sont les liquidations judiciaires simplifiées, à des huissiers de justice ou à des commissaires-priseurs judiciaires, conduit à la création d’inévitables conflits d’intérêts, aboutissant au résultat d’une inégalité de traitement des citoyens devant la loi.

Un tel texte est donc, à notre sens, clairement contraire à la Constitution.