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Le droit en débats

Prescription de l’action publique des crimes sexuels commis contre les mineurs : le droit face à l’émotion

Par Audrey Darsonville le 27 Janvier 2017

Après l’ultra médiatisation de l’affaire Jacqueline Sauvage qui a relancé le débat sur la légitime défense1, voici venu le temps de l’ultra médiatisation autour de la prescription de l’action publique des crimes sexuels commis contre les mineurs. En présence d’une telle tempête médiatique, le juriste peut-il encore faire entendre une voix différente de celle assénée par la presse qui s’appuie sur des situations particulières suscitant une vive émotion au sein de la société ?

La prescription de l’action publique est au cœur de l’actualité judiciaire depuis quelques années. Une proposition de loi n° 2931 a été déposée le 1er juillet 2015 par les députés Alain Tourret et Georges Fenech. Cette proposition de loi portant réforme de la prescription en matière pénale a été adoptée par l’Assemblée nationale en 1re lecture le 10 mars 2016 et par le Sénat le 13 octobre 2016. Le 12 janvier 2017, l’Assemblée nationale a adopté en seconde lecture une version non conforme à celle des sénateurs ce qui rend nécessaire une nouvelle lecture devant le Sénat. Cette dernière devrait être réalisée courant février 2017. Entre temps, a éclaté dans la presse l’affaire Flavie Flament. L’animatrice de télévision a relaté dans un livre le viol dont elle aurait été victime lorsqu’elle était mineure. Toute poursuite pénale était exclue dans ce cas d’espèce puisque les faits étaient prescrits. Ces révélations, fortement relayées dans la presse, ont été suivies par la divulgation publique du nom de l’auteur présumé du viol. Ce dernier s’est suicidé peu de jours après. Cette affaire a montré que la prescription de l’action publique est devenue un enjeu sociétal puissant. D’ailleurs, une pétition en ligne demande un allongement de la prescription de l’action publique, voire l’imprescriptibilité, des crimes sexuels commis contre les mineurs2.

L’émotion est réelle, tout comme les souffrances des victimes. Toutefois, le droit doit-il suivre l’émotion, l’accompagner ou au contraire s’en distancier sans pour autant la nier ? Comment garder une vision objective de la prescription de l’action publique quand l’émotion des victimes devient le fondement de toute analyse aussi bien par la presse que par la classe politique ? Il nous semble aujourd’hui, encore plus que jamais, qu’il est indispensable de rappeler quelques principes juridiques relatifs à la prescription de l’action publique applicable pour les crimes sexuels commis envers les mineurs. Trois points peuvent être évoqués.

D’abord le droit positif. Les débats actuels font référence aux « crimes sexuels commis contre les mineurs ». En droit pénal, le crime sexuel commis sur mineur est un viol dont la peine encourue est aggravée lorsqu’il est commis sur un mineur de 15 ans (C. pén., art. 222-24, 2°). Les agressions sexuelles commises sur des mineurs sont des délits (C. pén., art. 222-29-1). Cette précision de terminologie juridique a une incidence directe sur la prescription de l’action publique puisque le crime de viol commis sur un mineur se prescrit par un délai de vingt ans et ne commence à courir qu’à partir de la majorité de ce dernier (C. pr. pén., art. 7). Le délai de prescription de l’action publique des délits d’agressions sexuelles commis sur des mineurs est de dix ans et ne commence à courir qu’à partir de la majorité de la victime.

Ensuite, le droit prospectif. La proposition de loi en cours d’adoption préconise un allongement des délais de la prescription de l’action publique qui passeraient de dix ans à vingt ans pour les crimes et de trois ans à six ans pour les délits. En revanche, rien n’est prévu spécifiquement pour les crimes sexuels contre les mineurs qui conserveraient donc les délais actuels. Or, l’allongement des délais, s’il devait être définitivement voté, viendrait bousculer certains délais dérogatoires antérieurs, tels que ceux applicables pour les viols commis sur des mineurs. Pour ces crimes, le délai de prescription est de vingt ans ce qui est donc supérieur au délai actuel de droit commun de dix ans.

Ce délai plus long montre une hiérarchie dans la gravité des infractions entre les crimes commis contre les majeurs et ceux commis contre les mineurs qui se prescrivent par un temps plus long. Par conséquent, en proposant d’allonger le délai de droit commun à vingt ans, on gomme la différence avec la prescription des crimes les plus graves commis contre les mineurs qui est pour sa part déjà fixée à vingt ans. Cela supprime un palier dans la hiérarchie des infractions. Une réflexion sur les délais de prescription de l’action publique doit donc être menée de façon globale en intégrant les prescriptions dérogatoires dans la démarche législative. Or la difficulté est alors de déterminer si l’allongement des délais est véritablement une solution pertinente puisqu’un allongement des délais de droit commun devrait logiquement se doubler d’un allongement des délais spéciaux pour conserver une cohérence dans la hiérarchie des valeurs sociales protégées. En imaginant un délai de droit commun établi à vingt ans pour les crimes, faudrait-il accroître les délais pour les crimes spéciaux tels que ceux de viols sur mineurs à trente ans ou plus ? Démarre ainsi une course sans fin vers un allongement des délais de prescription dont on ne voit plus le terme possible.

Enfin, l’emballement médiatique renouvelé pour la prescription de l’action publique des crimes sexuels commis contre les mineurs laisse augurer de nouvelles évolutions. En novembre 2016, après les révélations de l’affaire Flavie Flament, la ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes, Laurence Rossignol, a mis en place une « mission de consensus sur les délais de prescription applicables aux crimes sexuels commis sur les mineurs ». Les conclusions sont attendues fin mars. La création d’une telle mission soulève deux interrogations. Premièrement, confier la présidence de cette mission à Flavie Flament, est-ce conforme aux exigences de neutralité que l’on est, en tant que citoyen, en droit d’espérer ? L’apparence de neutralité de la mission est fortement entachée lorsque sa présidente affirme avoir été violée et ne pas pouvoir agir pénalement en raison justement de la prescription des faits.

Deuxièmement, et c’est peut-être le plus frappant, la mission a été instituée par la ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes et non par le garde des Sceaux. La prescription de l’action publique ne serait donc plus une question de droit et de justice mais un enjeu relatif à l’intérêt des enfants et des femmes, ce que l’on peut entendre comme l’intérêt des victimes. Pour ces deux raisons notamment le risque est grand de voir primer l’émotion dans le traitement de la prescription de l’action publique.

Pour conclure ce propos, que dire en droit de ce débat relatif à la prescription de l’action publique pour les crimes sexuels commis contre les mineurs ? Plusieurs pistes de réflexions peuvent être proposées.

En premier lieu, la demande d’une imprescriptibilité des crimes sexuels contre les mineurs doit être maniée avec prudence. Si on peut comprendre la douleur d’une victime qui se heurte à l’impossibilité de déclencher des poursuites pénales pour des faits de viols datant de plus de vingt ans, il ne faut pas oublier qu’en droit pénal, l’imprescriptibilité est aujourd’hui réservée aux seuls crimes contre l’humanité3. L’imprescriptibilité sert donc de marqueur de la gravité des infractions. L’infraction la plus grave est la seule imprescriptible. Assortir d’autres infractions de l’imprescriptibilité, c’est remettre en cause cette échelle de la gravité. D’autant que si l’imprescriptibilité était admise demain pour les crimes sexuels commis contre les mineurs, nul doute que d’autres exceptions verraient le jour en fonction des préoccupations sociétales (on pense par exemple au terrorisme). Or, une telle extension de l’imprescriptibilité atténuerait ce qui fait aujourd’hui la spécificité des crimes contre l’humanité.

En second lieu, l’allongement des délais de prescription de l’action publique n’est pas nécessairement la réponse idoine aux souffrances des victimes. Il est souvent énoncé, pour critiquer l’allongement des délais de prescription, que l’écoulement du temps rend la preuve difficile et donc que l’issue d’une procédure tardive est très incertaine. Cette affirmation n’est que partiellement vraie. Certes, une procédure pénale enclenchée de longues années après les faits rend la preuve scientifique presque impossible. Mais, la preuve d’un viol peut être faite par d’autres moyens que la seule preuve scientifique : une parole constante de la victime, des expertises psychologiques, des témoignages de proches auxquels la victime aurait relaté les faits, un changement brutal dans le cursus scolaire… Autant d’éléments qui peuvent utilement corroborer les dires de la victime. Une procédure tardive peut donc aboutir même si cela reste rare.

Ce n’est donc pas la faisabilité même d’un procès tardif qui paraît être l’obstacle majeur à un allongement des délais de prescription. C’est une autre question que celle de la preuve qui doit davantage être posée, celle du sens d’un procès pénal vingt ou trente ans après les faits. La demande d’un procès pénal par les victimes, si elle est légitime, fait peser sur la justice pénale des attentes qu’elle n’est pas en mesure d’assumer. Le procès pénal n’a ni pour finalité, ni pour objet de permettre à une victime de se reconstruire mais bien de sanctionner l’auteur d’un trouble à l’ordre public. Fonder un tel espoir de reconstruction sur le procès est faire courir le risque d’une déception encore plus grande pour la victime. La réalité des poursuites pénales tardives, c’est souvent un classement sans suite faute de preuve, un non lieu ou pire encore pour une victime, un acquittement ou une relaxe. « Un procès qui se termine par un acquittement ou une relaxe au bénéfice du doute en raison de l’absence ou de l’insuffisance des preuves est d’une très grande violence pour la victime. Elle vit ces décisions comme une négation de sa parole et ce, alors qu’elle a supporté la réactivation de son traumatisme »4. En outre, même en cas de déclaration de culpabilité, « le procès qui intervient trop longtemps après les faits ne peut se terminer que par une peine symbolique. Il ne pourra pas apaiser les souffrances de la victime » . La vertu curative du procès pénal est très relative. Ainsi, contrairement à ce que l’émotion pourrait laisser penser, l’allongement de la prescription de l’action publique des crimes sexuels commis contre les mineurs n’est pas nécessairement une évolution souhaitable dans l’intérêt des victimes. 

 

1. https://laplumedaliocha.wordpress.com/, Bienvenue dans l’ère de la post-vérité judiciaire.
2. https://lagenerationquiparle.com/2017/01/17/stopprescription-militer-en-..., la pétition en ligne « stop prescription » pour les violences sexuelles commises sur les mineurs peut s’entendre comme une demande d’imprescriptibilité.
3. L’article 7 de la proposition de loi n°2931 envisage d’étendre l’imprescriptibilité aux crimes de guerre.
4. Rapport n° 3540 fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République sur la proposition de loi (n°2931) portant réforme de la prescription en matière pénale, par M. Alain Tourret, mars 2016, p. 10.
5. Rapport n° 3540, préc., p.11.