Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Le droit en débats

Présidentielle 2017 : une élection menaçante pour un État de droit affaibli

Par Nicolas Hervieu le 28 Avril 2017

« Limiter la puissance de l’État, en la subordonnant à l’ordre juridique, (…) dans l’intérêt et pour la sauvegarde des citoyens »1.

Telle est la mission fondamentale, vitale même, de l’État de droit.

Pour contrecarrer la tentation naturelle de l’abus de pouvoir décrite par Montesquieu, un ensemble de barrières et de digues doivent ainsi nous protéger contre l’arbitraire et l’autoritaire.

Et à terme, empêcher le totalitaire.

Par essence, un tel arsenal de garanties limite la capacité d’action des titulaires du pouvoir. Et ce, même s’ils sont démocratiquement élus.

Car recevoir l’onction de la majorité des électeurs ne saurait tout autoriser, en particulier nier et bafouer les droits fondamentaux de la minorité. D’où l’importance d’une limitation des pouvoirs et de l’existence de solides contrepouvoirs.

La vigueur de ces Checks and Balances a d’ailleurs été récemment illustrée aux États-Unis. Au lendemain de l’élection surprise de Donald Trump, les premières mesures discriminatoires du Muslim Ban ont ainsi été rapidement suspendues par les juridictions fédérales2.

À l’approche du second tour de l’élection présidentielle en France, vérifier la solidité de notre État de droit n’est donc pas un exercice inutile. Surtout à l’heure où la candidate de l’extrême droite n’est plus qu’à une marche du perron de l’Élysée.

Or, après un quinquennat marqué au fer rouge du terrorisme et de l’état d’urgence, le bilan n’est guère réjouissant.

Il est même franchement inquiétant.

Des pouvoirs dangereusement accrus

Depuis de nombreuses années, chaque nouveau soubresaut terroriste, avec son lot d’indicibles horreurs, nourrit le mouvement insatiable de restriction des libertés au nom d’impératifs sécuritaires.

Déjà prégnante depuis le 11 septembre 2001, cette tendance s’est emballée depuis mars 2012, dans la foulée des attentats de Toulouse. À tel point que pas une seule année du quinquennat ne s’est écoulée sans qu’une nouvelle loi sécuritaire ne soit votée3. Sans compter de nombreuses mesures législatives adoptées de façon précipitée lors des renouvellements successifs de l’état d’urgence4, lequel est désormais en vigueur depuis près de dix-huit mois.

De façon aussi symptomatique que tristement inédite, les élections présidentielles et législatives se déroulent d’ailleurs sous l’égide de ce régime exceptionnel.

Certes, nul ne peut contester que durant ces cinq dernières années, la France a été frappée par la vague d’attentats la plus violente et sanglante de son histoire moderne.

Il n’en reste pas moins qu’au fil des évolutions législatives, le droit pénal et la procédure pénale ont été constamment durcis au nom de la lutte antiterroriste, redonnant une inquiétante vigueur à la doctrine du « droit pénal de l’ennemi »5.

Surtout, à l’approche du second tour de l’élection présidentielle, le mouvement le plus redoutable réside dans l’accroissement considérable des pouvoirs de l’administration. En effet, le législateur n’a cessé de déposséder les autorités et juridictions judiciaires de leurs prérogatives au profit des autorités administratives.

À titre d’éloquente illustration, de nombreux dispositifs de surveillance numérique – lesquels permettent une surveillance de masse de l’ensemble des communications numériques6 – sont désormais à leur entière disposition. Il en est de même pour le blocage de sites internet7, l’interdiction de sortie du territoire8 ou encore l’interdiction de territoire9.

Surtout, le déclenchement de l’état d’urgence a permis de confier à ces mêmes autorités administratives – dont en particulier les préfets et le ministre de l’intérieur – un ensemble de pouvoirs considérables10 : perquisitions, assignation à résidence, interdiction de réunion, interdiction de circulation et de séjour et même désormais contrôle d’identité ainsi que fouilles de bagages et de véhicules.

Lourdes de conséquences, ces mesures nous affectent tous et peuvent en particulier viser certaines personnes au seul et unique motif qu’elles sont perçues par le gouvernement comme menaçantes. À l’évidence, la porte est grande ouverte aux dérives.

D’autant que l’ensemble de ce dispositif est donc résolument placé dans les mains de l’exécutif. Et en cas de fait majoritaire, sous l’indéniable autorité du président de la République.

Des contre-pouvoirs notablement affaiblis

Certes, la montée en puissance des pouvoirs sécuritaires de l’administration et de l’exécutif ne s’est pas soustraite à tout contrôle juridictionnel.

Ainsi, dans le cadre de l’état d’urgence, c’est le juge administratif qui s’est résolument imposé, particulièrement via le recours en référé-liberté.

Le Conseil constitutionnel a lui aussi joué un rôle conséquent en passant nombre de dispositifs au crible de la Constitution, essentiellement grâce aux questions prioritaires de constitutionnalité soulevées par les plaideurs. Car les parlementaires et l’exécutif ont, eux, rarement pris la peine et le risque de soumettre leur prose au regard constitutionnel.

Quant au juge judiciaire, il a également eu l’occasion d’intervenir pour éprouver les nouvelles dispositions pénales et contrôler certains actes de l’état d’urgence tels que les arrêtés de perquisition administrative11.

Mais au bilan, l’œuvre des gardiens juridictionnels est des plus contrastées, tant elle laisse entrevoir de nombreuses failles.

Bien sûr, certains délits antiterroristes12 ou encore quelques aspects du dispositif de l’état d’urgence13 ont été censurés ou strictement encadrés. Cependant, force est de constater que le Conseil constitutionnel ainsi que les autres juridictions suprêmes n’ont pas démenti Jean Rivero : bien souvent, ils ont laissé « passer le chameau ».

En guise de première illustration, rappelons que l’absence de tout contrôle juridictionnel immédiat contre les opérations de perquisition administrative a été tolérée, à rebours des exigences européennes14. Une même cruelle absence se fait sentir concernant les mesures de surveillance numérique, par nature secrète et même indétectable.

Deuxièmement, si le juge administratif des référés s’est rapidement donné les moyens de contrôler les assignations à résidence sous état d’urgence15, l’intensité de ce contrôle est demeuré faible et fort compréhensif envers l’administration. Le dernier épisode contentieux conforte ce sentiment, puisque le Conseil d’État vient d’accepter la persistance d’assignations à résidence de longue durée sur la seule foi d’éléments peu nouveaux et consistants16. Le tout, en ignorant assez royalement les exigences du Conseil constitutionnel17.

Troisièmement, à défaut d’encadrement suffisant, les autorités administratives sont tentées de détourner les pouvoirs dérogatoires de l’état d’urgence. Ainsi, nombre d’interdictions de séjour ont été édictées non pas pour lutter contre la menace terroriste, mais pour empêcher à des opposants à la « loi travail » ou aux violences policières de manifester18.

De l’état d’urgence à l’urgence de réagir

À l’évidence, donc, les remparts juridictionnels contre les risques d’abus et de détournements de pouvoir de l’exécutif ne sont pas à toutes épreuves.

Le constat est d’autant plus inquiétant qu’à la différence notable des États-Unis, les pouvoirs d’un président de la Ve République sont en pratique bien plus conséquents que ceux de son homologue américain, lequel doit notamment composer avec la structure fédérale.

Dans ces conditions, réagir est devenu une urgence.

À court terme, l’urgence la plus pressante est évidemment électorale. Car ouvrir les portes de l’Élysée à telle candidate revient aussi à confier à l’élue présidentielle un ensemble de pouvoirs conséquents et menaçants.

Pire, l’intéressée serait alors en situation d’accroître bien plus encore ces pouvoirs, notamment en sapant les remparts constitutionnels et européens qui protègent nos droits fondamentaux19. Sans compter que l’accoutumance de notre démocratie aux régimes exceptionnels rend bien moins improbable le recours à un dispositif encore plus redoutable et mobilisable à loisir par la seule volonté présidentielle : l’article 16 de la Constitution.

À moyen et long termes, l’urgence non moins essentielle réside dans une vaste refondation de notre État de droit, en le débarrassant au plus vite de l’état d’urgence et du poison mortifère des législations d’exception.

Plus fondamentalement encore, selon des mots récemment déclamés dans le prétoire du Conseil constitutionnel, il est tout aussi indispensable de « remédier à l’évidente fragilité des grands principes dans notre conscience même »20. Car malgré l’imminence du péril extrémiste, il est profondément troublant de constater l’aisance et l’inconscience avec lesquelles beaucoup en relativisent la gravité.

Pourtant, jamais nous ne devrions oublier la salutaire maxime gravée au frontispice de notre Déclaration des droits : « L’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements ».

 

 

 

 

 

 

 

1. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, Tome 1, Sirey, 1920, pp. 488, et 490.
2. À ce sujet, lire Johann Morri, « Décret anti-immigration : La justice oblige le président des États-Unis à revoir sa copie », in RevDH, 2 mars 2017.
3. V. not. Loi n° 2012-1432 du 21 déc. 2012 relative à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme ; Loi n° 2013-1168 du 18 déc. 2013 relative à la programmation militaire ; Loi n° 2014-1353 du 13 nov. 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme ; Loi n° 2015-912 du 24 juill. 2015 relative au renseignement ; Loi n° 2015-1556 du 30 nov. 2015 relative aux mesures de surveillance des communications électroniques internationales ; Loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement ; Loi n° 2017-258 du 28 févr. 2017 relative à la sécurité publique.
4. V. en particulier la loi n° 2016-987 du 21 juill. 2016 prorogeant l’état d’urgence et portant mesures de renforcement de la lutte antiterroriste et loi n° 2016-1767 du 19 déc. 2016 prorogeant à l’état d’urgence.
5. En ce sens, v. CNCDH, 25 sept. 2014, Avis sur le projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, p. 7 et 8.
6. Loi n° 2015-912 du 24 juill. 2015, préc. et Loi n° 2015-1556 du 30 nov. 2015, préc.
7. V. l’art. 6-1 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique modifié par la loi du 13 nov. 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme.
8. Art. 1er de la loi du 13 nov. 2014, préc..
9. Art. 2 de la loi du 13 nov. 2014, préc.
10. Loi n° 55-385 du 3 avr. 1955 relative à l’état d’urgence.
11. En ce sens, v. not. Crim. 13 déc. 2016, n° 16-84.794.
12. V. not. Cons. const. 10 févr. 2017, n° 2016-611 QPC (délit de consultation habituelle de site terroriste), Dalloz actualité, 14 févr. 2017, obs. D. Doetzn° 2017-625 QPC  (délit d’entreprise individuelle terroriste).
13. V. not. Cons. const. 19 févr. 2016, n° 2016-536 QPC (sur les perquisitions numériques).
14. En ce sens, lire Perquisition sous état d’urgence : rendez-vous à Strasbourg ?
15. CE 11 déc. 2015, nos 394989 et s., Dalloz actualité, 15 déc. 2015, obs. M.-C. de Montecler isset(node/176237) ? node/176237 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>176237.
16. CE 25 avr. 2017, n° 409677 et  n°409725, Dalloz actualité, 27 avr. 2017, obs. M.-C. de Montecler isset(node/184585) ? node/184585 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>184585.
17. Cons. const. 16 mars 2017, n° 2017-624 QPC (durée maximale de l’assignation à résidence sous état d’urgence), Dalloz actualité, 20 mars 2017, obs. M.-C. de Montecler isset(node/183955) ? node/183955 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>183955.
18. Sur cette question, une QPC n° 2017-635 est actuellement pendante devant le Conseil constitutionnel.
19. Pour une réflexion sur ce sujet, v. not. Denis Baranger, Olivier Beaud, Jean-Marie Denquin, Olivier Jouanjan, Patrick Wachsmann, La Constitution donne trop de pouvoir au président pour le confier au FN ; Otto Pfersmann, « Marine Le Pen programme le coup d’État ».
20. François Sureau, Pour la liberté de penser, in Libertés surveillées – Le Monde, 8 févr. 2017.