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Le droit en débats

Projet de loi renforçant la lutte contre la criminalité organisée : le gouvernement peut mieux faire

Par Olivier Cahn le 26 Janvier 2016

À la suite des attentats du 13 novembre 2015, l’état d’urgence a été décrété ; le premier ministre a fait part de son intention de le faire prolonger « jusqu’à ce que Daech soit éradiqué »1, ce qui nous laisse quelque espoir de profiter de notre retraite sous l’empire de la loi ordinaire… Le 23 décembre 2015, le gouvernement a rendu public un projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé et son financement, l’efficacité et les garanties de la procédure pénale qui sera formellement présenté en conseil des ministres le 3 février prochain. Il suscite l’inquiétude des avocats et des magistrats de l’ordre judiciaire2. L’expérience autorise à prédire que l’examen du texte par le Parlement se résumera à un jeu de rôles au cours duquel les amendements tendant à renforcer les garanties individuelles seront expédiés à coup d’arguments d’autorité, tandis que le Conseil constitutionnel, s’il est saisi, considèrera que la conciliation entre pouvoirs donnés aux autorités répressives et libertés publiques n’est pas manifestement disproportionnée. En conséquence, le projet de loi mérite d’être d’ores et déjà commenté.

L’exposé des motifs est édifiant. Il débute par un rappel implicite aux mânes du « code des honnêtes gens ». Toutefois, les dispositions proposées sont justifiées, pour l’essentiel, par « la conviction du gouvernement de la nécessité d’une adaptation de notre dispositif législatif de lutte contre le crime organisé et, plus particulièrement, le terrorisme afin de renforcer de façon pérenne les outils et moyens mis à la disposition des autorités administratives et judiciaires, en dehors du cadre juridique temporaire mis en œuvre dans le cadre de l’état d’urgence ». Le sentiment d’une contradiction n’affectera que les esprits mal intentionnés.

La lecture des trente-quatre articles qui composent le projet confirme qu’il s’inscrit dans la construction d’un dispositif répressif « dérogatoire » – au sens d’un droit d’exception détaché des limites temporelles –, construction initiée par la loi n° 2001-1062 sur la sécurité quotidienne, pour lutter contre une délinquance organisée aux contours expansifs3.

Le projet de loi poursuit d’abord la substitution au juge indépendant des autorités subordonnées à l’exécutif, préalablement constatée dans les lois nos 2014-1353 et 2015-912.

Ainsi, l’article 17, 2°, consacre l’immixtion du préfet dans les dispositions du code de procédure pénale consacrées aux contrôles et vérifications d’identité. Il est en effet prévu qu’en cas de menace terroriste, il pourra autoriser les forces de l’ordre à visiter les véhicules et à procéder à l’inspection et à la fouille des bagages, aux abords d’installations, d’établissements ou d’ouvrages sensibles. Au demeurant, le projet de loi ne modifie pas les termes de l’article 78-1 du même code, ce qui place l’action des policiers sous le double contrôle des autorités préfectorale et judiciaire sans que soient envisagées les solutions d’éventuels conflits. De surcroît, quelle est l’utilité du code de la sécurité intérieure si les dispositions de police administrative sont à présent intégrée dans le code de procédure pénale ? Mais seul le juriste étriqué pourra s’en offusquer puisque, la menace terroriste étant appelée à durer et les endroits « sensibles » recouvrant tous les lieux où se rassemblent des individus – comme l’ont tragiquement confirmé les attentats du 13 novembre 2015 –, toutes les restrictions imposées aux contrôles administratifs d’identité seront ainsi levées – d’autant que l’état d’urgence a révélé l’imagination constructive du corps préfectoral4. De même, l’article 21 prévoit d’introduire un article L. 225-1 dans le code de la sécurité intérieure qui permettra de soumettre tout individu qui se sera aventuré à l’étranger pour participer à des activités terroristes ou sur un théâtre d’opérations de groupe terroriste (ou qui aura tenté de le faire), à une assignation à résidence édulcorée, lors de son retour sur le territoire national. Certes, il est déjà possible pour un juge d’instruction de mettre en examen un tel individu, sur le fondement de l’article 421-2-1 du code pénal, et de le placer sous contrôle judiciaire. Mais pourquoi exposer la société aux états d’âme d’un juge indépendant alors qu’il est possible d’y substituer le glaive inflexible d’un préfet ? En outre, les sanctions pénales prévues pour le non-respect des mesures qui seront imposées permettront certainement d’emprisonner rapidement nombre de ces personnes dans l’attente de leur procès pour terrorisme. Incidemment, le législateur disposera d’un exemple sur lequel s’appuyer pour justifier dans un prochain texte l’introduction en droit français des si efficaces anti social behaviour orders qu’il envie au Royaume-Uni.

De même, le procureur de la République voit ses pouvoirs notablement accrus. L’article 78-2-2 du code de procédure pénale sera ainsi modifié pour lui permettre d’autoriser aux policiers l’inspection visuelle et la fouille des bagages. En outre, l’article 23 prévoit d’ajouter un article 39-3 au même code qui renforcera le rôle de directeur d’enquête du procureur. L’ambition est manifestement de faire du parquet l’égal des juridictions d’instruction – au point de prévoir in fine qu’« il veille à ce que les investigations tendent à la manifestation de la vérité et qu’elles soient accomplies, dans le respect des droits de la victime et de ceux de la personne suspectée, à charge et à décharge ». Elle risque cependant de se heurter à l’incompréhension des subtilités de notre système judiciaire pénal, manifestée par la Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt Moulin c. France du 23 novembre 2010, une majorité de juges « étrangers » semblant considérer qu’il est difficile d’être impartial au temps de l’enquête lorsque l’on est ensuite chargé de l’accusation devant la juridiction. Enfin, le législateur rend hommage au « dynamisme et [à] l’inventivité de nos magistrats […] du ministère public », soulignés par le procureur général près la Cour de cassation5, en consacrant législativement l’initiative que ce dernier avait prise il y a quelques années, dans une affaire très médiatisée, d’ouvrir au mis en cause le dossier pénal durant l’enquête préliminaire. Après les avancées consenties sous la contrainte européenne par la loi n° 2014-535, les droits du suspect progressent à nouveau. Peut-être quelques esprits chagrins déploreront-ils, d’une part, qu’aux termes de l’article 77-2 du code de procédure pénale, tel qu’il résultera de la réforme, le contradictoire ne sera respecté dans l’enquête préliminaire qu’au terme d’un délai d’un an après le début de celle-ci, alors que la Cour européenne des droits de l’homme suggère qu’en « matière pénale », il le soit immédiatement ; d’autre part, que les suites réservées aux demandes d’actes éventuellement formulées par les parties soient laissées à l’appréciation arbitraire du représentant de l’accusation, sans que la décision de ce dernier soit susceptible d’appel ; par ailleurs, qu’il semble possible pour le parquet de solliciter l’avis de la victime sans nécessairement devoir solliciter celui du mis en cause ; et, enfin, que les personnes impliquées dans des procédures diligentées sur le fondement des articles 706-73 et suivants du code de procédure pénale soient implicitement exclues du bénéfice de cette disposition.

En conséquence, le texte jette quelques pelletées de terre supplémentaires sur le cercueil du juge d’instruction qui, faute pour les exécutifs successifs d’avoir eu le courage de le supprimer, est en passe de devenir l’enterré vif du code de procédure pénale. Les articles 1er à 3 lui substituent le juge des libertés et de la détention pour autoriser, en enquête préliminaire (ou de flagrance) et à la demande du procureur de la République, les perquisitions de nuit dans les locaux d’habitation, l’utilisation d’Imsi Catchers et la sonorisation, la fixation d’images et la captation de données et de mails. Certes, la susceptibilité du juge d’instruction est ménagée en prévoyant sa compétence alternative, hors cas d’urgence, mais cela trahit plutôt l’art de plumer la poule sans la faire crier. Il n’est pas sûr que l’efficacité répressive s’en trouvera améliorée mais il est certain que le contrôle exercé sur les demandes des services de police sera moins contraignant – les procureurs et les juges des libertés et de la détention étant notoirement surchargés de travail. L’humiliation n’est, en outre, pas totalement épargnée au juge d’instruction puisque l’article 26 prévoit que les écoutes téléphoniques des avocats, parlementaires ou magistrats devront être autorisées par le juge des libertés et de la détention6. À moins qu’il ne s’agisse d’un message « subliminal » adressé à la Cour de cassation dans une affaire pendante…

Par ailleurs, les services de police, si sollicités ces derniers temps, trouveront dans ce texte la récompense des efforts qu’ils ont consentis. Ainsi, l’article 18 prévoit de leur donner la possibilité, à l’occasion d’un contrôle ou d’une vérification d’identité, de retenir quatre heures une personne « lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement est lié à des activités terroristes ou qu’elle est en relation directe et non fortuite avec une personne ayant un tel comportement ». Si la personne n’est pas mineure et qu’elle ne le demande pas expressément, le procureur de la République ne sera informé de cette « vérification de situation administrative » que par la transmission, à l’issue de la mesure, d’un procès-verbal. Outre la nouvelle confusion opérée entre police administrative et police judiciaire, d’aucuns pourraient relever que le contrôle de Salah Abdeslam, l’un des auteurs présumés des attentats du 13 novembre dernier, lors de sa fuite du territoire national, suggère que les terroristes n’adoptent pas nécessairement un comportement donnant des raisons sérieuses de le relier à leurs activités et que les dispositions du futur article 78-3-1 du code de procédure pénale ne sont, peut-être, pas totalement proportionnées. De surcroît, l’article 19 prévoit d’introduire un article L. 214-5 dans le code de la sécurité intérieure, qui permettra aux policiers et aux gendarmes de procéder à un enregistrement audiovisuel de leurs interventions de police administrative et judiciaire. L’intention est louable et les garanties entourant la mise en œuvre de la mesure sont satisfaisantes. Pourtant, un motif de contrariété demeure : cette mesure est censée compenser la promesse non tenue d’introduire des récépissés de contrôle d’identité ; or le déclenchement de la caméra sera laissé à la seule initiative de l’agent de la force publique – ce qui pourrait n’avoir qu’un effet limité sur la pratique des contrôles « au faciès ». De surcroît, l’article 20 prévoit d’introduire dans le code de la sécurité intérieure un article L. 434-2, et de modifier les articles L. 4123-12 du code de la défense et 56 du code des douanes, pour conférer aux policiers, gendarmes, militaires opérant sur le territoire national et douaniers le bénéfice de l’état de nécessité (C. pén., art. 122-7) lorsque, hors cas de légitime défense, ils font « un usage de [leur] arme rendu absolument nécessaire pour mettre hors d’état de nuire l’auteur d’un ou plusieurs homicides volontaires ou tentatives d’homicides volontaires dont il existe des raisons sérieuses et actuelles de penser qu’il est susceptible de réitérer ces crimes dans un temps très voisin de ces actes ». Compte tenu de la jurisprudence bienveillante en matière de légitime défense dont bénéficient les agents de la force publique, cette disposition suscite une certaine perplexité puisque, soit elle est redondante, soit elle intègre dans notre droit une licence to kill qui pourrait nous valoir une condamnation infamante pour violation de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme. Enfin, l’article 24 prévoit l’introduction dans le code de procédure pénale d’un article 229-1 qui, sous couvert de renforcer l’autorité du ministère public sur la police en créant une « procédure disciplinaire d’urgence », transfère de l’autorité administrative vers la chambre de l’instruction la responsabilité de suspendre temporairement l’exercice de ses fonctions de police judiciaire en cas de manquement professionnel grave par un officier ou un agent – laissant à penser que le ministère de l’intérieur se décharge ainsi d’une tâche ingrate.

Le texte prévoit, enfin, de nouvelles atteintes significatives aux droits de la défense. Ainsi, les articles 5 et 6 permettent, en cas de risque grave de représailles, respectivement, l’audition à huis clos des témoins en matière de crime contre l’humanité et de crimes et délits en bande organisée et l’audition publique anonyme des témoins dans les procédures relatives aux délits punis d’au moins trois ans d’emprisonnement. Combiné aux dispositions de la loi de 2015 sur le renseignement, le contrôle que doit pouvoir opérer la défense sur les témoins de l’accusation pourrait, dans les affaires de terrorisme, devenir virtuel. L’article 16 étend le renversement de la charge de la preuve de l’origine licite des fonds (.c pén., art. 324-1-1) aux procédures douanières. De surcroît, sous couvert de simplification de la procédure, il est prévu de faciliter l’extension de la compétence territoriale des enquêteurs (art. 29), de limiter la possibilité de former des demandes de mise en liberté et d’étendre celle de placer sous contrôle judiciaire (art. 30), d’améliorer la procédure de jugement des délits et des contraventions en augmentant les pouvoirs du délégué du procureur et en simplifiant les modalités de renvoi en comparution immédiate (art. 31), enfin, d’autoriser les contrôles d’identité en cas de soupçon de violation des obligations résultant d’une peine ou d’une mesure pré- ou post-sentencielle (art. 32). La simplification de la procédure pénale ne semble envisagée que comme un moyen de faciliter la tâche des autorités d’enquête et de poursuite.

Enfin, les juristes les plus exigeants pourront regretter que l’article 33 prévoie l’habilitation du gouvernement à adopter par ordonnance des mesures législatives destinées à mettre en conformité le droit français avec plusieurs instruments européens dont les dates de transposition sont suffisamment éloignées pour permettre au débat démocratique de s’exercer normalement. Il sera peut-être opportun que le Parlement limite cette possibilité aux seules situations dans lesquelles l’urgence à adapter le droit national existe effectivement.

Reste que cette présentation ne serait pas complète si n’étaient mentionnées les quelques dispositions du projet de loi qui sont effectivement bienvenues. Ainsi, les articles 7 à 10 prévoient un renforcement significatif du contrôle des armes et munitions et, particulièrement, l’extension à la lutte contre le trafic d’armes de certaines techniques spéciales d’enquête ; l’article 13 prévoit de réglementer les cartes prépayées afin de limiter leur utilisation potentielle dans le financement de la criminalité organisée ou du terrorisme ; les articles 14 et 15 renforcent les prérogatives de TRACFIN ; l’article 28 complète l’article L. 1521-18 du code de la défense afin de mettre le droit national en conformité avec les implications de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’hommedu 29 mars 2010 (Medvedyev c. France) ; enfin, il est prévu d’introduire dans le code pénal un article 113-2-1 aux termes duquel les crimes ou délits perpétrés via internet seront réputés commis en France si la victime est une personne physique résidant, ou une personne morale ayant son siège social, en France.

Trois dispositions conjoncturelles complètent le projet de loi. L’article 4 limite la compétence du juge d’application des peines du tribunal de grande instance de Paris en matière terroriste aux personnes condamnées par cette juridiction ; il est probable que les nombreuses condamnations prononcées sur le fondement de l’article 421-2-5 du code pénal après les attentats de janvier et novembre 2015, par des juridictions provinciales, justifient cette évolution. L’article 12 introduit un article 421-2-7 dans le code pénal pour punir de cinq ans d’emprisonnement et 75 000 € d’amende « le fait d’importer, d’exporter, de faire transiter, de détenir, de vendre, d’acquérir ou d’échanger un bien culturel présentant un intérêt archéologique, artistique, historique ou scientifique en sachant qu’il provient d’un théâtre d’opérations de groupements terroristes ». L’intention est louable et le législateur se montre raisonnable puisqu’il soumet l’infraction aux mêmes restrictions procédurales que celles prévues pour l’article 421-2-5 du même code. Néanmoins, l’actualité récente confirmant que le « théâtre d’opérations de groupements terroristes » correspond à l’essentiel de la surface du globe, cette notion devra peut-être être précisée pour satisfaire aux exigences de la légalité criminelle. En effet, en l’état, le recel d’un tableau volé à Molenbeek pourrait justifier la mise en œuvre de la procédure antiterroriste contre son auteur. Enfin, l’article 22 prévoit d’ajouter un article L. 211-11-1 au code de la sécurité intérieure pour permettre à l’organisateur d’un évènement de grande ampleur exposé à un risque exceptionnel de menace terroriste de solliciter l’avis de l’autorité administrative avant d’autoriser l’accès des personnes autres que les spectateurs ou participants. Nul doute que la tenue prochaine du championnat d’Europe des nations de football sur le territoire français n’est pas étrangère à cette innovation.

En conclusion, si les deux ministres prétendent avoir travaillé « main dans la main »7, la contribution du ministère de la justice n’est pas toujours perceptible à la lecture du texte ; mais peut-être les deux ministres sont-ils droitiers. En outre, nombre des dispositions proposées ne présentent pas un caractère d’urgence suffisant pour justifier qu’il soit impossible d’attendre des temps plus sereins qu’une période d’état d’urgence pour qu’elles soient soumises au Parlement. Enfin, contre l’ambition affirmée par l’exécutif, il est à craindre qu’en l’état, ce texte ne permettra pas de mettre notre procédure pénale en accord avec les exigences de la Convention européenne des droits de l’homme.

 

 

 

 

 

1 « Valls à la BBC : l’état d’urgence prolongé “jusqu’à ce que Daech soit éradiqué” », Libération, 22 janv. 2016.
2 M. Babonneau, « État d’urgence : l’autorité judiciaire “marginalisée”, l’État de droit “menacé” », Dalloz actualité, 18 janv. 2016 isset(node/176752) ? node/176752 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>176752.
3 L’article 11 du projet de loi prévoit ainsi l’ajout à l’article 706-73-1 du code de procédure pénale des délits d’atteintes aux systèmes informatiques commises en bande organisée et d’évasion en bande organisée.
4 I. Halissat, « État d’urgence : à Troyes, les soldes plutôt que le football », 17 janv. 2016.
5 J.-C. Marin, procureur général, Audience solennelle de rentrée de la Cour de cassation, 14 janv. 2016.
6 Il est aussi prévu de limiter la durée maximale des interceptions à un an, ou deux ans pour la délinquance et la criminalité organisées. Il serait intéressant que l’étude d’impact précise combien d’interceptions excèdent, à l’heure actuelle, cette durée.
7 Tribune de B. Cazeneuve, ministre de l’intérieur, et C. Taubira, garde des Sceaux, Le Monde, 8 janv. 2016.