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Le droit en débats

Quel avenir pour la Cour européenne des droits de l’homme ?

Par Nicolas Hervieu le 03 Février 2017

Juge. Européen. Des droits de l’homme. En ces temps troublés où les acquis de l’Etat de droit vacillent, chacun de ces qualificatifs peut aisément suffire à attirer les foudres populistes.

Or, en cumulant les trois, la Cour européenne des droits de l’homme constitue une cible de choix. Et elle ne l’ignore pas.

Navire amiral d’une Europe des droits de l’homme prise dans la tempête d’une quadruple crise - sécuritaire, économique, migratoire et identitaire -, la juridiction strasbourgeoise ne peut effectivement manquer de s’interroger sur son avenir.

Certes, depuis déjà plusieurs années, le Palais des droits de l’homme affronte nombre de périls sans désemparer. La résilience juridictionnelle dont la Cour a fait preuve pour répondre à ces menaces peut ainsi sembler à toutes épreuves.

Mais les spectaculaires évènements de l’année 2016 – du Brexit à la victoire de Donald Trump en passant par la fragilisation de la justice pénale internationale – ont brutalement révélé que la survie même d’acteurs aussi vénérables que l’Union européenne ou la Cour pénale internationale n’était plus chose acquise.

Naturellement, la Cour européenne des droits de l’homme ne saurait échapper à ces sombres perspectives.

À l’orée d’une année 2017 qui semble être celle de tous les dangers, son bilan pour l’année écoulée dressé à l’occasion des traditionnelles festivités d’ouverture de l’année judiciaire mérite donc d’être scruté avec la plus grande attention.

Une nouvelle crue contentieuse

Pendant longtemps, la Cour européenne a été menacée d’asphyxie sous le flot des requêtes pendantes. Mais après avoir atteint en 2011 le pic alarmant de 151 600 requêtes en souffrance, Strasbourg a connu une décrue contentieuse aussi remarquable que salutaire. Ainsi, en 2015, « seules » 64 850 requêtes pendantes persistaient encore.

Ce résultat fut acquis au prix d’efforts considérables. En particulier, à la faveur du Protocole n° 14 à la Convention et du nouvel article 47 du Règlement entrés en vigueur respectivement en 2010 et 2014, les méthodes de travail de la Cour ainsi que les conditions formelles d’introduction des requêtes ont été profondément réformées. Et ce, non sans soulever des inquiétudes. Car si cette course effrénée au rendement statistique a permis de réduire la charge de travail de la Cour, elle a aussi restreint l’accès au prétoire européen.

Ainsi, nombre de plaideurs et de requérants ont pu éprouver douloureusement combien le formalisme était à l’ordre du jour à Strasbourg. Au point parfois – suprême paradoxe – que la pratique européenne en vienne à contredire les exigences que la Cour impose elle-même aux juridictions nationales au titre du droit d’accès à un tribunal. L’absence persistante de motivation des décisions d’irrecevabilité de juge unique – actée en 2015 mais sans cesse reportée depuis – ne peut qu’accroître leur frustration.

Or, à cet égard, l’évolution des statistiques contentieuses en 2016 ne permet guère d’espérer des assouplissements. En effet, et contre toutes attentes, la tendance décroissante s’est estompée pour laisser place à une augmentation de 32 % des requêtes attribuées à une formation judiciaire (53 500 en 2016). Corrélativement, pour la première fois depuis cinq ans, le stock de requêtes pendantes est reparti à la hausse (79 750, soit une augmentation de 32 %).

Selon le Président de la Cour, Guido Raimondi, une telle inflexion s’explique par l’explosion du nombre de requêtes dans trois pays : d’une part, en Hongrie et en Roumanie en raison de problèmes systémiques concernant les conditions de détention ; d’autre part, en Turquie, où l’impitoyable répression qui a suivi la tentative avortée de coup d’État en juillet dernier a suscité plus de 5 000 nouvelles requêtes.

Contrainte de gérer cet afflux à moyens constants, la Cour songe d’ores et déjà à de nouvelles méthodes de travail, nécessairement synonymes de sévérité accrue envers les requérants. Mais seule une augmentation du budget de la Cour – proprement indigent au regard de l’immensité de sa tâche – lui permettrait de faire face à la multiplication des affaires lourdes et cruciales pour les droits de l’homme.

Des violations et critiques persistantes

De fait, l’année 2016 a encore démontré combien nombre d’États européens n’étaient guère vertueux. Ainsi, au triste palmarès des États plus condamnés à Strasbourg, la Russie, la Turquie et la Roumanie se distinguent toujours (respectivement 222, 77 et 71 constats de violation).

Par contraste, le bilan européen de la France fait meilleure figure, étant précisé qu’à ce jour, le contentieux de l’état d’urgence n’a encore donné lieu à aucune décision motivée de la Cour. Pour 916 requêtes dûment introduites en 2016, 874 ont été déclarées irrecevables ou rayées du rôle. 14 des 23 arrêts français se sont soldés par au moins un constat de violation. L’an passé, la France a ainsi été condamnée à sept reprises pour violation du droit à la liberté et à la sûreté (art. 5) et à cinq reprises au titre de l’interdiction des traitements inhumains et dégradants (art. 3). Le contentieux de la rétention des enfants étrangers, qui a donné lieu à une infamante série de cinq arrêts en juillet 20161, a contribué pour beaucoup à ce résultat.

La violation par la France à trois reprises du droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8) mérite également d’être relevée. Car parmi ces condamnations figure celle – prévisible mais hautement symbolique – constatée dans l’arrêt Foulon et Bouvet2 au sujet du statut juridique des enfants nés à l’étranger par gestation pour autrui (GPA).

Or, à l’instar du droit des étrangers et de la lutte contre le terrorisme, la GPA constitue l’un des angles d’attaques privilégiés de la juridiction strasbourgeoise. Jamais avares d’approximations et autres opportunismes, les contempteurs de la Cour européenne se plaisent ainsi à la caricaturer tantôt en juridiction irresponsable et inconséquente, tantôt en instance intrusive qui n’aurait que peu d’égards pour les contingences nationales.

Pourtant, à la seule lueur du bilan jurisprudentiel de ces derniers mois, la réalité apparaît infiniment plus nuancée et équilibrée.

Entre résistances et replis stratégiques

Protéger effectivement les droits conventionnels, sans prêter le flanc à la critique de l’excès de pouvoir sur des sujets bien souvent sensibles voire explosifs. Tel est le dilemme qui étreint sans cesse la Cour européenne. Et ce, tout particulièrement dans les affaires où la pression des États ainsi que d’une frange de l’opinion publique est forte.

Certes, l’année 2016 a été marquée par de retentissantes condamnations qui attestent des capacités de la Cour à conserver le cap en dépit des bourrasques. Ainsi, par un arrêt Baka3 présenté comme fondamental par son Président, elle n’a pas hésité à condamner la Hongrie de Victor Orban pour le limogeage du Président de la Cour suprême. De même, avec l’arrêt Navalnyy4 et les deux arrêts Kasparov5, la main des juges strasbourgeois n’a pas tremblé à l’heure de condamner la Russie de Poutine pour avoir gravement porté atteinte aux droits d’opposants politiques. Les premiers jours de 2017 ont confirmé cette fermeté de Strasbourg face à Moscou, puisque la très politique interdiction faite aux ressortissants américains d’adopter des enfants russes a été jugée discriminatoire sans coup férir.

Dans un autre registre, si la jurisprudence européenne relative au droit des étrangers est demeurée contrastée – notamment au regard du décevant arrêt V. M. c/ Belgique6 et de la solution en demi-teinte de l’arrêt Khlaifia c/ Italie7 –, d’autres solutions se sont inscrites à contre-courant des tendances nationales actuelles fort peu favorables aux migrants. Il en est ainsi de l’arrêt Paposhvili c/ Belgique8 concernant l’éloignement d’étrangers malades ou encore l’arrêt Biao c/ Danemark9 sur les discriminations en matière de regroupement familial.

Mais par contraste, au cours de l’année écoulée, la Cour européenne a enregistré plusieurs replis stratégiques. Ainsi, par son arrêt A.B. c/ Norvège10 et de façon assez spectaculaire, la grande chambre a largement désamorcé les virtualités du principe non bis in idem que recélaient l’arrêt Grande Stevens c/ Italie11 – lequel avait bousculé la jurisprudence du Conseil constitutionnel français – en admettant « les procédure mixtes » notamment en matière fiscale. À n’en pas douter, l’une des clefs de cette solution réside dans l’intervention de nombreux États parties auprès de la grande chambre afin de la convaincre de préserver les mécanismes nationaux de lutte contre la fraude.

Si ce précédent illustre un louable esprit de dialogue et de compréhension mutuelle entre la Cour et les États parties, d’autres solutions européennes cristallisées ces derniers mois ont bien plus la saveur d’une concession voire d’une capitulation à des fins de pacification.

Ainsi, dans plusieurs affaires rendues contre le Royaume-Uni – dont les relations avec Strasbourg sont notoirement dégradées –, les juges européens ont fait preuve d’une nette mansuétude sur des contentieux brûlants. L’arrêt Armani da Silva12 sur la légitime défense dans le contexte terroriste et l’arrêt Hutchinson13 concernant les peines perpétuelles en attestent amplement.

Tout aussi symptomatique de cet esprit d’apaisement est la solution rendue au début de l’année 2017 dans l’affaire Paradiso et Campanelli c/ Italie14. Par cet arrêt, la grande chambre avait à se prononcer pour la première fois sur la pratique de gestation pour autrui. Or, à rebours complet de la solution de Chambre, la Cour renonce à condamner une mesure de retrait et de placement d’un enfant – pourtant non menacé – en revoyant à l’ample marge d’action des États. Si cet arrêt prend soin de ne pas remettre en cause les précédents sur la GPA rendus contre France15, force est de constater que la grande chambre a préféré s’épargner les tourments d’une nouvelle polémique sur la GPA16 .

Le dernier rempart

Une force fragile. Nul autre oxymore ne saurait mieux résumer l’état de la Cour européenne des droits de l’homme aux prémices de 2017.

Certes, au premier regard, la juridiction strasbourgeoise apparaît cernée par les menaces. La récente décision par laquelle la Cour constitutionnelle russe refuse d’exécuter le symbolique arrêt Yukos17 en est une énième illustration. Fustigée à fort juste titre par Dominique Rousseau, la « pensée unique » qui impute compulsivement aux droits fondamentaux tous les maux dont souffrent notre époque continue d’accabler la Cour européenne.

Pourtant, elle ne plie pas.

Non seulement sa jurisprudence continue de s’intensifier dans des domaines aussi cruciaux que les droits des détenus, comme l’illustre l’arrêt Murray c/ Royaume18 qui renforce le droit à la réinsertion ou encore, dans une moindre mesure, l’arrêt Mursic c/ Croatie19 qui précise les exigences minimales d’espace personnel.

Mais au surplus, l’implantation et la vitalité des règles conventionnelles jusqu’au coeur même des ordres juridiques nationaux ne se dément pas, en particulier grâce au relais efficace des juridictions internes en leur qualité de juge de droit commun de la Convention. L’affaire Morice20 récemment et définitivement tranchée par la Cour de cassation française21 l’a confirmé avec éclat.

Il y a lieu de s’en réjouir vivement, à l’heure où l’on peut regretter qu’il faille encore inlassablement rappeler que « l’État de droit est […] un acquis de notre civilisation, un rempart qui se dresse sur la route de la tyrannie ».

Dans un contexte anxiogène marqué par la montée des périls, il appartient donc à la Cour européenne de tenir fermement son rôle de « dernière ligne de défense des droits de l’homme ». Ce qui requiert certes de l’habileté stratégique.

Mais surtout de l’audace. Encore et toujours.

 

 

1 CEDH 12 juill. 2016, n° 11593/12, n° 33201/11, n° 24587/12, n° 68264/14 et n° 76491/14, Dalloz actualité, 18 juill. 2016, obs. D. Poupeau isset(node/180125) ? node/180125 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>180125.
2 CEDH 21 juill. 2016, n° 9063/14, Dalloz actualité, 25 juill. 2016, obs. T. Coustet , note A.-B. Caire ; AJ fam. 2016. 407, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RTD civ. 2016. 819, obs. J. Hauser .
3 CEDH 23 juin 2016, n° 20261/12, AJDA 2016. 1738, chron. L. Burgorgue-Larsen .
4 CEDH 4 juill. 2016, n° 46632/13.
5 CEDH 11 oct. 2016, n° 53659/07 ; CEDH 13 déc. 2016, n° 51988/07.
6 CEDH 17 nov. 2016, n° 60125/11, Dalloz actualité, 18 nov. 2016, art. A. Portman .
7 CEDH 1er sept. 2016, n° 16483/12, Dalloz actualité, 11 sept. 2015, art. C. Fleuriot .
8 CEDH 13 déc. 2016, n° 41738/10, Dalloz actualité, 16 déc. 2016, obs. D. Poupeau
9 CEDH 24 mai 2016, n° 38590/10, D. 2017. 261, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert et K. Parrot  
10 CEDH 15 nov. 2016, n° 24130/11, Dalloz actualité, 21 nov. 2016, obs. J.-M. Pastor isset(node/181844) ? node/181844 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>181844.
11 CEDH 7 juill. 2014, n° 18640/10.
12 CEDH 30 mars 2016, n° 5878/08, Dalloz actualité, 22 avr. 2016, obs. N. Devouèze isset(node/178615) ? node/178615 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>178615.
13 CEDH 3 févr. 2015, n° 57592/08, Dalloz actualité, 1er févr. 2015, obs. M. Léna isset(node/171092) ? node/171092 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>171092 ; CEDH 17 janv. 2017, Dalloz actualité, 1er févr. 2017, obs. N. Devouèze isset(node/183086) ? node/183086 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>183086.
14 CEDH 24 janv. 2015, n° 25358/12, Dalloz actualité, 20 févr. 201, obs. V. Lefebvre isset(node/171145) ? node/171145 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>171145.
15 CEDH 26 sept. 2014, n° 65192/11, AJDA 2014. 1763, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D. 2014. 1797, et les obs. , note F. Chénedé ; ibid. 1773, chron. H. Fulchiron et C. Bidaud-Garon ; ibid. 1787, obs. P. Bonfils et A. Gouttenoire ; ibid. 1806, note L. d’Avout ; ibid. 2015. 702, obs. F. Granet-Lambrechts ; ibid. 755, obs. J.-C. Galloux et H. Gaumont-Prat ; ibid. 1007, obs. REGINE ; ibid. 1056, obs. H. Gaudemet-Tallon et F. Jault-Seseke ; AJ fam. 2014. 499, obs. B. Haftel ; ibid. 396, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; RDSS 2014. 887, note C. Bergoignan-Esper ; Rev. crit. DIP 2015. 1, note H. Fulchiron et C. Bidaud-Garon ; ibid. 144, note S. Bollée ; RTD civ. 2014. 616, obs. J. Hauser ; ibid. 835, obs. J.-P. Marguénaud RTDCIV/CHRON/2014/0405.
16 Par souci de transparence, l’auteur de ces lignes tient à signaler qu’il a participé à la défense des requérants devant la grande chambre.
17 CEDH 15 déc. 2014, n° 14902/04.
18 CEDH 26 avr. 2016, n° 10511/10, D. 2016. 1542 , note J.-F. Renucci ; AJ pénal 2016. 322, note Vasiliki Vouleli et D. van Zyl Smit ; RSC 2016. 582, obs. D. Roets .
19 CEDH 20 oct. 2016, n° 7334/13, AJDA 2017. 157, chron. L. Burgorgue-Larsen ; AJ pénal 2017. 47, obs. A.-G. Robert 20 Cass., ass. plén., 16 déc. 2016, n° 08-86.295, Dalloz actualité, 21 déc. 2016, obs. S. Lavric .