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Affaire Kerviel : contentieux prud’homal, Acte I

Après avoir finalement vu sa condamnation pénale confirmée par la Cour de cassation, qui lui laisse néanmoins entrevoir une diminution potentiellement significative des dommages-intérêts qu’il devra verser à son ancien employeur, Jérôme Kerviel obtient gain de cause devant le conseil de prud’hommes de Paris sur quasiment l’ensemble de ses demandes.

par Bertrand Inesle 28 juin 2016

La crise financière et boursière survenue à partir de l’année 2007 a provoqué un raz-de-marée sur l’économie mondiale et entraîné des effets néfastes sur les entreprises, nationales et transnationales, avec pour conséquence, outre des politiques de rigueur budgétaire notamment menée au niveau des États, le prononcé d’un grand nombre de licenciement pour motif économique. C’est dans ce contexte, propice au drame, qu’en France, les médias et la justice ont été le théâtre d’un affrontement que d’aucun aurait pu comparer à celui qui opposa David et Goliath. La Société Générale endossa le rôle du géant tandis que le costume du berger fut porté par Jérôme Kerviel.

Ce dernier, engagé par la Société Générale à compter du 1er août 2000, a progressivement gravi les échelons pour devenir dès 2005 trader sur le « Desk Delta one » de la banque d’investissement de la société, chargé d’opérer des transactions sur les marchés financiers. Il a cependant pris, à partir de 2006 jusqu’au début de l’année de 2008, des positions non couvertes sur des marchés à risques qui furent en partie dissimulées par le jeu notamment d’opérations fictives et de fausses écritures et dont les montants étaient particulièrement colossaux – si tant est que l’on puisse se le représenter, plusieurs dizaines de milliards d’euros. L’activité du trader fut, un temps, fructueuse pour la Société Générale mais généra d’importantes pertes, près de 5 milliards d’euros, à la suite de la liquidation des positions frauduleuses.

Le tribunal correctionnel de Paris reconnut Jérôme Kerviel coupable d’abus de confiance, d’introduction frauduleuse de données dans un système de traitement automatisé et de faux et usage de faux et, se prononçant sur l’action civile, le condamna à payer à la Société Générale la somme 4 915 610 154 € à titre de dommages-intérêts (V., T. corr. Paris, 5 oct. 2010, RSC 2011. 126, obs. F. Stasiak ; Bull. Joly Bourse janv. 2011. 37, § 7, note N. Rontchevsky ; Dr. sociétés 2011. Comm. 55, obs. R. Mortier ; CCE 2011. Comm. 16, obs. E. Caprioli). La décision fut confirmée en toutes ses dispositions en appel (V. Paris, 24 oct. 2012, n° 11/00404, RSC 2013. 381, obs. F. Stasiak ; Bull. Joly Bourse févr. 2013. 87, § 26, note N. Rontchevsky ; JCP E 2012. 1702, note R. Mortier ; JCP 2012. 1371, note J. Lasserre Capdeville ; RCA 2013. Chron. 32, chron. V. Wester-Ouisse). La Cour de cassation a, de son côté, approuvé la condamnation pénale, mais non celle décidée sur l’action civile (V. Crim. 19 mars 2014, n° 12-87.416, Bull. crim. n° 86 ; Dalloz actualité, 27 mars 2014, obs. L. Priou-Alibert , note J. Lasserre Capdeville ; ibid. 1564, obs. C. Mascala ; AJ pénal 2014. 293 , note J. Gallois ; RSC 2015. 379, obs. F. Stasiak ; RTD civ. 2014. 389, obs. P. Jourdain ; RTD com. 2014. 427, obs. B. Bouloc ; Dr. pénal 2014. 79, note Maron et Haas ; Procédures 2014. Comm. 157, obs. Chavent-Leclère ; LPA 3 avr. 2014, n° 67, p. 4, note O. Dufour ; ibid., n° 76, p. 3, note E. de Lamaze ; Bull. Joly Bourse 2014, n° 5, p. 265, note N. Rontchevsky ; ibid., n° 6, p. 313, note D. Rebut ; RLDA 10/2014, n° 97, note F. Stasiak) : par un revirement de jurisprudence, elle décide désormais que, lorsque plusieurs fautes ont concouru à la production du dommage, la responsabilité de leurs auteurs se trouve engagée dans une mesure dont l’appréciation appartient souverainement aux juges du fond et censure l’arrêt d’appel en ce que les juges ont condamné l’ex-trader au paiement de dommages-intérêts représentant l’entier préjudice subi par la banque alors pourtant qu’ils ont relevé l’existence de fautes commises par celle-ci ayant concouru au développement de la fraude et à ses conséquences financières. Encore aujourd’hui, la cour d’appel de Versailles, désignée cour d’appel de renvoi, sera amenée à se prononcer sur le partage de responsabilité entre les deux protagonistes (V. Le Monde, 20 janv. 2016 et 17 juin 2016).

Mais c’est oublier que, parallèlement, Jérôme Kerviel a été licencié pour faute lourde par la Société Générale par lettre du 12 février 2008, ce qui a conduit le salarié à saisir la juridiction prud’homale d’une contestation portant sur la rupture du contrat de travail, l’octroi de dommages-intérêts et des rappels de salaire. Le conseil de prud’hommes accueille, à une exception près (la demande relative à l’exécution de bonne foi du contrat de travail par l’employeur, par son manque d’intérêt, ne donnera pas lieu à analyse), l’ensemble des demandes du salarié dont celle, non négligeable, tendant à dire le licenciement sans cause réelle et sérieuse. La décision fut, sans surprise, relayée dans les médias (V. Le Monde, 7 et 8 juin 2016).

De ce jugement, il ne sera pas tant question de discuter des raisons et des torts de chacun, et ainsi de débattre d’éléments de preuve dont nous n’avons d’ailleurs aucunement connaissance, mais de la motivation retenue par les juges prud’homaux au soutient de leur décision, ce qui nous amènera notamment à éclairer les liens que celle-ci devrait entretenir avec le volet pénal et civil qui s’est joué, et se joue encore, devant les juridictions répressives.

Deux points de droit prêtent d’emblée le flan à la critique.

Le Conseil de prud’hommes de Paris relève qu’il n’est pas contesté que le licenciement du salarié a été particulièrement médiatisé, que le conseil a jugé que licenciement n’était pas fondé (V. infra) et que l’existence du préjudice et l’évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir d’appréciation des juges du fond. Il décide donc de condamner l’employeur à payer au salarié la somme de 20 000 € à titre de dommages-intérêts pour conditions vexatoires du licenciement. Il est, en effet, parfaitement admis que, pourvu ou non d’une cause réelle et sérieuse, le licenciement peut causer au salarié en raison des circonstances vexatoires qui l’ont accompagné un préjudice distinct de celui résultant de la perte de son emploi et dont il est fondé à demander réparation (V. Soc. 17 juill. 1996, n° 93-41.116, Bull. civ. V, n° 290 ; 19 mars 1998, n° 96-40.079, Bull. civ. V, n° 159 ; Dr. soc. 1998. 717, obs. A. Jeammaud ; 19 juill. 2000, n° 98-44.025, Bull. civ. V, n° 306 ; 27 nov. 2001, n° 99-45.163, Bull. civ. V, n° 360 ; D. 2002. 255 ; 29 avr. 2009, n° 07-45.619, Dalloz jurisprudence ; 25 sept. 2012, n° 11-18.223, Dalloz jurisprudence ; 22 janv. 2014, n° 12-24.163, Dalloz jurisprudence). Encore faut-il cependant non seulement qu’une faute ait été commise et soit imputable à l’employeur mais encore qu’elle ait été caractérisée in fine par les juges (V. Soc. 17 mars 2010, n° 08-45.474, Dalloz jurisprudence ; 23 mars 2011, n° 09-42.723, Dalloz jurisprudence ; 18 déc. 2013, n° 12-23.760, Dalloz jurisprudence ; 21 mai 2014, n° 13-13.808, Dalloz jurisprudence ; 12 juin 2014, n° 12-27.879, Dalloz jurisprudence ; 9 avr. 2015, n° 13-28.802, Dalloz...

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