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Les aventures judiciaires de Tintin au pays de l’exception de parodie

Les toiles de l’artiste-peintre « entrent dans le cadre de l’exception de parodie en ce qu’elles citent l’œuvre d’Hergé de manière à la fois reconnaissable et distincte, dans un but humoristique ou de critique ».

par Flora Donaudle 25 mai 2021

Faits litigieux et procédure

La société Moulinsart, détentrice des droits d’auteur patrimoniaux d’Hergé, avait constaté qu’un artiste-peintre, monsieur Xavier Marabout, offrait à la vente et commercialisait sur son site internet des peintures reproduisant et adaptant des personnages de l’œuvre Les aventures de Tintin, dans une ambiance « hopperienne », et ceci sans aucune autorisation.

Estimant que ces actes constituaient des faits de contrefaçon, la société Moulinsart avait mis en demeure ce dernier de cesser ses agissements, mais en vain, celui-ci ayant notamment invoqué l’exception de parodie.

Par conséquent, la société Moulinsart, aux côtés de laquelle est intervenue la titulaire des droits moraux d’Hergé, a donc assigné M. Marabout en contrefaçon et subsidiairement en concurrence déloyale et parasitaire.

Questions liminaires

Afin de savoir si l’exception de parodie, qui est une exception au monopole du droit d’auteur peut trouver à s’appliquer en l’espèce, encore faut-il qu’il y ait des droits d’auteur.

Il paraît donc tout à fait naturel que le tribunal commence par rechercher si le personnage de Tintin et les autres personnages tels que le capitaine Haddock ou Milou, pris en tant qu’œuvres séparables de l’œuvre originelle, sont originaux au sens du droit d’auteur. La deuxième chambre civile considère à bon droit que ces personnages bénéficient de la protection du livre premier du code de la propriété intellectuelle.

Dans le même sens et à juste titre, le tribunal rejette l’exception d’irrecevabilité et juge que la société demanderesse a qualité à agir en contrefaçon en l’état de la cession à son profit des droits d’auteur patrimoniaux d’Hergé (notamment des droits de reproduction, d’adaptation et de représentation de l’œuvre Les aventures de Tintin, à l’exclusion de l’édition des albums).

Définition de l’exception de parodie

Le défendeur à la présente action invoque, « essentiellement » pour reprendre la terminologie employée par les juges rennais, l’exception de parodie qui est définie par le dictionnaire Le Robert comme une « imitation burlesque ».

En droit, l’article L. 122-5 du code de la propriété intellectuelle dispose que « lorsque l’œuvre a été divulguée, l’auteur ne peut interdire : / […] / 3° Sous réserve que soient indiqués clairement le nom de l’auteur et la source : / […] / 4° La parodie, le pastiche et la caricature, compte tenu des lois du genre ».

Pour faire jouer cette exception au droit d’auteur, les magistrats analysent méthodiquement son élément matériel, d’une part, et son élément intentionnel, d’autre part.

Élément matériel de l’exception de parodie

Tout d’abord, la deuxième chambre civile rappelle avec rigueur dans le présent jugement que la parodie doit évoquer l’œuvre préexistante parodiée. La Cour de cassation écrivait ainsi en 1988 qu’« il est dans les lois du genre de la parodie […] de permettre l’identification immédiate de l’œuvre parodiée » (Civ. 1re, 12 janv. 1988, D. 1988. 206, obs. C. Colombet ; D. 1989. 1, note P.-Y. Gautier).

La parodie doit également présenter des différences significatives perceptibles avec l’œuvre parodiée. Elle prend alors appui sur une œuvre protégeable dont elle forcit le trait pour s’en éloigner.

L’exception de parodie révèle ici son caractère schizophrénique, oscillant entre la nécessité d’une ressemblance et l’exigence d’une différence. C’est ainsi que la cour d’appel de Paris le 18 février 2011, à propos de la publication de romans parodiant des éléments tirés de l’œuvre d’Hergé, a énoncé que « le propos parodique doit être perçu sans difficulté ce qui suppose à la fois une référence non équivoque à l’œuvre parodiée et une distanciation recherchée qui vise à travestir ou à subvertir l’œuvre dans une forme humoristique, avec le dessein de moquer, de tourner en dérision pour faire rire ou sourire » (Paris, 18 févr. 2011, n° 09/19272, Légipresse 2011. 141 et les obs. ; ibid. 142 et les obs. ; ibid. 233, comm. P. Vilbert ; CCE 2012, n° 1, note C. Caron ; Propr. intell. 2011, n° 39, p. 187, obs. A. Lucas ; RLDI avr. 2011, n° 2299, note L. Costes ; JCP E 2011, n° 1596, § 6, obs. A. Zollinger ; Propr. intell. 2011, n° 39, p. 187, obs. J.-M. Bruguière).

Sur la référence non équivoque à l’œuvre parodiée, M. Marabout ne conteste pas qu’il reproduit les éléments principaux d’œuvres protégées.

Sur la distanciation et le travestissement de l’œuvre préexistante, il soutient qu’il fait évoluer Tintin dans un contexte différent de son monde d’origine, en le mettant en scène dans des situations de désarroi ou bien encore en l’associant à des personnages féminins, jusqu’alors quasiment absents de son univers naturel, et ce sans tomber dans le dénigrement, l’avilissement, le vulgaire ou le pornographique, comme le relève justement le tribunal. Au contraire, la « poésie », la « délicatesse et la subtilité » dont fait preuve l’artiste-peintre lui évitent d’être condamné pour atteinte au respect de l’œuvre au sens de l’article L. 121-1 du code de la propriété intellectuelle.

De surcroît, à l’instar de ce qu’argue M. Marabout, les juges rennais ajoutent que la composition des tableaux de M. Marabout « évoque » l’univers du peintre américain du XIXe siècle, Edward Hopper, reconnu pour ses toiles austères représentant des scènes urbaines, excluant ainsi de son travail toute référence au mouvement belge initié par Hergé dit de la « ligne claire ». Les magistrats comparent minutieusement à cet égard les œuvres de Hopper à celles du défendeur pour en déduire que « la première source d’inspiration est celle du peintre américain » et que « l’inspiration artistique tient toujours compte des œuvres précédentes, avec parfois des imitations, des reproductions, lesquelles ne peuvent être interdites par principe ».

Dans le même sens, la juridiction rennaise note précisément que l’œuvre protégée d’Hergé se fond dans cet ensemble et ne peut pas être considérée comme « dominante ». Ceci fait écho à la théorie de l’accessoire qui est une limite au monopole de l’auteur, dont l’appréciation est de facto plus souple que celle de l’exception (Civ. 1re, 12 mai 2011, n° 08-20.651, Dalloz actualité, 26 mai 2011, obs. J. Daleau ; D. 2011. 1875, obs. J. Daleau , note C. Castets-Renard ; ibid. 2012. 2836, obs. P. Sirinelli ; Légipresse 2011. 335 et les obs. ; ibid. 627, comm. C.-E. Renault ; RTD com. 2011. 553, obs. F. Pollaud-Dulian  ; CCE 2011, n° 62, note C. Caron ; JCP 2011. 814, note M. Vivant ; Légipresse 2011. 627, note C.-E. Renault ; RIDA juill. 2011. 341, note P. Sirinelli) et suivant laquelle on pourrait estimer que les personnages des aventures de Tintin sont des inclusions fortuites n’appartenant pas à l’axe d’attraction de la nouvelle œuvre créée.

En sus de la juxtaposition d’univers différents auxquels M. Marabout rend hommage, la différence de genre (toiles acryliques grand format pour le défendeur et petites vignettes de bandes dessinées pour Hergé) élimine tout risque de confusion du public.

En outre, la signature de M. Marabout sur ses tableaux empêche l’« observateur même très moyennement attentif » de se méprendre sur l’origine du travail de ce dernier et, donc, de le confondre avec l’œuvre parodiée.

Il est observé que le public attiré par les œuvres d’Hergé, féru de bandes dessinées, n’est pas le même que celui qui achète les tableaux du défendeur, plutôt amateur d’art fréquentant les galeries, comme le relève légitimement le tribunal sur le terrain de la concurrence déloyale, notamment.

Il en résulte que l’élément matériel de l’exception de parodie est rempli, mais qu’en est-il de l’élément intentionnel ?

Élément intentionnel de l’exception de parodie

La parodie a pour but de faire rire ou sourire sans porter atteinte au respect de l’œuvre, à l’honneur ou à la réputation de l’auteur parodié.

Si les demanderesses estiment que le travail de M. Marabout « ne fait pas rire ni même sourire », ce dernier soutient au contraire qu’il a adapté l’œuvre d’Hergé dans une forme humoristique et critique pour la transposer dans des décors inspirés de Hopper.

Comme l’énonce pertinemment le tribunal, « l’effet humoristique est constitué par l’incongruité de la situation au regard de la sobriété sinon la tristesse habituelle des œuvres de Hopper et de l’absence de présence féminine au côté de Tintin […] cet effet invite le spectateur à imaginer une suite qui provoque le sourire ».

Les témoignages des journalistes que M. Marabout rapporte font foi à l’égard de la deuxième chambre civile qui admet même « ressentir » (comme l’écrivent les juges !) cette intention humoristique.

Une intention humoristique d’autant plus avérée que le nom des œuvres se veut parodique, Moulinsart au soleil pour n’en citer qu’un seul.

Il est intéressant de noter ici que les magistrats rennais distinguent rigoureusement l’intention humoristique du but critique, lequel se manifeste clairement ici dans les interrogations que suscite l’œuvre d’Hergé. Tintin est un héros qui ne montre jamais ses émotions ni même encore son attirance sexuelle, et c’est justement tout le contraire que met en scène M. Marabout, ainsi qu’il a été dit.

Ce faisant, les lois du genre sont respectées en l’absence de dénaturation de l’œuvre originale par la reproduction parodique. L’exception de parodie est de ce fait accueillie et l’action en contrefaçon rejetée.

La balance des intérêts entre la liberté d’expression, fondement de l’exception de parodie et les droits de l’auteur parodié

Certaines exceptions au droit d’auteur, telles que la copie privée, sont fondées sur des raisons pratiques tandis que d’autres, comme l’exception de parodie, reposent sur des droits fondamentaux.

Le tribunal rappelle avec pertinence le fondement de l’exception de parodie dans la liberté d’expression, qui est une liberté fondamentale appartenant au bloc de constitutionnalité et à laquelle il ne peut être fait exception que de manière restreinte.

La nature fondamentale du droit d’auteur en tant que propriété incorporelle ne fait aussi aucun doute (v. not. Cons. const. 27 juill. 2006, n° 2006-540 DC, D. 2006. 2157, chron. C. Castets-Renard ; ibid. 2878, chron. X. Magnon ; ibid. 2007. 1166, obs. V. Bernaud, L. Gay et C. Severino ; RTD civ. 2006. 791, obs. T. Revet ; ibid. 2007. 80, obs. R. Encinas de Munagorri ).

En conséquence, il appartient aux juridictions de faire respecter « un juste équilibre entre, d’une part, les intérêts et les droits des personnes visées aux articles 2 et 3 de cette directive [2001/29 sur le droit d’auteur et les droits voisins] et, d’autre part, la liberté d’expression de l’utilisateur d’une œuvre protégée » (CJUE 3 sept. 2014, Deckmyn c. Vandersteen, aff. C-201/13, D. 2014. 2097 , note B. Galopin ; Légipresse 2014. 457 et les obs. ; ibid. 604, comm. N. Blanc ; JAC 2014, n° 17, p. 10, obs. E. Scaramozzino ; RTD com. 2014. 815, obs. F. Pollaud-Dulian ; RTD eur. 2016. 358, obs. F. Benoît-Rohmer ).

À la lumière de la jurisprudence de l’Union européenne, les juges rennais recherchent alors s’il n’y a pas une atteinte disproportionnée aux intérêts légitimes des ayants droit d’Hergé.

Ils mettent pour cela en balance l’œuvre d’Hergé, « largement divulguée et entrée dans une postérité majeure » et les « 23 tableaux, reproduits à vingt exemplaires » de M. Marabout réalisés pour un bénéfice « de moins de 40 000 € ».

Ils en concluent souverainement que la violation alléguée est « de faible ampleur » et qu’elle « n’entraîne qu’une perte financière minime, voire totalement hypothétique pour les ayants droit ».

La liberté d’expression artistique triomphe ainsi des « simples intérêts financiers des titulaires de droit » de l’œuvre parodiée, conformément à la jurisprudence constante en la matière.

Rapport étroit entre l’exception de parodie et le parasitisme

Par ailleurs, la deuxième chambre civile rejette les demandes fondées sur la concurrence déloyale et parasitaire, présentées tant à titre principal qu’accessoire.

Il est en effet jugé qu’il n’y a pas de faits distincts entre ceux servant de support à la contrefaçon et ceux relatifs au parasitisme.

Le tribunal précise surtout que, « sauf à vider de toute portée l’exception de parodie dont il a été rappelé qu’elle procédait de la liberté d’expression, les mêmes reprises que celles stigmatisées au titre de la contrefaçon ne peuvent pas caractériser un comportement fautif parasitaire », reprenant la motivation d’une décision précitée de la cour d’appel de Paris qui avait confirmé le jugement déféré en ce qu’il avait retenu l’exception de parodie mais infirmé en ce qu’il avait retenu le parasitisme (v. supra Paris, 18 févr. 2011).

En l’occurrence, si les juges rennais avaient effectivement estimé que M. Marabout s’était rendu coupable de parasitisme, ils lui auraient retiré ce qu’ils lui avaient donné sur le terrain de l’exception de parodie et se seraient par là même contredits.

Il est vrai que les notions de parodie et de parasitisme ont tendance à s’entrechoquer au sein d’une même action. Le détournement d’une œuvre préexistante n’est généralement possible que parce que l’œuvre parodiée est connue. Dans la négative, qui parviendrait à déceler qu’il s’agit bien d’une parodie ? Il y a donc nécessairement une utilisation de la notoriété de l’œuvre originelle, ce qui sur le terrain du parasitisme peut être analysé comme la volonté condamnable de se mettre dans le sillage de l’autre sans bourse déliée. La frontière est donc ténue.

Aussi, l’action aurait vraisemblablement pu se fonder exclusivement sur la concurrence parasitaire et donc sur le droit commun (C. civ., art. 1240) et en défense M. Marabout aurait certainement invoqué la liberté d’expression.

Mais la voie du droit spécial s’est trouvée privilégiée dans le cas présent et l’on ne peut que se satisfaire de l’application de l’adage latin specialia generalibus derogant.

Ouverture

Enfin, au-delà de voir ses diverses demandes rejetées, la société Moulinsart est condamnée à verser des dommages et intérêts à M. Marabout pour dénigrement fautif, car elle a sans précaution adressé des courriers à des galeries d’art en portant une appréciation péjorative et en jetant le discrédit sur le travail que le parodiste commercialisait, provoquant ainsi le retrait immédiat des œuvres litigieuses. Tel est pris qui croyait prendre !

Cette décision juste et mesurée, mais néanmoins sévère à l’égard de la société titulaire des droits d’auteur patrimoniaux des personnages de la série Les aventures de Tintin n’est pas une première ainsi qu’il a été dit, Tintin étant coutumier des sagas judiciaires. À titre d’exemple, en 2006 il s’agissait de la vente de vêtements reproduisant des marques enregistrées de la société Moulinsart et des éléments d’œuvre, effectuée hors contrat (Lyon, 18 mai 2006, n° 05/02075, Propr. ind. 2007, n° 10, note A. Giquel-Donadieu). En 2007, il était question de vignettes reproduites dans un catalogue de ventes aux enchères sur Internet destiné à informer les potentiels acheteurs (Paris, 14 mars 2007, n° 06/03307, PIBD 2007. III. 443). Et encore en 2009, il s’agissait de la polémique autour de Tintin au Congo marqué par les représentations coloniales qui caractérisaient l’époque d’Hergé (Rép. min. à la question n° 58516 : JOAN Q 15 déc. 2009, p. 11990).

On finira en dernier lieu par se rappeler quelques autres décisions intéressantes rendues en matière d’exception de parodie, comme celle qui concernait le magazine Entrevue parodié par un autre magazine intitulé Fientrevue (Paris, 21 sept. 2012, n° 2010/11630, PIBD 2012. III. 804), celle relative à la reproduction humoristique du CHE d’Alberto Korda avec une manette de jeu sur un tee-shirt portant la mention « Che was a gamer » (Versailles, 7 sept. 2018, n° 16/08909, Propr. ind. 2019. Étude 7 par G. Goffaux-Callebaut, S. Legrand, V. Magnier et M. Malaurie-Vignal) ou bien encore très récemment, celle niant à Jeff Koons le bénéfice de l’exception de parodie pour sa sculpture en faïence exposée au Centre Pompidou (Paris, 23 févr. 2021, n° 19/09059, Dalloz actualité, 12 mars 2021, obs. O. Wang).

En conclusion, il s’agit d’une décision qui paraît adaptée, pour ne pas dire ad hoc !