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Constitution d’archives historiques de la justice : un critère d’intérêt encore abscons

La gravité des faits, aussi extrême soit-elle, et le contexte dans lequel se sont déroulés les crimes commis ne sauraient présenter à eux seuls un intérêt justifiant que soit procédé à un enregistrement des débats de nature à enrichir les archives historiques de la justice. 

par Warren Azoulayle 9 octobre 2017

En 1985, les parlementaires notaient que les techniques de communication jouaient un rôle essentiel en matière judiciaire en ce qu’elles étaient un moyen de connaissance de l’histoire. Par la constitution d’archives de « procès historiques », ils aspiraient à doter la justice d’une « mémoire vivante » qui ne serait pas seulement écrite ou sonore, mais également audiovisuelle (v. Rapp. Sénat, n° 385). Leur volonté était également de dissiper tout malentendu, à savoir que, par l’ouverture des prétoires à la télévision, il n’était question d’autoriser l’enregistrement audiovisuel des audiences que dans l’intérêt d’une constitution d’archives historiques de la justice, et non de satisfaire aux exigences d’une retransmission immédiate des images au public. La polémique, presque une controverse, générée par cette loi qui permet la constitution d’archives audiovisuelles judiciaires (L. n° 85-699, 11 juil. 1985 ; décr. n° 86-74, 15 janv. 1986) instaurant un principe dérogatoire aux règles de publicité des débats, semble ne pas être tarie aujourd’hui.

En l’espèce, un individu était poursuivi pour des faits de complicité d’assassinats, de tentative de meurtres, trafic d’armes, le tout en lien avec une entreprise terroriste. Mis en accusation devant la cour d’assises dont l’audience publique était fixée aux 2 et 3 octobre 2017, les parties civiles déposaient une requête auprès du premier président de la cour d’appel afin que soit autorisé un enregistrement audiovisuel et sonore du procès en vue de constituer des archives historiques de la justice. Décidant de rejeter cette demande, la juridiction saisie ne contestait pas le retentissement international funeste des actes commis, tant en raison de la qualité des victimes que des conditions et du contexte dans lesquels ces actes l’ont été. Néanmoins, cette extrême gravité des faits ne présente pas « un intérêt justifiant un enregistrement audiovisuel des débats de nature à enrichir les archives historiques de la justice ». La Cour de cassation confirmait l’absence d’intérêt justifiant l’enregistrement des débats.

En effet, l’histoire a connu une période dotée d’un régime de liberté totale des prises de sons et de vues lors des débats judiciaires (v. Rapp. C. cass. 2004, obs. S. Ménotti) à laquelle le législateur venait mettre fin sous la IVe République (L. n° 54-1218, 6 déc. 1954). Désormais, si la publicité des débats est l’un des principes directeurs du procès pénal (C. pr. pén., art. 306), pour autant, dès l’ouverture de l’audience, les enregistrements subreptices constituent des infractions (C. pr. pén., art. 308 ; L. 29 juill. 1881), étant précisé que le délit de publication d’enregistrement effectué sans autorisation instaure une restriction nécessaire à la liberté d’expression compatible avec l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (Crim. 8 juin 2010, n° 09-87.526, Dalloz actualité, 20 juill. 2010, obs. S. Lavric ). Le législateur est néanmoins venu prévoir une exception à ce principe qui se trouve codifiée à l’article L. 221-1 du code du patrimoine, laquelle envisage que l’enregistrement audiovisuel ou sonore est possible lorsqu’il présente « un intérêt pour la constitution d’archives historiques de la justice ». Si cette condition n’est pas remplie, le président rejetant la requête est tenu de ne recueillir ni les observations des parties, ni celles du ministère public ou encore de la commission consultative des archives audiovisuelles de la justice (CE 29 juill. 2002, n° 240050, Lebon ; AJDA 2003. 47 ), position que la Cour a, en l’espèce, eu l’occasion de réaffirmer.

Jusqu’à présent, six procès ont présenté un intérêt suffisant pour que soit autorisé un enregistrement audiovisuel les concernant. Cinq d’entre eux étaient en rapport avec des crimes contre l’humanité, à l’instar de celui de Klaus Barbie, premier procès à avoir été filmé, en 1987. Celui de Paul Touvier le sera en 1994, la chambre criminelle précisant qu’il ne saurait y avoir d’atteinte à l’image d’une personne accusée de complicité de crime contre l’humanité en cas d’enregistrement des audiences, cette dérogation tendant à la constitution d’archives audiovisuelles de la justice (Crim. 16 mars 1994, n° 94-81.062, RTD civ. 1994. 832, obs. J. Hauser  ; v., not., Rép. pén., Vie privée [atteinte à la], par N. Cazé-Gaillarde, n° 113). Puis, celui de Maurice Papon en 1997 ; celui opposant Robert Badinter à Robert Faurisson en 2007 ; celui de la dictature du général Pinochet en 2010 ; ou encore celui de Pascal Simbikangwa en 2014, poursuivi des crimes commis lors du génocide des Tutsis au Rwanda.

Seul le procès de l’usine AZF sera filmé en 2009 alors qu’il se tenait pour d’autres chefs que des crimes contre l’humanité. La destruction de l’usine, en raison de l’explosion d’un stock de nitrate d’ammonium, avait causé la mort d’une trentaine de personnes et des milliers de blessés et était à l’origine de lourds dégâts matériels. Elle poussera le gouvernement à engager une réflexion sur l’ensemble des moyens de maîtrise des risques industriels liés aux installations fixes dont résultera la loi relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages (L. n° 2003-699, 30 juill. 2003). La Cour de cassation justifiait à cette occasion l’autorisation d’enregistrement audiovisuel des débats de façon laconique en affirmant qu’il présentait un intérêt pour la constitution d’archives historiques (Crim. 17 févr. 2009, n° 09-80.558, Dalloz actualité, 26 févr. 2009, obs. S. Lavric ; AJ pénal 2009. 235 ; RSC 2009. 924, obs. J.-F. Renucci ).

C’est une nouvelle fois par un attendu lacunaire et assurément tautologique que la chambre criminelle est venue confirmer la décision de refus d’enregistrement audiovisuel sollicité par les parties civiles en l’occurrence, faute de présenter un intérêt selon elle pour la constitution de telles archives, la gravité indiscutable des faits et leur déroulement étant insuffisants à fonder l’exigence de l’article 221-1 du code du patrimoine.

Les parlementaires relevaient eux-mêmes en 1985 que la notion d’« intérêt » était tout à fait nouvelle en droit français et qu’elle pouvait s’apprécier au regard d’une notion plus restrictive encore d’« intérêt historique ». Il s’agissait alors de constituer des archives permettant, au terme de quelques années, de faire connaître la justice et la fonction juridictionnelle dans son exercice quotidien. Ni le projet de loi, ni les travaux de l’Assemblée nationale (v. Rapp. Ass. nat., n° 2717), pas plus ceux du sénat (Rapp. n° 385, préc.) que ceux de la commission mixte paritaire (v. Rapp. Com. mix. par. n° 436), n’ont précisé le contenu juridique même du critère « d’intérêt ». Son appréciation est alors laissée à la libre malléabilité de l’esprit du juge ou, plus précisément, du seul président de la juridiction compétente a qui il appartient d’en tracer les contours. Face au mutisme des juridictions, ce concept si indéterminé en deviendrait presque opaque.