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Coronavirus : les JAP sur le pied de guerre

Aux côtés d’autres magistrats, qui se chargent des prévenus, les juges de l’application des peines (JAP) sont sur le front pour faire sortir plus (et entrer moins) de condamnés. Nous en avons interrogé plusieurs, pour comprendre comment ils procédaient concrètement.

par Antoine Blochle 1 avril 2020

« J’ai entendu la garde des Sceaux sur France Inter, dire “nous allons faire ci ou ça”, comme si c’était le ministère qui s’en chargeait. Mais c’est quand même nous qui sommes en première ligne ! On est encore plus sous pression que d’habitude, et il ne faut surtout pas qu’on laisse sortir le détenu de trop. Au moins, pour une fois, on va un peu partager cette responsabilité avec le parquet ». C’est ainsi qu’un JAP de région parisienne résume la situation. « C’est un peu compliqué en ce moment, mais on choisit des profils, on rend des décisions et… on fait attention, comme d’habitude, quoi. Les ordonnances sont très claires et c’est un vrai soutien », considère au contraire une autre magistrate. « Heureusement qu’on peut compter sur le renfort de collègues du civil, notamment des affaires familiales, qui se sont portés volontaires », explique une troisième.

Tous les ressorts ne sont donc pas dans la même situation. Ni tous les JAP, dans le même état d’esprit. La première semaine, certains avaient d’ailleurs pris l’initiative, sans doute pas très heureuse, de « geler » la situation : plus aucune entrée en détention, mais aucune sortie non plus. Désormais, partout en France, la tendance est à vider (un peu) les établissements. Jusqu’à, idéalement, pouvoir réserver un étage ou une aile aux malades. Mais en essayant tout de même d’étaler les sorties, pour que les flux restent gérables : « On ne peut pas imposer vingt sorties le même jour aux greffes des établissements. Ils ne pourraient pas appliquer les gestes barrières, tout le monde se retrouverait entassé, avec les familles qui viendraient les chercher en même temps… ».

Les JAP peuvent toujours prononcer les aménagements et modalités d’exécution classiques… du moins en théorie. Les surveillances électroniques ne sont plus envisageables, puisque l’administration pénitentiaire ne pose plus de bracelets. Certains en prononcent tout de même, « quand on ne peut pas faire autrement », en remettant la pose du dispositif à plus tard. Dans l’intervalle, comme pour les assignations à domicile qui vont progressivement se mettre en place, contrôle social et police administrative tendent donc à se substituer au suivi judiciaire habituel : « Si certains ne se confinent pas, ils seront contrôlés, on le saura, et ils iront en détention », résume Cécile Dangles, JAP dans le Nord de la France et présidente de l’association nationale qui regroupe un grand nombre de ses collègues (ANJAP). Mais cette solution n’est clairement pas la panacée : « Pour les mesures prononcées avant la crise, on était déjà sur des poses mi-mai, voire début juin », explique une autre juge.

Les placements à l’extérieur (PE) restent ponctuellement possibles dans une poignée de structures associatives : quelques mesures ont été prononcées la semaine dernière. Mais les JAP ont surtout recours au « placement extérieur à domicile », curieuse formule qui implique un accompagnement a minima par l’administration pénitentiaire, sans aucun autre intervenant : « Bien sûr, ça ne fonctionne pas pour des gens qui ont besoin d’un encadrement ». C’est que, dans de nombreux ressorts, « tout est à l’arrêt complet, des centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) aux centres médico-psychologiques (CMP), en passant par les missions locales… ». Certains JAP prenaient déjà ponctuellement cette mesure un peu baroque, d’autres n’en avaient jamais ordonné une seule dans leur carrière : « Quand on essayait, c’était un refus systématique, à la fois du parquet et des collègues. Il aura fallu cette épidémie pour qu’on en fasse ».

Les semi-libres, eux, ont été basculés dans la mesure du possible en libération conditionnelle, dès lors qu’ils avaient une solution d’hébergement un tant soit peu vérifiée et adaptée. Les quartiers de semi-liberté (QSL) se vident donc rapidement, et les moins vétustes sont souvent « remis » à l’administration pénitentiaire, pour être convertis en espaces de confinement, afin d’exfiltrer de détention classique les contaminés, en tout cas les moins problématiques. « Chez nous, c’était ça, l’urgence des urgences », explique une JAP.

Pour toutes les mesures, le domicile est désormais le seul critère véritablement jaugé, avec l’absence de risque de trouble à l’ordre public, bien sûr. Il était jusqu’ici d’usage de prendre en compte l’existence et la viabilité d’un projet de réinsertion, mais « les promesses d’embauche ou entrées en formation n’ont plus aucune valeur », se désole un JAP. Un autre magistrat confesse : « On prend évidemment nos distances avec le code de procédure pénale, mais pour une fois, on y est autorisé ». Cécile Dangles relativise : « Je vous arrête tout de suite, ce n’est pas une condition. Beaucoup de mes collègues ont une vision trop restrictive de la notion de projet, alors que ce qu’on demande, c’est juste d’être dans une certaine progression. Exiger des contrats de travail me paraissait déjà très étonnant en temps normal, vu la conjoncture ».

Le champ du « hors débat » a été élargi, notamment pour les suspensions de peine, même si « c’est compliqué de statuer sans même rencontrer les détenus ». Et si débat il doit y avoir, les juges peuvent se contenter d’avis écrits, notamment du parquet (lequel télétravaille dans de nombreuses juridictions), ce qui évite un certain nombre de situations rocambolesques : « La semaine dernière, raconte une JAP, pour un débat contradictoire en détention, je n’avais pas de procureur, et je ne pouvais donc pas rejeter ! C’est aberrant, on perd du temps ». Un autre résume : « On est au moins tous d’accord sur le fait qu’on n’a clairement plus le temps de demander les avis des uns et des autres ».

Solution intermédiaire, l’extension de la visioconférence n’emballe pas tous les magistrats, et se heurte surtout à la baisse des effectifs de surveillants (de l’ordre du tiers, dans certains établissements). Mais elle est indispensable pour limiter la pression sur les pôles d’extractions judiciaires (ou éventuelles « extractions vicinales »), qui se recentrent ainsi sur les transferts sanitaires. Lesquels sont désormais possibles entre maisons d’arrêt et établissements pour peine, puisque la distinction, qui était à géométrie variable s’agissant des courtes peines, est provisoirement abolie par l’ordonnance. Justement, centres de détention, et à plus forte raison maisons centrales sont mis un peu de côté, d’autant qu’un numerus clausus y empêche la surpopulation : « On a quelques très faibles reliquats, mais on n’a vraiment pas le temps de s’en occuper. Il ne faut pas les oublier, c’est clair, mais ils sont quand même un peu préservés par l’encellulement individuel ».

Quant à la conversion en TIG, voire en jours-amende, l’ordonnance en a étendu le champ : réservée en temps normal aux quantums d’emprisonnement de moins de six mois, elle est étendue aux peines plus longues dont le reliquat passe sous ce seuil. « Il n’y a évidemment plus aucun organisme pour accueillir des “TIGistes”, mais on peut toujours prononcer et reporter la mesure. C’est quand même un peu compliqué, je crois plus au sursis probatoire renforcé », songe un JAP. Un autre, en poste dans le Sud de la France, compte bien se saisir de ces outils : « Nous avons demandé à être saisis en urgence de tous les reliquats de peine de moins de six mois disposant d’un domicile. Les premières décisions ont été rendues jeudi et vendredi de la semaine dernière ». Dans certains ressorts, on a au contraire listé en priorité ceux qui étaient exclus des dispositifs. D’autres encore procèdent par tranches : reliquats de moins de deux mois, puis de deux à quatre, et un jour ou l’autre, de quatre à six mois.

L’ordonnance prévoit également les fameuses réductions de peine supplémentaires (RPS) exceptionnelles de deux mois. « Les juridictions sont en train de s’en saisir, et ça devrait libérer un nombre de places important », considère Cécile Dangles. Mais tout le monde ne semble pas convaincu de l’impact statistique de la mesure : « Ça ne devrait pas représenter grand monde, c’est surtout une carotte pour qu’ils se tiennent tranquilles en détention », persifle un collègue. En effet, elle pourra concerner tous ceux qui auront été détenus pendant tout ou partie de la durée de l’état d’urgence sanitaire, quelle que soit leur date de sortie (hors crimes, infractions terroristes et violences conjugales), tout en excluant les mutins ou auteurs de tout « comportement de mise en danger » sur le plan sanitaire, formulation susceptible de couvrir un grand nombre de fautes disciplinaires. La solution reste bienvenue : « Pas d’activités, pas de parloirs, pas de permissions de sortie, et pas (ou moins) de cannabis qui entre, ça ne favorise pas le calme ! ».

Pendant ce temps-là, le « milieu ouvert » est réduit à sa plus simple expression : « Ce n’est clairement pas notre priorité ». Les JAP ne gèrent plus que les urgences les plus graves, mais « bien sûr qu’il nous arrive encore de rendre des ordonnances d’incarcération ! ». Les services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP), eux aussi en plan de continuité d’activité, donc en effectifs réduits, essaient dans la mesure du possible de « prioriser » les plus fragiles, les plus isolés ou les situations familiales compliquées. Un JAP est tout de même un peu inquiet : « Ils interviennent a minima, et surtout par téléphone. J’espère que ça ne va pas trop durer, parce que moi, les suivis façon “apéros Facebook”, je n’y crois pas beaucoup ».

Certains, comme Cécile Dangles, se prennent à rêver de désengorger durablement les prisons : « Maintenant qu’on dresse ces fameuses listes, on prend vraiment la mesure du nombre incalculable de peines extrêmement courtes. Ce sont elles qui ont engorgé nos juridictions, alors qu’elles ne servent à rien en termes de réduction de la récidive. Au moins 20 % des personnes qui sont en détention n’ont rien à y faire. J’espère vraiment qu’au niveau central, au-delà de la crise sanitaire, on en tirera encore des enseignements ». Il faut dire que (hasard du calendrier) la réforme des peines (avec ses nouveaux seuils d’aménagement) est entrée en vigueur le 24 mars dernier. Toutes les instructions locales n’en font d’ailleurs pas la même interprétation : certaines considèrent visiblement qu’elle ne concerne que les condamnations prononcées à compter de cette date ; d’autres, qu’elle couvre les condamnations antérieures pas encore ramenées à exécution.