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Quand l’Allemagne redonne ses lettres de noblesse à la compétence universelle

En condamnant un membre des services secrets syriens pour complicité de crimes contre l’humanité, le tribunal régional supérieur de Coblence dans la Rhénanie-Palatinat inscrit son nom en lettres d’or dans la petite histoire de la compétence universelle.

par Kevin Mariat, MCF contractuelle 17 mars 2021

Une décision historique

Le jour même, le verdict du tribunal régional supérieur de Coblence1 est déjà qualifié d’« historique »2. Chose assez rare, la condamnation du 24 février 2021 est même relayée par la presse française3, européenne4 et internationale5. Il s’agit, comme le note le professeur Stuckenberg lors de l’ouverture du procès en avril 2020, du premier jugement et aujourd’hui de la première condamnation au monde d’un membre du régime syrien pour crime contre l’humanité6. Le procès concernait à l’origine deux co-accusés, reconnus dans la rue par des réfugiés syriens et arrêtés en 2019. La condamnation du 24 février concerne E. Al-Gharib, poursuivi pour avoir arrêté plusieurs manifestants et les avoir conduits à la prison d’al-Katib où la torture est massivement appliquée. Reconnu coupable de complicité de crimes contre l’humanité, il est condamné à quatre ans et demi de prison – le parquet avait plaidé cinq ans et demi, la défense l’acquittement. La procédure contre l’autre coaccusé poursuit son cours, qui concerne Anwar R…, ancien colonel de la sûreté de l’État poursuivi pour cinquante-huit chefs de crimes contre l’humanité dans la même prison d’al-Katib.

Si, conformément au § 275 du code de procédure pénale allemand, les juges disposent encore de longues semaines avant de rédiger leur jugement7, le verdict oral ainsi que les différentes réactions qui s’en sont suivies permettent quelques brèves remarques sur ce qui fait de ce procès, rendu possible par le code de droit pénal international allemand, une procédure inspirante. Signalons que le condamné a interjeté appel, mais pas le ministère public8.

Une condamnation prononcée en application du code de droit pénal international allemand

Le procès de Coblence a été permis par l’entrée en vigueur, en 2002, d’un code de droit pénal international9, premier du genre10, qui prévoit dès son § 1 que « la présente loi s’applique pour toutes les infractions […] qui y sont prévues, y compris, pour les infractions des § 6 à 1211, lorsque les faits ont été commis à l’étranger et qu’ils n’entretiennent aucune relation avec l’Allemagne ». Cette compétence universelle (Weltrechtsprinzip) n’est pas conditionnée, contrairement au système français, à la présence voire à la résidence habituelle de l’individu sur le territoire national. C’est sur la base de ce texte que les juges du tribunal régional supérieur de Coblence ont puisé leur compétence pour affirmer que « le gouvernement syrien avait mené une attaque généralisée et systématique contre la population civile », attaque que l’accusé Eyad A… a aidé et encouragé en connaissance de cause. Celui-ci étant un subordonné, ayant coopéré, avoué le crime et renié le régime tout en s’étant quand même initialement volontairement mis à la disposition de l’appareil répressif syrien12, les juges l’ont condamné à quatre ans et demi de prison.

L’Allemagne, on le comprend, se place en ce début 2021 résolument en tête des États moteurs sur le plan du droit pénal international. Au-delà de la décision du tribunal régional supérieur de Coblence, la Cour fédérale de justice vient d’affirmer avec fracas que l’immunité de juridiction ne pouvait en aucun cas bénéficier à un soldat afghan jugé pour crime de guerre pour avoir torturé un prisonnier taliban13. De quoi laisser rêveur quand on sait que, quinze jours avant, la Cour de cassation française invoquait au contraire cette immunité pour confirmer le non-lieu dans l’affaire des Français détenus à Guantanamo14.

Une procédure inspirante

Pour la France, qui connaît le principe de compétence universelle, cette procédure allemande devrait servir d’inspiration. On sait d’ailleurs qu’une plainte a été déposée le 1er mars en France pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre à l’occasion de deux attaques chimiques en Syrie, et que la France et l’Allemagne coopèrent fortement sur le dossier syrien15. L’on sait les risques diplomatiques de la compétence universelle16 et son coût financier17. Soit, mais le fait que l’Allemagne vienne de mener à terme – et relativement rapidement – le procès d’un criminel contre l’humanité syrien, devrait rassurer la France dans la possibilité d’utiliser la compétence universelle pour lutter contre l’impunité des criminels internationaux récents18. Peut-être serait-il aussi temps de songer à un véritable code de droit pénal international français afin de codifier une matière complexe en pleine émergence19 et, pourquoi pas, de poser une compétence universelle absolue pour les crimes internationaux.

La justice pénale internationale, on le sait, n’est pas infaillible, en particulier dans le cas syrien. La Syrie n’étant pas État partie à la Cour pénale internationale (CPI), seule une décision du Conseil de sécurité de l’ONU pourrait éventuellement saisir la CPI, possibilité réduite en pratique à peau de chagrin du fait des vétos russe et chinois. Il ne reste alors plus qu’à songer à une justice interne à la compétence universelle20.

En ce sens, les juges allemands invitent à penser les rapports entre traitement international et traitement interne des crimes internationaux dans des termes de complémentarité, comme le fait déjà la CPI21. En effet, la compétence universelle est la seule arme dont disposent actuellement les victimes de crimes contre l’humanité – rare infraction à désigner par son nom sa victime – commis par le régime syrien. Bien sûr, la procédure allemande a aussi montré des failles, mais celles-ci tiennent non pas tant à la compétence universelle dans son principe qu’à l’importance des procès pour crimes internationaux : plusieurs témoins se sont en effet rétractés par peur de représailles22. Le verdict à venir contre l’autre coaccusé, le procès contre le médecin d’un hôpital militaire syrien qui doit s’ouvrir en juin ainsi que les quelque quatre-vingts enquêtes en cours sous l’autorité du parquet fédéral depuis la publication du rapport César raviront les partisans d’une justice universelle et mondialisée pour les crimes internationaux – en attendant, donc, un éventuel procès similaire de notre côté du Rhin. Il en va, comme l’avait noté le procureur général le 23 avril 2020 lors de l’ouverture de l’audience à Coblence, de notre responsabilité historique. Longue vie à la compétence universelle !

 

 

Notes

1. OLG Koblenz, 24 févr. 2021, Az. 1 StE 3/21.

2. V. par ex. Historischer Prozess un Staatsfolter in Syrien endet mit Haftstrafe, Die Süddeutschezeitung, 24 févr. 2021.

3. V. par ex. M. Zerrouky, La justice allemande condamne un tortionnaire syrien, Le Monde, 26 févr. 2021, p. 3.

4. V. par ex. Siria, condannato in Germania a 4 anni e mezzo un ex agente di Assad, Corriere della sera, 24 févr. 2021.

5. V. par ex. L. Morris et S. Dadouch, German court convicts Syrian ex-intelligence officer in historic torture trial, The Washington Post, 24 févr. 2021.

6. C.-F. Stuckenberg, Weltrechtsprinzip und (Völker-)Strafrecht, BRJ 02/2020, p. 102.

7. Les juges disposent en principe de cinq semaines, le délai étant majoré de deux semaines pour les audiences ayant duré plus de dix jours et de deux semaines supplémentaires pour toute nouvelle tranche de dix jours d’audience au-delà. En l’espèce, il y a eu soixante jours d’audience.

8. Bundesanwaltschaft verzichtet auf Revision, LTO, 4 mars 2021.

9. S. Manacorda et G. Werle, L’adaptation des systèmes pénaux nationaux au Statut de Rome. Le paradigme du Völkerstrafgesetzbuch allemand, RSC 2003. 501 .

10. M. Massé, Des figures asymétriques de l’internationalisation du droit pénal, RSC 2006. 755 .

11. Soit le crime de génocide (§ 6), les crimes contre l’humanité (§ 7) et les crimes de guerre (§ 8 à 12).

12. Ce qui exclut toute contrainte contrairement à ce que plaidait la défense, v. C. Safferling, Verbrechen gegen die Menschlichkeit in Momentaufnahme, LTO, 24 févr. 2021.

13. BGH 28 janv. 2021, Az. 3 StR 564/19.

14. Crim. 13 janv. 2021, n° 20-80.511, D. 2021. 81 ; AJ pénal 2021. 105 et les obs. .

15. S. Maupas, Armes chimiques : plainte inédite en France contre le régime syrien, Le Monde, 3 mars 2021, p. 2.

16. J.-B. Jeangène Vilmer, La compétence universelle à l’épreuve des crises diplomatiques, RSC 2016. 701 .

17. C.-F. Stuckenberg, art. préc.

18. Jusqu’à présent, les faits jugés en France sur le fondement de la compétence universelle se sont tous déroulés, à notre connaissance, au XXe siècle.

19. En témoigne la multiplication des manuels sur la question ces dernières années, v. S. Cassese et al., Les grands arrêts de droit international pénal, 2e éd., Dalloz, coll. « Grands arrêts », 2021 ; J. Fernandez, Droit international pénal, LGDJ, coll. « Systèmes », 2020 ; D. Rebut, Droit pénal international, 3e éd., Dalloz, coll. « Précis », 2019 ; F. Bellivier, M. Eudes et I. Fouchard, Droit des crimes internationaux, PUF, coll. « Thémis », 2018 ; R. Maison, Justice pénale internationale, PUF, coll. « Droit fondamental », 2017.

20. L. Bourguiba, Les crimes commis en Syrie dans les prétoires allemands : de l’échec de la justice universelle au renouveau de la compétence universelle de tribunaux européens, Confluences méditerranée 2020/4, p. 63 ; C. Safferling, art. préc.

21. V. I. Grebenyurk, Pour une reconstruction de la justice pénale internationale. Réflexions autour d’une complémentarité élargie, LGDJ, coll. « Thèses », 2018.

22. P. Avril, Un tortionnaire du régime syrien condamné à Coblence, Le Figaro, 25 févr. 2021, p. 8.