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La syndicaliste d’Areva a-t-elle mis en scène sa terrible agression ?

Maureen K. comparaissait lundi 15 mai devant le tribunal correctionnel pour dénonciation mensongère d’une infraction imaginaire. Elle affirmait avoir été agressée, séquestrée et violée, pensant que ceci avait un lien avec un conflit qui l’opposait à la direction d’Areva, dont elle est une salariée, syndicaliste active. Un mois plus tard, les enquêteurs concluent qu’elle s’est infligée ces blessures elle-même. Maureen K. nie cela. Décision le 6 juillet.

par Julien Mucchiellile 16 mai 2017

Dans le prétoire, l’avocat saisit une chaise, la fait pivoter et la plante vivement devant le tribunal. Il tend son doigt vers son pied : « entorse à la cheville ! » Puis, se touche l’épaule droite : « impotence de l’épaule ! » Sa voix est sonore, ses gestes vifs. Il tend un surligneur : « Couteau ! » À quelques mètres, une femme assise, prostrée, se plaque les mains sur les oreilles. « Il va falloir que je me le plante dans le vagin ! Admettons que je me sois déjà scarifié le ventre. » Me Thibault de Montbrial reconstitue l’agression dont sa cliente, Maureen K., fut victime en décembre 2012, et pour laquelle elle est renvoyée devant le tribunal correctionnel de Versailles.

Quatre ans et demi après les faits, la terreur est encore visible sur le visage de cette Irlandaise de 61 ans, secouée de spasmes à l’évocation des supplices décrits par son défenseur. Pour l’accusation, forcément, c’est la manifestation virtuose d’un esprit retors, ou l’expression involontaire d’une mauvaise conscience douloureuse. Celle d’avoir dénoncé mensongèrement une infraction imaginaire, en l’espèce un viol accompagné d’actes de tortures et de barbarie, et une séquestration sans libération volontaire, « et ainsi exposé les autorités judiciaires à d’inutiles recherches », dit l’ordonnance de renvoi.

Selon le procureur, c’est Maureen K. qui a agressé Maureen K. Cette dernière, pourtant, soutient au tribunal : « J’ai été sauvagement agressée, le 17 décembre 2012, et je suis innocente des charges ». Elle retrace sa journée : levée vers 6 heures, son mari est parti au travail. Elle se lave les dents au-dessus du lavabo, le volume de la télévision est élevé, pour qu’elle puisse entendre les informations en se préparant. Elle a justement rendez-vous pour une IRM de son épaule, qu’une blessure au niveau des « rotateurs », limite dans ses mouvements. Elle est vêtue d’une robe et d’un collant. Soudain une main la saisit : « Je me souviens du noir sur mes yeux », souffle-t-elle à la présidente, sans parvenir à contrôler des tremblements vraiment impressionnants. Un bonnet sur les yeux, un objet qu’elle pense être une arme dans le dos, elle fait ce qu’on lui dit. Son agresseur lui attache les pieds à la chaise, les mains dans le dos, puis elle sent la lame d’un couteau lui couper le ventre. « Je pensais que j’avais les intestins sur les genoux, et qu’il ne fallait pas que je bouge », relate-elle. Tétanisée, elle ne réagit pas lorsqu’il tente de lui enfoncer le manche du couteau dans le vagin. Il y arrivera au second essai, après avoir lubrifié l’objet avec de la margarine, dont le pot sera retrouvé à proximité. Il est environ 7 heures, Maureen est abandonnée par l’individu qu’elle n’a pas pu voir, et qui lui a glissé, avant de partir : « Il n’y aura pas de troisième avertissement. Arrête de t’occuper de ce qui ne te regarde pas. » C’est sa femme de ménage qui, venant faire son travail, vers 13 heures, découvre Maureen K. attachée, le bonnet sur la tête, le couteau enfoncé.

L’enquête est menée par la section de recherche de Versailles. Maureen K. estime que son activité syndicale au sein de l’entreprise Areva, dont elle est l’employée, est une hypothèse à creuser. Deux mois avant l’agression, l’entreprise française avait conclu un contrat très important avec EDF et la CGNPC, opérateur chinois d’énergie nucléaire, portant sur la construction d’un réacteur nucléaire de troisième génération en Chine. Maureen K., militante « depuis 15 ans », dit-elle, à la CFDT et secrétaire du comité de groupe européen, conteste le transfert de technologie et les emplois qu’elle estime menacés par ce contrat. « Vous avez été décrite comme extrêmement investie dans ce projet », explique la présidente. « Oui, mais je ne personnalisais pas cette contestation. C’était une lutte collective », prend-elle soin de rappeler.

Maureen K., tout de même, est à la pointe de la contestation, et participe à des réunions houleuses avec Luc Oursel, le président d’Areva qui a succédé à Anne Lauvergeon un an auparavant. À l’audience, la prévenue se dit choquée par les « colères noires » que Luc Oursel passait sur elle. Elle est décrite comme une femme tendue, angoissée par ce violent combat dont les enjeux économiques et politiques sont immenses – plusieurs milliards. Elle a un passé dépressif et alcoolique, une personnalité jugée anxieuse, mais, bien que visiblement éprouvée par l’épreuve, elle n’était pas malade, selon ses proches. De la direction, elle exigeait la copie complète du contrat pour informer les salariés, et venait d’être mandatée par ses « camarades » pour représenter le syndicat en justice, afin d’obtenir gain de cause.

Préoccupée, plus que jamais investie, elle envoie deux jours avant son agression un SMS à Bernard Cazeneuve, alors ministre délégué aux affaires européennes, et un autre à Arnaud Montebourg, ministre du redressement productif. Le premier lui répond dans la minute : « appelez mon secrétariat lundi », et le second 3 heures plus tard, lui assure suivre de prêt cette affaire.

7 500 € d’amende requis

C’est dans ce sens que l’enquête démarre. Cinq semaines plus tard, Maureen K. est convoquée. « Vous avez du nouveau ? – Oui, on va vous expliquer », répond l’officier de police judiciaire, ce 23 janvier 2013. Elle est rapidement placée en garde à vue : les divers examens d’experts remettent en cause sa version. À sa troisième audition, à 18h20, elle avoue : «Â  je ne sais pas ce qui s’est passé, j’ai dû délirer. J’ai dû imaginer mon agression. Je ne me rappelle pas comment j’ai préparé toute cette agression imaginaire. » Face aux gendarmes, elle ne se souvient d’aucun détail et se met à pleurer.

Confronté à ces faméliques aveux, le procureur de la République en personne vient conduire une quatrième audition, après 20 heures. Elle confirmait son propos. À propos de la scarification sur le ventre (un « A » pour « Areva » ou pour « Avertissement », pense-t-elle), elle admet se l’être infligé, puis, dans la même phrase, se contredit. « J’ai du mal à admettre que cette agression est imaginaire mais je sais qu’elle est imaginaire. Je vous ai donné de vrais aveux, je ne me rappelle pas très très bien. »

Au tribunal, la prévenue affirme désormais : « J’ai reçu des menaces en garde à vue, ma famille aussi. On m’a parlé du rouleau compresseur de la justice, qui allait s’abattre sur nous. Il fallait que je dise que c’était moi, qui avais commis l’agression. » Elle raconte que son avocat de l’époque, un ancien bâtonnier versaillais à la haute réputation, lui avait proposé un « deal » servi par le procureur. Cet avocat a tout raconté à Me de Montbrial, qui explique au tribunal : « Le deal consistait à écrire des aveux circonstanciés sous huit jours, en l’échange de l’abandon des poursuites. » Dans le cas contraire, la justice poursuivrait son cours normal. C’est ce qu’il advint : l’enquête sur l’agression de Maureen K. est close le 5 février, et le même jour, une information judiciaire est ouverte sur les faits dont le tribunal correctionnel de Versailles est, ce 15 mai, saisi.

Le « revirement » de la justice, dans cette affaire, se fonde sur une succession d’incohérences que la défense, après un réquisitoire très léger demandant, in fine, la condamnation de la prévenue à 7 500 € d’amende, s’est appliquée à détruire. Me Thibault de Montbrial, concentré dans sa démonstration, poursuit la reconstitution de l’agression. Il tente de mimer Maureen K. s’auto ligotant, les mains derrière le dos, alors que sa blessure à l’épaule l’empêche d’agrafer elle-même son soutien gorge. « Et je pourrais m’arrêter là ! » ponctue-t-il, puisque la simple impossibilité de commettre les faits suffirait à établir l’innocence de sa cliente. Mais : « Je vous préviens, je vais pinailler. »

« La preuve du caractère mensonger n’est pas rapportée »

L’accusation a reproché au vagin de la prévenue de ne pas avoir expulsé le couteau, qui n’aurait pas dû rester « in situ », selon le rapport médical, « sauf état de sidération psychologique », hypothèse plausible, selon la défense, compte tenu des circonstances de l’agression. Il y a également l’absence de lésions au niveau des parties génitales, ce qui est curieux mais pas impossible, l’avocat soulignant l’utilisation d’un lubrifiant. Les collants, dit l’accusation, auraient dû être déchirés par l’action du retrait forcé en position assise. « C’était d’épais collants en laine, pas des collants fragiles qui se filent, personne n’a pris cela en compte », regrette l’avocat.

Et puis, il y a le fait que la porte était ouverte – elle l’était toujours, a témoigné la femme de ménage – et surtout, que tout ce qui a servi à l’agression a été trouvé sur place par l’agresseur, bonnet compris. D’ailleurs, comment a-t-elle pu ne pas sentir l’odeur de son mari, puisque le bonnet lui appartenait (c’est une question de la présidente, NDLR) ? Parce que le bonnet n’était pas enfoncé sur le nez, c’est également la raison pour laquelle elle ne pouvait pas voir à travers les mailles, comme lors de la reconstitution, car la laine n’était pas tendue, il faisait des plis. Il reprend : un agresseur qui vient sans « outil », c’est peut-être incongru, mais « c’est de la spéculation, c’est du contexte » d’en déduire que c’est impossible que cela advienne. L’accusation trouve suspect l’absence de trace papillaire et d’ADN étranger dans la demeure de Maureen K. et son mari ? L’avocat rappelle que cela peut prouver que l’agresseur, un professionnel, s’est prémuni de cela. Il rappelle aussi que les prélèvements effectués par la police scientifique sont extrêmement partiels : aucun sur le bonnet, la poignée de la porte et, « tenez-vous bien, sur le manche du couteau ! » claque-t-il. La présidente sourit.

En droit, Me de Montbrial rappelle une jurisprudence très récente : le 10 février 2017, la cour d’appel de Paris confirmait la relaxe d’un instituteur d’Aubervilliers qui, peu après les attentats du 13 novembre 2015, avait dit avoir été agressé dans son école par un terroriste, avait avoué avoir menti, puis était revenu sur ses aveux. La cour, lit Me de Montbrial, a estimé que « la preuve du caractère mensonger n’est pas rapportée, que les aveux ne sont pas circonstanciés, et que les déclarations du prévenu, aussi contestables qu’elles puissent paraître, n’ont pu être irrémédiablement contredites ». L’avocat déduit de cette décision une « relaxe mécanique » de sa cliente.

Qu’elle soit le fait de la prévenue ou d’un homme non identifié, l’agression de Maureen K., aujourd’hui en retrait de son activité, demeure sans cause connue. Thibault de Montbrial a rappelé que des intérêts économiques si importants impliquaient des intermédiaires, estimant que des officines à leur service auraient pu agir ainsi, mettant au pas la « petite syndicaliste » pour éviter qu’elle ébranle un accord en milliards.

Délibéré le 6 juillet.