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Interview

Cinq ans après la loi Sapin 2, quels progrès dans la lutte anticorruption ?

Les députés Raphaël Gauvain (LREM) et Olivier Marleix (LR), ont évalué depuis six mois la loi Sapin 2 de 2016 sur la lutte anticorruption. S’ils en tirent un bilan très positif, ils formulent cinquante propositions : réorganisation institutionnelle avec le transfert de certaines missions de l’Agence française anticorruption (AFA), obligations des administrations en matière de prévention anticorruption, justice financière, protection des lanceurs d’alerte… Pour Dalloz actualité, Raphaël Gauvain revient sur les principales préconisations et leur éventuelle transposition législative.

le 7 juillet 2021

La rédaction : Quel bilan général tirez-vous de la loi Sapin 2 pour la lutte anticorruption ?

Raphaël Gauvain : Sans contestation possible, il y a un avant et un après Sapin 2. C’est l’une des lois les plus importantes du précédent quinquennat. Nous avons souhaité intervenir cinq ans après pour l’évaluer.

Globalement, le bilan est très positif, mais avec le recul, nous avons identifié des améliorations à apporter. C’est pourquoi nous formulons cinquante propositions très concrètes pour relancer la politique de lutte anticorruption. Car, à regarder le classement de la France dans les classements internationaux, nous sommes encore perfectibles.

La rédaction : Un des points principaux de cette loi était la création de l’Agence française anticorruption (AFA). Est-ce une réussite ?

Raphaël Gauvain : L’AFA a eu le mérite de s’installer dans le paysage, d’avoir été rapidement opérationnelle et mis en place des obligations pour les entreprises. Surtout qu’elle n’a pu bénéficier des 70 agents promis à sa création. Mais nous avons relevé un problème institutionnel : l’AFA est une agence à double visage, au statut hybride. Sans être une autorité administrative indépendante, elle n’est pas totalement un service, vue qu’elle est dirigée par un magistrat indépendant et dispose d’une commission des sanctions indépendantes. Ce statut hybride est aussi lié aux débats parlementaires et un mouvement d’époque contre les autorités administratives indépendantes.

C’est ce qui manque pour qu’elle puisse impulser une politique gouvernementale de lutte contre la corruption. Car les missions de l’AFA dans l’organisation et l’impulsion de la lutte anticorruption n’ont pas été mises en œuvre. Notamment le Plan national pluriannuel de lutte contre la corruption 2020-2022 n’est pas du tout au niveau, surtout si on le compare au plan britannique.

La rédaction : Vous préconisez une réorganisation institutionnelle, qui n’est pas souhaitée par l’AFA (Dalloz actualité, 8 avr. 2021, art. P. Januel). Faut-il bousculer l’édifice construit en 2016 ?

Raphaël Gauvain : Nous proposons de recentrer l’AFA sur son rôle de coordination administrative et d’appui à la programmation stratégique. Par contre, les fonctions de conseil et de contrôle actuellement remplies par l’agence, seraient transférées à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) afin de créer une grande autorité administrative indépendante compétente en matière d’éthique publique et de prévention de la corruption. Cette « Haute autorité pour la probité », qui engloberait les missions de la HATVP et de l’AFA serait notamment chargée de contrôler les entreprises et les acteurs publics.

La rédaction : Les nouvelles obligations en matière de prévention de la corruption étaient-elles trop strictes?

Raphaël Gauvain : La France a décidé de mettre en place un modèle original, plus formaliste que les normes établies aux États-Unis et au Royaume-Uni. En France, il est possible de sanctionner une entreprise, même en l’absence de corruption effective, quand ailleurs, il n’y a sanction que si des faits de corruption sont avérés. Cela a permis de mettre notre pays au plus haut niveau des standards de lutte anticorruption. C’est une politique très volontariste qui a porté ses fruits.

La rédaction : Les contrôles de l’AFA ont été critiqués pour leurs lourdeurs. Qu’en est-il selon vous ?

Raphaël Gauvain : Les premières entreprises ont sans doute essuyé quelques plâtres, avec des contrôles très pointilleux qui ne correspondaient pas à la culture de la compliance, mais il y a eu des améliorations depuis. Les choses sont en train d’évoluer et de se normaliser.

Mais notre volonté de réorganisation institutionnelle n’est pas liée à des contrôles qui auraient été trop stricts. Nous ne souhaitons pas mettre à terre tout l’édifice. L’AFA est partie de rien, et il n’y avait pas de culture de lutte anticorruption. Des plâtres ont été essuyés dans les premiers contrôles, comme d’ailleurs pour toutes les autorités à leurs créations. C’est le choix institutionnel de 2016, qui, pour nous, est à réinterroger. Ce que l’on pointe, c’est que cette organisation hybride ne marche pas : la coordination de la lutte anticorruption au niveau gouvernemental ne fonctionne pas.

La rédaction : Qu’en est-il des acteurs publics ?

Raphaël Gauvain : Pour les acteurs privés, les avancées ont été importantes. Mais c’est un constat d’échec pour les acteurs publics, où il y a une absence de culture anticorruption. Alors même que les administrations, notamment les collectivités locales, sont des sources potentielles de corruption extrêmement importantes. Les décideurs publics locaux ne sont pour l’instant pas sensibilisés. D’où la nécessité d’impulser une politique de lutte anticorruption dans les collectivités, avec des actions de prévention. Il faut aussi mettre en place des sanctions pour les administrations. Il faut plus de publicité, imposer des débats sur les sujets au sein des instances. La publicité permet la pression de l’opinion.

La Rédaction : Vous préconisez également d’étendre les obligations aux filiales françaises des entreprises étrangères ?

Raphaël Gauvain : Nous avons vu que c’était un trou dans la raquette. La loi a imposé des obligations fortes pour les entreprises françaises mais certaines filiales de grands groupes n’y sont pas soumises.

La rédaction : Sur le volet judiciaire, la loi Sapin 2 visait à ce que les entreprises françaises soient condamnées par la justice française et non par la justice américaine, avec, notamment l’instauration d’une Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), sorte de plaider-coupable pour les entreprises. Les objectifs sont-ils remplis ?

Raphaël Gauvain : Incontestablement c’est une grande réussite de la loi Sapin 2. La CJIP a permis de régler des affaires importantes comme celles de la Société générale ou d’Airbus. Avant 2016, aucun dossier ne sortait et précédemment les dossiers BNP ou Alstom avaient été réglés par la justice américaine. La CJIP a incontestablement permis à la France de retrouver sa souveraineté judiciaire. Aujourd’hui, ce sont des Français qui font les enquêtes et mettent en place des programmes de conformité.

La rédaction : Récemment, l’affaire Bolloré a mis en lumière le manque de coordination entre la CJIP qui règle le sort de la personne morale et la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC), qui concerne leurs dirigeants. Dans cette affaire, le tribunal a décidé de valider la CJIP, mais pas la CRPC. Le procureur national financier, Jean-François Bohnert, a suggéré que la loi évolue (Dalloz actualité, 12 avr. 2021, art. P. Januel). Que préconisez-vous ?

Raphaël Gauvain : La solution de facilité serait d’étendre la CJIP aux personnes physiques. Nous ne le souhaitons pas. La CJIP doit rester réservée aux personnes morales. L’instrument adapté pour les personnes physiques reste la CRPC. Nous proposons de mettre en place une CRPC spécifique où le contrôle du juge serait limité à certains critères, afin de laisser plus de place à la justice négociée. Parmi ces critères figurent notamment l’auto-dénonciation et la pleine coopération à l’enquête.

L’objectif est que le parquet puisse donner des assurances aux dirigeants, afin de favoriser l’auto-dénonciation. Si on souhaite que les dirigeants s’auto-dénoncent que des dossiers sortent, il faut leur donner des garanties.

La rédaction : Comment faire pour que les entreprises développent les enquêtes internes ?

Raphaël Gauvain : Aujourd’hui elle est mal encadrée, et cela reste de la soft law. Il faut mettre en place un certain nombre de garanties au niveau procédural, pour protéger les personnes visées. Le problème des enquêtes internes est qu’elles peuvent être instrumentalisées, par exemple contre d’anciens dirigeants. Si on veut la développer, il faut mieux l’encadrer afin que l’efficacité de la justice s’améliore. C’est aussi pour ça qu’il faut renforcer la confidentialité des avis juridiques.

La Rédaction : Mais n’est-ce pas une privatisation de la justice ?

Raphaël Gauvain : Je n’aime pas le terme. La justice négociée et de pleine coopération permet de sortir des affaires et elle est efficace. Avant il ne se passait rien. Il y avait très peu d’affaires, et ces quelques affaires demandaient des moyens très importants aux services d’enquête. La loi Sapin 2 a permis de résoudre un certain nombre de dossiers, dans des délais très raisonnables. Le total des amendes infligées atteint 3 milliards d’euros.

La rédaction : Comment favoriser la portée extraterritoriale de la loi Sapin 2 que vous souhaitez voir renforcée ?

Raphaël Gauvain : La loi Sapin 2 a donné une portée extraterritoriale au droit français. Mais, quatre ans après, nous n’avons aucun dossier traité par le Parquet national financier pour des faits de corruption à l’étranger. En matière extraterritoriale il ne faut pas que des stratégies défensives, mais aussi offensives, quand les entreprises françaises se font évincer de marchés de manière illégale. Il faut mobiliser les services et les réseaux diplomatiques, comme le font d’ailleurs d’autres pays.

La rédaction : Vous proposez aussi d’assouplir les conditions d’engagement de la responsabilité pénale des entreprises

Raphaël Gauvain : Aujourd’hui, deux conditions doivent être réunies pour pouvoir rechercher la responsabilité pénale d’une personne morale : l’infraction doit avoir été commise par un organe ou un représentant de la personne morale, et pour son compte. Ainsi, le Tribunal correctionnel de Paris a relaxé une société en 2017, malgré le constat de faits de corruption, parce que les actes frauduleux avaient été commis par des salariés d’autres entités du groupe et non de la société. Il faut faire évoluer la loi si les faits ont été commis par des personnes non-titulaires de délégation de pouvoir, afin de poursuivre plus efficacement les personnes morales.

La rédaction : Sur le registre des représentants d’intérêts vous êtes plus critiques

Raphaël Gauvain : Il s’agit d’un sujet particulièrement porté par mon collègue Olivier Marleix. Le décret qui a précisé le registre ne respecte sans doute pas la volonté du législateur. Les critères sont très facilement contournables et les données peu exploitables.

Nous souhaitons confier un pouvoir de sanction administrative à la HATVP envers les représentants d’intérêts. Il faut élargir le registre à d’autres décideurs publics et faire en sorte que les critères d’inscription soient plus larges, pour qu’il soit moins contourné. Par ailleurs, la transparence des décrets ou arrêtés pourrait être renforcée en publiant la liste des personnes consultées pour son élaboration.

La rédaction : Vous proposez de mieux protéger les lanceurs d’alerte

Raphaël Gauvain : La plupart des préconisations que nous formulons sont dans la directive européenne sur les lanceurs d’alerte, que nous devons transposer. Il faut retirer le critère du désintéressement, trop vague et préciser celui de bonne foi, pour mieux protéger des personnes qui courageusement dénoncent des agissements frauduleux. Il faut les soutenir dans leurs procédures, ou face à une éventuelle perte salariale. C’est un débat que nous aurons dans le cadre de la transposition de la directive.

La rédaction : Où en est-on de cette transposition ?

Raphaël Gauvain : Mon collègue Sylvain Waserman (Modem, vice-président de l’Assemblée) a beaucoup travaillé sur cette transposition. J’y travaille aussi pour le groupe majoritaire. La directive doit être transposée avant la fin de l’année, normalement par une proposition de loi, en co-construction avec le gouvernement.

La question est le périmètre de ce texte. Doit-il porter uniquement sur la transposition de la directive ou être plus ambitieux en intégrant d’autres sujets ? Les cinquante propositions concrètes que nous formulons avec le co-rapporteur Olivier Marleix font consensus. Les questions de probité et de réforme de l’État et des administrations étaient au cœur du projet de 2017. Le texte peut bénéficier d’un large soutien.

La rédaction : Dans votre précédent rapport, vous portiez l’avocat en entreprise. Où en est-on ?

Raphaël Gauvain : Nous l’évoquons dans ce rapport. Le sujet reviendra car le problème reste posé. Il y a quelques mois, l’Espagne a renforcé le rôle de l’avocat en entreprise. Il existe dans le monde entier et c’est une source de concurrence pour nos entreprises.

Il faut absolument renforcer la protection des avis juridiques des entreprises. On ne peut pas demander aux entreprises françaises de renforcer leur compliance et leurs enquêtes internes, et, dans le même temps, risquer, qu’à cause de cela, elles se retrouvent ensuite devant un tribunal.

 

Propos recueillis par Pierre Januel, journaliste

Raphaël Gauvain

Raphaël Gauvain est avocat et député LREM de Saône-et-Loire