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Le droit en débats

Au sujet de quelques idées reçues sur la laïcité et la séparation

Par Emmanuel Tawil le 22 Janvier 2021

Rarement, depuis la séparation de 1905, le droit des cultes n’a été autant discuté. Les auditions publiques de la commission spéciale de l’Assemblée nationale présidée par François de Rugy et chargée d’examiner le projet de loi confortant le respect des principes républicains, du 17 décembre 2020 au 15 janvier 2021, ont permis l’expression d’analyses souvent riches sur le texte, résultats de la diversité des parlementaires et des personnes auditionnées, experts, fonctionnaires, représentants des cultes. Depuis le 18 janvier 2020, la commission a commencé à l’examen des articles. La discussion en séance publique débutera le 1er février. Néanmoins, quelques idées reçues demeurent trop présentes, y compris parmi les juristes.

La première idée reçue est que l’interprétation du principe de la laïcité ne s’insère pas dans un cadre contraint et que chacun peut donner au principe, qu’il présente parfois comme une valeur, un contenu qu’il tire de son histoire, de son analyse, de son propre rapport au religieux, de ses connaissances plus ou moins grandes du droit positif. « Selon moi, la laïcité c’est… » énoncent les uns ; d’autres emploient une variante : « je voudrais proposer une définition de la laïcité ». L’on ne peut que rester surpris d’un tel phénomène. Comme toute règle juridique, le principe de laïcité a un sens qui s’identifie pragmatiquement à l’interprétation que donne de lui la juridiction qui est au sommet de l’ordre juridictionnel appliquant la norme en question. Parler d’interprétation authentique renverrait à des débats sans fin. Néanmoins, l’interprétation que le Conseil constitutionnel donne de la Constitution s’impose de fait. Si le Parlement estimait devoir passer outre cette interprétation, il pourrait réviser la Constitution, comme il l’a déjà fait, notamment par la loi constitutionnelle du 25 novembre 19931 par laquelle il a contourné la décision n° 93-325 DC du 13 août 19932. Quel est le sens du principe de laïcité selon le Conseil constitutionnel ? Selon la décision n° 2012-297 QPC du 21 février 20133, le principe de laïcité contient six éléments : la neutralité de l’État ; la non-reconnaissance des cultes ; le respect de toutes les croyances ; l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion ; le libre exercice des cultes ; le principe selon lequel l’État ne salarie aucun culte. De plus, dans la décision n° 2004-505 DC du 19 novembre 2004, le Conseil constitutionnel a défini la laïcité comme interdisant « à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers »4. Rien de plus. C’est déjà beaucoup.

La seconde idée porte sur le sens du principe selon lequel l’État ne reconnaît aucun culte, contenu à l’article 2 de la loi de 1905 et dont le Conseil constitutionnel a fait un élément du principe de laïcité. La plupart des gens donnent de cette règle une interprétation qui leur est propre alors qu’il suffirait de se reporter aux travaux préparatoires à la loi de 1905 pour se rappeler que, comme le disait Paul Deschanel en 1905, l’on parle de cultes reconnus pour désigner « les cultes organisés en service public »5. A contrario, le principe de non-reconnaissance signifie seulement que les cultes ne peuvent plus être organisés en service public et qu’en conséquence, il ne peut plus y avoir d’établissement public des cultes comme en Alsace-Moselle6. L’objet de la loi de 1905 était la sortie du régime des cultes reconnus et l’organisation des cultes dans un cadre de droit privé, c’est-à-dire la « séparation » selon l’intitulé de celle-ci.

Une autre idée reçue concerne l’interdiction du financement public du culte qui découlerait de la laïcité. Le Conseil d’État n’a jamais rien dit de tel ! Au contraire, dans l’arrêt du 16 mars 2005, Ministre de l’Outre-mer7, il a considéré que le principe de laïcité ne faisait pas en lui-même obstacle à ce qu’une collectivité publique accorde une subvention à un culte, sur un territoire dans lequel la loi de 1905 ne s’appliquait pas. Quant au Conseil constitutionnel, il a seulement interdit le « salariat » des ministres du culte8.

Selon une quatrième idée reçue, le principe posé par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, selon lequel la loi « doit être la même pour tous », interdirait qu’un texte législatif ou réglementaire fasse spécifiquement mention d’un culte. Pourtant, le législateur et le pouvoir réglementaires l’ont fait à de nombreuses reprises : la plupart des textes organisant le régime des cultes reconnus d’Alsace-Moselle mentionnent l’un ou l’autre des cultes reconnus ; la loi du 19 février 19509 fait référence explicitement au culte catholique ; l’arrêté du ministre de la Défense établissant les aumôneries militaires mentionne les cultes catholique, israélite, protestant et musulman10 ; le code de la sécurité sociale fait référence aux différents cultes dans les parties relatives à la sécurité sociale des cultes11, etc. Il ne faut pas comprendre le principe d’égalité devant la loi comme une interdiction de prendre en compte l’existence des cultes et leurs spécificités. Au contraire, il est possible que des règles différentes s’appliquent à ces réalités différentes que sont les cultes les uns par rapport aux autres. Le principe d’égalité implique seulement que l’individu ne soit pas soumis à un régime juridique différent qui dépendrait de son appartenance confessionnelle.

Une cinquième idée reçue est que l’exercice du culte se fait par des associations ayant un objet exclusivement cultuel, régies par la loi du 9 décembre 1905, et par des associations mixtes autorisées par l’article 4 de la loi du 2 janvier 1907 et régies par la loi du 1er juillet 1901. Il n’en est rien : ce dernier article rend possible l’exercice du culte non seulement par des associations régies par la loi du 1er janvier 1901 qui peuvent avoir soit un objet mixte soit un objet exclusivement cultuel12, mais aussi sans aucune structure, par voie de réunions tenues sur initiatives individuelles.

La sixième idée reçue est que les catholiques auraient constitué des associations de la loi 1907, ce qui aurait permis de sortir de la crise provoquée par le refus des associations cultuelles par le pape Pie X. Il n’en est rien : Pie X a tout autant interdit le recours aux associations de la loi de 1907 qu’à celles de la loi de 1905. Il a fallu attendre l’échange de lettres de 192413 pour qu’une solution puisse être trouvée et que soient constituées des associations diocésaines14. Leur régime diffère quelque peu de celui des associations cultuelles15. Leur objet est limité aux frais et à l’entretien du culte catholique et exclut l’organisation de son exercice public16. Pendant dix-huit longues années, le culte qui avait, de très loin, la première place par le nombre de fidèles n’a eu qu’un statut incertain.

Enfin, selon une dernière idée reçue, la qualité d’association cultuelle dépendrait de l’intervention de l’administration : lorsqu’elle est déclarée, l’association ne serait qu’une association de la loi de 1901 ; pour acquérir la qualité de cultuelle, il faudrait qu’elle obtienne une décision du préfet. Cette erreur repose une mauvaise compréhension de la loi du 12 mai 2009. En application de cette dernière, toute association cultuelle peut de demander au préfet « si elle entre dans l’une des catégories d’associations mentionnées au cinquième alinéa de l’article 6 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association ou aux articles 18 et 19 de la loi du 9 décembre 1905 »17. Néanmoins, il ressort clairement des dispositions de la loi du 9 décembre 1905 que la qualité d’association cultuelle découle uniquement de la déclaration en préfecture d’un groupement répondant aux conditions prévues par la loi de 1905. Le rescrit de la loi prévu par l’article 111, V, de la loi de 12 mai 2009 n’a pour objet que de confirmer à l’association cultuelle qu’elle possède cette qualité, et non de la lui attribuer. En outre, cette procédure de rescrit n’a aucun caractère obligatoire.

Ces quelques idées reçues sont, on le voit, très éloignées du droit positif. Elles rendent difficile une juste appréciation du droit en vigueur et de la portée du projet de loi confortant le respect des principes républicains que le Parlement s’apprête à voter.

 

Emmanuel Tawil est l’auteur de l’ouvrage Cultes et congrégations paru aux éditions Dalloz en août 2019.

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Notes

1. L. const. n° 93-1256, 25 nov. 1993, JO 26 nov.

2. Cons. const., 13 août 1993, décis. n° 93-325 DC, Rec. p. 224 ; D. 1994. 111 , obs. D. Maillard Desgrées du Loû ; Dr. soc. 1994. 69, étude J.-J. Dupeyroux et X. Prétot ; RFDA 1993. 871, note B. Genevois ; Rev. crit. DIP 1993. 597 ; ibid. 1994. 1, étude D. Turpin .

3. Cons. const. 21 févr. 2013, décis. n° 2012-297 QPC, Rec. p. 293 ; Dalloz actualité, 27 févr. 2013, obs. S. Brondel ; AJDA 2013. 440 ; ibid. 1108 , note E. Forey ; D. 2013. 510 ; ibid. 2014. 1516, obs. N. Jacquinot et A. Mangiavillano ; RFDA 2013. 663, chron. A. Roblot-Troizier et G. Tusseau .

4. Cons. const. 19 nov. 2004, décis. n° 2004-505 DC, Rec. p. 173 ; AJDA 2005. 211 , note O. Dord ; ibid. 219, note D. Chamussy ; D. 2004. 3075 , chron. B. Mathieu ; ibid. 2005. 100, point de vue D. Chagnollaud ; ibid. 1125, obs. V. Ogier-Bernaud et C. Severino ; RFDA 2005. 1, étude H. Labayle et J.-L. Sauron ; ibid. 30, note C. Maugüé ; ibid. 34, note F. Sudre ; ibid. 239, étude B. Genevois ; RTD eur. 2005. 557, étude V. Champeil-Desplats .

5. P. Deschanel, Débats du 23 mars 1905, Annales de la chambre des députés, p. 1290.

6. V. E. Tawil, Cultes et congrégations, Dalloz/Juris Éditions, coll. « Juris Corpus », 2019, n° 1.19-1.22.

7. CE 16 mars 2005, Ministre de l’Outre-mer, n° 265560, Lebon p. 108 ; AJDA 2005. 964 ; ibid. 1463 , note C. Durand-Prinborgne .

8. Cons. const. 21 févr. 2013, décis. n° 2012-297 QPC, préc.

9. L. n° 50-222, 19 févr. 1950, JO 22 févr.

10. Arr. du 15 juin 2012, art. 1, JO 23 juin.

11. CSS, art. R. 382-70, R. 382-79 et R. 721-23.

12. Sur ce point, très important, v. E. Tawil, Cultes et congrégations, op. cit., n° 13.04-13.10.

13. Échanges de lettres des 11 et 17 janv. 1924, Recueil des accords en vigueur entre la France et le Saint-Siège, introduction et commentaire par E. Tawil, Cerf, 2017, Doc. 17-1.

14. É. Poulat, Les diocésaines, Doc. fr., 2007, 577 pages.

15. V. E. Tawil, Cultes et congrégations, op. cit., n° 9.01-9.84.

16. Ibid., n° 9.38. L’on a pu écrire que l’association diocésaine avait seulement « un rôle économique » (A. Rivet, Traité du culte catholique et des lois civiles d’ordre religieux, Langres, 1950, t. 2, n° 167).

17. L. n° 2009-526, 12 mai 2009, art. 111, V, JO 13 mai.