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Le droit en débats

Charte de présentation des écritures. Entre droit extra-mou et droit extra-flou

La Charte de présentation des écritures signée le lundi 30 janvier 2023 constitue une soft law des conclusions en matière civile d’ambition très modeste, qui appelle des relais locaux en forme de protocoles de procédure. Extra-mou, le droit qu’elle incarne est aussi extra-flou : sont mélangées les recommandations informelles et les rappels de règles formelles, parfois erronés de surcroît. Bien qu’elle s’en défende, la Charte est à l’avant-garde du droit dur. Les praticiens étant désormais avertis, ses rares apports pourront être consacrés en jurisprudence ou en législation avec effet immédiat, sinon rétroactif.

Par Maxime Barba le 02 Février 2023

1. Le lundi 30 janvier 2023, la Cour de cassation a annoncé en grande pompe la signature de la Charte de présentation des écritures. Le titre est ambitieux et les signataires prestigieux : premier président de la Cour de cassation, président du Conseil national des barreaux, président de la conférence des bâtonniers, bâtonnière de Paris, président de l’ordre des avocats aux Conseils, présidente de la conférence des premiers présidents de cour d’appel et président de la conférence des présidents de tribunaux judiciaires. L’effet du nombre est impressionnant. La qualité des signataires aussi. Sans compter qu’un mystérieux groupe de travail composé d’avocats et de magistrats a durement travaillé sur le texte, un an durant. C’est donc la main tremblante d’excitation qu’on ouvre la Charte – qu’on imagine volumineuse et savante, sinon révolutionnaire. Elle comptabilise cinq pages. Cinq petites pages. Dont une essentiellement occupée par les signatures des émérites précités. Qu’à cela ne tienne ! La qualité n’est pas la quantité. Ces cinq pages doivent être excellentes, denses et riches d’enseignements. On entame alors leur lecture avec fébrilité.

La Charte

2. Dès les premières lignes, une information décisive est apportée : il s’agit d’un « guide de bonnes pratiques non contraignant mis à la disposition des juridictions et des barreaux qui souhaiteraient, localement, signer une convention ou un protocole sur cette question ». Premier scepticisme.

D’un côté, chacun se doute bien qu’il ne s’agit pas là d’une norme contraignante puisque la Constitution française ne prévoit effectivement pas la compétence des signataires pour réglementer nationalement la procédure civile au moyen d’une Charte. D’un autre côté, la surprise vient de la préconisation : ce guide national appelle des relais locaux en forme de protocoles de procédure conclus entre barreau et juridiction. Or, ces protocoles ne sont pas plus contraignants. La Cour de cassation, dans son office juridictionnel, ne les range pas dans l’horizon normatif1. L’idée est-elle vraiment de relayer le droit mou incarné par la Charte au moyen d’un autre droit mou, incarné par les protocoles ? Espère-t-on, comme en mathématique, que la multiplication du droit mou par le droit mou donnera lieu à droit dur ? Sous l’angle des sources, il est en tout cas fascinant de voir émerger la figure normative du droit extra-mou.

3. Qu’à cela ne tienne ! Poursuivons la lecture, laquelle ne peut qu’être édifiante, en particulier pour l’universitaire réputé distancié de la pratique. Les dispositions réglementaires pertinentes sont opportunément rappelées en deuxième page : en première instance, l’article 768 du code de procédure civile, complété par l’article 782 s’agissant du rôle du juge de la mise en état ; en appel, l’article 954 du même code. Nouvel étonnement.

Le lecteur réalise à cet instant qu’il ne s’agit pas d’une Charte de présentation des écritures, en ce compris les actes introductifs, les recours et autres dires, mais d’une simple Charte de présentation des conclusions de première instance et d’appel en matière civile. Et encore : seules les conclusions de première instance devant le tribunal judiciaire semblent traitées. Le titre de la Charte est donc usurpé, voire déceptif.

Autre motif d’étonnement : en quoi la Cour de cassation et les avocats aux Conseils sont-ils intéressés par la Charte, pourtant signée par leur représentant ? Les écritures prises devant la première par les seconds ne sont pas appréhendées. S’agit-il, pour la Cour de cassation, de montrer que la Charte reçoit l’aval officiel de la plus Haute juridiction judiciaire ? Est-ce une façon détournée de dire que si la Charte n’est pas per se contraignante, la Cour de cassation pourrait lui donner un effet normatif par voie jurisprudentielle ? Le procédé n’est pas inédit, ainsi qu’en témoigne l’exemple de la nomenclature Dintilhac2. Le mélange des genres est inquiétant. La signature du premier président de la Cour de cassation constitue-t-elle une menace voilée de normativité ? Nenni. On n’ose le penser, même si l’on ne peut s’empêcher d’y songer.

4. Passées ces premières petites déceptions et vaines inquiétudes, l’on reprend la lecture de l’auguste document, qui ne peut qu’être incisif pour le surplus. La Charte précise, en deuxième page toujours, qu’au-delà des prescriptions réglementaires, il s’est agi de formuler « des propositions qui n’ont pas vocation à ajouter aux textes et à la jurisprudence et pour lesquelles n’est prévue aucune sanction, de quelque nature qu’elle soit ». Les voilà enfin ces fameuses guidelines, ces bonnes pratiques dont le secret est jalousement gardé des ténors du barreau en matière civile.

5. Voyons le détail de ces recommandations, savamment dissociées en propositions générales et particulières.

6. Au titre premier des propositions générales, il est recommandé d’être lisible, compréhensible, synthétique, clair et précis. Il ne faut donc pas, chers maîtres, être illisible, incompréhensible, brouillon, obscur et imprécis. Vous voilà prévenus. Sont aussi recommandés l’usage d’une police de taille suffisante et une numérotation des pages. Le recours au plan précisément structuré est aussi encouragé ; lequel plan doit être visible, voire récapitulé dans un sommaire. Les avocats ayant recours à des plans invisibles bouffent leur chapeau.

Encore est-il dit, à la suite, que « Le respect de l’ordre de présentation des exceptions de procédure, des fins de non-recevoir et des moyens relevant de la défense au fond est également essentiel ». Est-on encore dans le registre de la proposition non contraignante, dépourvue de sanction ? Il semblait au soussigné que l’exigence d’une invocation in limine litis et simultanée des exceptions de procédure était sanctionnée par l’irrecevabilité de l’exception tardive. Il lui semblait même que cela figurait à l’article 74 du code de procédure civile. L’erreur est sans doute sienne, les rédacteurs de la Charte ayant bien précisé que les propositions dont s’agit sont dépourvues de sanction « de quelque nature qu’elle soit ».

7. Au titre second des propositions spéciales, de nombreux conseils sont d’abord prodigués s’agissant de la rédaction du chapeau, i.e. l’en-tête, des écritures (soit dit en passant, ces indications figurent dans une taille de police différente du reste du document, sans doute pour encourager une telle pratique dans les conclusions). Il est notamment préconisé de faire figurer « l’identification complète de la ou des parties auteurs des écritures comme le prévoit l’article 54, pour les assignations, et l’article 961 du code de procédure civile ». Est-on, là encore, dans le registre de la recommandation ? Et pourquoi est-il soudainement question d’assignation ? Le périmètre de la Charte est-il finalement étendu aux actes introductifs de toute sorte (assignation, requête unilatérale ou conjointe) ? C’est peu clair. Pour une Charte qui préconise la clarté, c’est captivant.

Au-delà, il est préconisé de faire figurer différentes mentions en fonction de la matière et du contentieux considéré. Par exemple, pour les procédures de divorce, il serait de bon ton d’indiquer le régime matrimonial des parties. C’est effectivement mieux.

8. Après les recommandations portant sur le chapeau, viennent des recommandations de structure et de contenu. Tout d’abord, « l’exposé des faits introduit les conclusions ». Sont ainsi désavoués les avocats qui ouvrent leur conclusion par le dispositif. Encore est-il précisé que cet exposé doit être synthétique, précis et documenté par des pièces ; il faut s’en tenir aux faits utiles (on écrirait presque : pertinents). L’exposé de la procédure s’en suit, là aussi dans la mesure de son utilité. La discussion s’ouvre ensuite, arborant prétentions et moyens.

9. Le principe dispositif est opportunément rappelé : l’objet du litige se trouve à l’intersection des prétentions respectives des parties, portées par leurs écritures propres. Pour s’assurer de la bonne assimilation de cette définition, les rédacteurs ont d’ailleurs jugé bon de la faire figurer deux fois à cinq lignes d’intervalle (sans doute pour illustrer la recommandation d’être synthétique).

Au-delà, les rédacteurs se livrent à un court exercice lexical. Ainsi, « la prétention, c’est l’objet de la demande, ce à quoi prétend la partie (ex : annulation de contrat, allocation de dommages et intérêts, et, en appel, également confirmation, infirmation ou annulation du jugement) ». Les moyens sont, pour leur part, « les considérations de droit ou de fait invoquées par une partie qui concourent au succès de sa prétention (C. pr. civ., art. 6). Ils consistent en l’invocation d’un fait ou d’un acte (assorti d’une offre de preuve) d’où, par un raisonnement juridique, la partie prétend déduire le succès de sa prétention ».

Il est ajouté que « les moyens sont à distinguer, d’une part, de l’argument, simple élément de discussion, dépourvu de raisonnement juridique, qui n’appellera pas nécessairement de réponse dans la motivation de la décision et, d’autre part, de l’allégation, qui est une affirmation dépourvue d’offre de preuve ». La distinction entre moyen et argument est remarquablement subtile. Celle qui départage le moyen de l’allégation est simplement fausse. Plus exactement, est fausse la définition retenue de la notion d’allégation.

En procédure civile, une allégation n’est nullement « une affirmation dépourvue d’offre de preuve ». L’article 6 du code de procédure civile impose la charge de l’allégation des faits pertinents (« À l’appui de leurs prétentions, les parties ont la charge d’alléguer les faits propres à les fonder »). Laquelle allégation doit être ordinairement étayée par une offre de preuve mais n’a pas systématiquement à l’être (C. pr. civ., art. 9). Ainsi, les faits constants, allégués par une partie et non discutés par l’autre, peuvent, voire doivent, être tenus pour avérés3.

Techniquement, une allégation n’est donc pas une affirmation dépourvue d’offre de preuve. Une allégation est l’affirmation d’un fait. Du reste, certaines allégations sont étayées ; d’autres ne le sont pas et ce, sans erreur de la part du concluant. Les rédacteurs confondent la charge de l’allégation des faits et la charge de la preuve, sans maîtriser l’une et l’autre. Quand on entend préciser le vocabulaire, il est regrettable de s’y laisser prendre.

10. Viennent, enfin, les recommandations relatives au dispositif. On sait les crispations relatives à la rédaction du dispositif. Les magistrats reprochent aux avocats d’en faire trop (cependant que la jurisprudence leur tient rigueur de n’en faire pas assez…). Cela se traduit par des formules désagréables dans les décisions, évacuant les « dire et juger » et autres formules molles qui n’introduiraient aucune prétention (le tout à quelques lignes d’intervalle d’un « dire et juger » figurant au dispositif de la même décision…). Sur ces questions, on attend donc beaucoup de la Charte.

« Le dispositif récapitule les prétentions ». Certes. « Il n’est pas un résumé ou une synthèse des moyens lesquels ne doivent pas figurer dans le dispositif ». Certes. « Il ne doit pas contenir des "dire et juger que" et des “constater que" ou "donner acte" hors les cas prévus par la loi ». Certes ? Il faudrait donc se détourner de ces formules ; sauf lorsque la loi invite, voire oblige à leur emploi. Fascinante préconisation, qui n’est pas étayée d’un seul exemple. Disons-le ici et une bonne fois pour toute : au dispositif des conclusions, le verbe introductif n’est pas décisif pour distinguer vraies et fausses prétentions ; c’est le contenu qui suit qui importe et permet cet arbitrage. Un « dire et juger » peut introduire une prétention, la Cour de cassation n’ayant jamais dit et jugé autre chose4.

« Dire et juger un contrat nul » et « Annuler un contrat », c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Dire et juger est de l’essence même de la fonction juridictionnelle. En conséquence, le juge, qui évacue une prétention au seul prétexte de la formule qui l’introduit, n’observe aucune règle de droit positif ; il en méconnaît en revanche deux, à savoir la prohibition du déni de justice et celle du formalisme excessif, sous-produits du droit au procès équitable consacré par l’article 6, § 1er, de la Convention européenne des droits de l’homme. On se serait attendu à trouver cette clarification bien peu érudite dans la Charte. En lieu et place, elle se vautre dans l’approximation générale.

« En appel, le dispositif doit mentionner s’il est demandé : - l’annulation ou l’infirmation du jugement, et s’il est demandé à la cour d’appel de statuer à nouveau, les prétentions soumises à la cour d’appel, - ou la confirmation de la décision de première instance. » La Charte s’achève ainsi, sur une « proposition » qui est en fait le rappel d’une règle de procédure imposée par la jurisprudence de la Cour de cassation5.

11. À ce stade, le lecteur est déçu, voire irrité. La Charte n’apporte rien. Elle énonce des lieux communs et formule des vœux pieux sans intérêt. Mais il y a pire – et l’irritation est là – : non seulement la Charte n’apporte-t-elle rien, mais elle est de surcroît dangereuse. La Charte entretient un flou artistique et périlleux entre les simples recommandations (les bonnes pratiques) et les véritables obligations (les incombances procédurales). Or, certains avocats s’y laisseront prendre.

Par exemple, la Charte indique que le dispositif « ne doit pas » contenir certaines formules estimées problématiques, à l’instar des « dire et juger ». Or, comme on l’a dit, cette « règle » ne figure ni en législation ni en jurisprudence. N’en déplaise aux concepteurs de la Charte, ce n’est pas une règle : c’est à la rigueur une préconisation dont l’opportunité peut être amplement discutée.

En revanche, lorsque la Charte indique que le dispositif des conclusions d’appel « doit mentionner » une demande d’annulation, d’infirmation ou de confirmation, c’est le rappel mécanique d’une pure règle de procédure civile sanctionnée de façon multiple et énergique.

Or, la Charte ne distingue pas les deux hypothèses ; elle fait emploi indifférencié du même vocable (doit/ne doit pas), à charge pour les praticiens de faire le tri. Cette confusion est d’autant plus problématique que le rappel de certaines règles figure au titre des propositions (qui n’en sont donc en réalité pas). Extra-mou, le droit qu’incarne la Charte est donc de surcroît extra-flou.

Les annexes

12. Qu’à cela ne tienne ! Les annexes peuvent encore sauver la mise, un peu comme en procédure d’appel. Hélas, la trame des conclusions de première instance n’apporte pas grand-chose. De pareilles trames sont déjà largement diffusées. Seule originalité : il est préconisé d’évacuer le visa du dispositif ; lequel visa n’introduit effectivement aucune prétention. Pourquoi pas. À ce compte, on ne comprend cependant pas le maintien préconisé de la formule inutile « Par ces motifs », qui n’introduit pas davantage de prétention (d’ailleurs, les conclusions n’arborant nul motif mais seulement des moyens, il faudrait écrire « Par ces moyens »).

13. La lecture de la trame des conclusions d’appel est plus édifiante. La Charte préconise de diviser ses conclusions d’appel en 4 parties : exposé des faits et de la procédure ; chefs du jugement critiqués ; discussion ; dispositif. Dérivée de l’article 954 du code de procédure civile, cette structuration est usuelle, même si les deux premiers temps peuvent être fondus en un seul (car, après tout, le rappel de la procédure intègre le rappel de la date et du contenu de la déclaration d’appel, laquelle arbore les chefs de jugement critiqués). Signalons tout de même – puisque la Charte ne le fait pas… – qu’il est possible de réduire le périmètre de la réformation requise au moyen des conclusions, précisément lors de l’indication des chefs de jugement critiqués.

S’agissant de la discussion, rappelons aussi – puisque la Charte ne le fait pas non plus… – qu’il n’est pas nécessaire d’intituler formellement ainsi une partie des conclusions. Il suffit qu’une discussion soit matériellement présente, claire et lisible, pour satisfaire à l’article 954 du code de procédure civile6.

Au titre de la discussion, des évolutions auraient pu être préconisées, en lien avec l’évolution de l’appel civil. Par exemple, la Charte aurait pu préconiser de faire figurer, d’abord, une critique des motifs du jugement critiqué (pourquoi le premier juge a prétendument mal jugé), puis, l’articulation des prétentions et moyens, de fait et de droit, sur le fond du litige (pourquoi le juge d’appel devrait juger autrement). Telle n’est pas l’approche sélectionnée par les rédacteurs de la Charte, qui incitent indirectement à reprendre la même structuration qu’en première instance. C’est quasiment une invitation au copier-coller, que les juges d’appel apprécieront.

14. Viennent ensuite les préconisations au titre du dispositif des conclusions d’appel. La première préconisation est ainsi libellée : « Le dispositif récapitule uniquement les prétentions émises dans le cadre de la discussion et doivent être présentées dans le délai pour conclure sous peine d’irrecevabilité sauf rares exceptions (art. 910-4) car le juge ne statue que sur les prétentions énoncées dans le dispositif ».

Outre la qualité remarquable de la syntaxe, les magistrats apprécieront l’usage du gras. Au-delà, le fond de cette affirmation peut être apprécié, en particulier s’agissant de l’article 910-4 du code de procédure civile, i.e. le principe de concentration des prétentions à hauteur d’appel. Ce qui est écrit dans la Charte est faux. Les prétentions émises au dispositif ne doivent pas être présentées dans « le délai pour conclure » visé de façon générique. Elles doivent être présentées dans les délais pour conclure imposés par les articles 905-2, 908 à 910 du code de procédure civile, c’est-à-dire les délais Magendie. Ce n’est pas la même chose, tant s’en faut.

15. Point d’orgue des préconisations au titre du dispositif des conclusions d’appel : « Les chefs de jugement expressément critiqués – indiqués dans l’acte d’appel en application de l’article 901 et rappelés après l’exposé des faits et de la procédure selon l’article 954, n’ont pas à être rappelés dans le dispositif selon la Cour de cassation même si cela paraît prudent et didactique de le faire. »

Là aussi, les magistrats apprécieront le soulignement. Sur le fond, il est vrai qu’en l’état du droit positif, la Cour de cassation n’exige pas l’indication des chefs de jugement critiqués au dispositif des conclusions d’appel. Par un arrêt du 3 mars 2022, elle a même semblé indiquer que ce formalisme n’était pas imposé7. Néanmoins, l’appel dont s’agit était antérieur au 17 septembre 2020, date de l’arrêt ayant imposé la formulation d’une prétention autonome à l’infirmation ou à l’annulation du jugement querellé pour les appels postérieurs à sa date8. De sorte que l’arrêt du 3 mars 2022 ne règle pas totalement la question. Des arrêts postérieurs et récents entretiennent d’ailleurs le doute9.

Les rédacteurs ont donc raison d’être prudents. Ils ont également raison lorsqu’ils soulignent la pédagogie du procédé consistant à reprendre les chefs de jugement critiqués au titre de la prétention à réformation du jugement querellé. Ce n’est certainement pas le soussigné qui dira l’inverse10. Cependant, les rédacteurs de la Charte, qui sont chargés, non pas de délivrer une opinion doctrinale isolée, mais d’établir un guide officiel de bonnes pratiques à diffusion nationale, auraient dû aller au bout de cette prudence, en se contentant d’indiquer que la question reste indéterminée à ce jour. Sur quoi chaque avocat aurait pris ses responsabilités. En l’état, leur prophétie risque d’être auto-réalisatrice : puisqu’il est désormais préconisé en très haut lieu et très généralement de faire figurer les chefs de jugement critiqués au dispositif des conclusions d’appel… il y a un risque élevé que la Cour de cassation consacre pareille obligation ! De l’invitation à l’obligation, il n’y a qu’un pas… De sorte qu’il faudra sans doute déférer à cette bonne pratique inscrite dans le marbre de la Charte, pour mieux échapper aux fourches caudines d’une probable jurisprudence prochaine.

Les justiciables sachants, au fait de l’existence et du contenu de la Charte, ne manqueront désormais pas de signaler aux avocats que leurs conclusions, pourtant en accord (au moins provisoire) avec le droit positif, divergent de la trame approuvée par les représentants de la profession et, ne l’oublions pas, par la conférence des premiers présidents de cour d’appel et le premier président de la Cour de cassation.

La recommandation opérée est donc juste et opportune ; mais elle n’a pas sa place dans une Charte qui, tout en s’en défendant, aura un effet normatif indirect.

16. La trame des conclusions d’appel s’achève sur un « Par ces motifs » également critiquable. Il est tout d’abord préconisé de demander qu’il plaise à la juridiction de « Déclarer recevable et bien fondé X en son appel de la décision rendue le… par la juridiction de… ». Hélas, ce n’est pas là une prétention (quand bien même on l’introduirait par un « juger »). Cela n’a donc pas sa place au dispositif, comme l’explique par ailleurs si bien la Charte elle-même.

Au-delà, la structuration du dispositif peut être approuvée : viennent d’abord les prétentions à l’annulation, l’infirmation ou la réformation du jugement (avec « une reprise conseillée des chefs de jugement critiqués même s’il n’y a pas d’obligation légale ni de sanction jurisprudentielle à ce jour ») ; suivent les prétentions au fond (après le « statuant à nouveau »). La même structuration est préconisée pour les conclusions d’intimé formant appel incident, avec, cette fois, une « reprise fortement conseillée des chefs de jugement critiqués car par définition, l’intimé n’a pas régularisé de déclaration d’appel comprenant lesdits chefs de jugement critiqués ». C’est effectivement (plus que) souhaitable pour préciser le périmètre de la réformation requise à titre incident11.

***

17. Que dire en conclusion sur cette Charte de présentation des conclusions ? Récapitulons, pour faire bonne figure : la Charte incarne un droit extra-mou et extra-flou. Sous l’angle des sources, le cocktail est explosif. De plus, des recommandations informelles sont mêlées aux rappels de règles formelles de procédure civile. Outre que le procédé est source de confusions, il entretient un mélange des genres dérangeant. Pour ne rien arranger, certaines règles formelles sont restituées de façon approximative voire erronée.

Surtout, ce droit extra-mou et -flou pourrait rapidement devenir un droit ultra-dur et -précis : il suffira le relais de la jurisprudence ou de la législation. La Charte contient nombre de prophéties qui pourraient, à l’usage, se révéler auto-réalisatrices. Là est le danger de ces sources faussement informelles à l’avant-garde des sources formelles. Ce d’autant que le ministre de la Justice a annoncé aux avocats qu’en contrepartie du desserrement de l’appel Magendie, il faudrait fournir un effort sur les écritures. La Charte incarne-t-elle cet effort ? Annonce-t-elle une prochaine législation qui, possiblement, y renverra ? La Charte sera-t-elle, sinon, incorporée dans la réglementation à venir ? Les questions sont nombreuses et le timing de publication de la Charte définitivement déroutant. Quoi qu’il en soit, le gadget normatif qu’elle constitue ne remédiera pas aux défectuosités réelles de nombre de jeux de conclusions, que le soussigné n’ignore ni ne nie. La qualité rédactionnelle ne se décrète cependant pas. Le levier à privilégier est celui de la formation et non de la législation, molle ou dure, solide ou liquide.

Pour finir, formons le vœu que la réforme de la procédure civile annoncée au printemps prochain soit d’une meilleure qualité objective et d’une tout autre ambition que la présente Charte. L’espoir peut sembler haut, mais la barre est après tout bien basse.

 

 

1. Civ. 2e, 19 oct. 2017, n° 16-24.234 ; 1er mars 2018, n° 16-25.462 ; 26 sept. 2019, n° 18-14.708.
2. Sur quoi, v. not., H. Adida-Canac, Le contrôle de la nomenclature Dintilhac par la Cour de cassation, D. 2011. 1497 ; F. Lambolez, Le Conseil d’État encourage l’utilisation par le juge administratif de la nomenclature Dintilhac, AJDA 2014. 524 .
3. M. Barba, Brèves réflexions sur l’objet de la preuve à l’aune du nouveau code civil belge, RIDC 1-2021, p. 103 et les références jurisprudentielles.
4. Com. 22 janv. 2020, n° 18-16.961, qui casse, au visa de l’art. 4 du c. pr. civ., un arrêt d’appel ayant évacué une prétention introduite par un « dire et juger » au seul prétexte de cette formulation ; Civ. 3e, 18 févr. 2021, n° 19-25.724, estimant que la cour d’appel saisie d’un dire et juger n’en est pas moins saisie d’une véritable prétention ; v. égal., Civ. 2e, 9 janv. 2020, n° 18-18.778, usuellement cité pour affirmer la solution inverse mais dont le libellé est équivoque ; rapp. B. Sibilli, De quoi une demande de « dire et juger quelque chose » est-elle le nom ?, AJDA 2022. 109 .
5. Civ. 2e, 17 sept. 2020, n° 18-23.626 P, Dalloz actualité, 1er oct. 2020, obs. C. Auché et N. de Andrade ; D. 2020. 2046 , note M. Barba ; ibid. 2021. 543, obs. N. Fricero ; ibid. 1353, obs. A. Leborgne ; AJ fam. 2020. 536, obs. V. Avena-Robardet ; D. avocats 2020. 448 et les obs. ; Rev. prat. rec. 2020. 15, chron. I. Faivre, A.-I. Gregori, R. Laher et A. Provansal ; RTD civ. 2021. 479, obs. N. Cayrol ; JCP 2020. 1281, note N. Cayrol ; ibid. doctr. 1472, chron. L. Mayer ; Procédures 2020. Comm. 190, obs. R. Laffly ; Gaz. Pal. 26 janv. 2021, p. 79, obs. N. Hoffschir et p. 82, obs. L. Lauvergnat ; ibid. 8 déc. 2020, p. 41, obs. J.-J. Ansault et 27 oct. 2020, p. 9, obs. P. Gerbay.
6. Civ. 2e, 8 sept. 2022, n° 21-12.736, Dalloz actualité, 13 oct. 2022, obs. R. Laffly ; D. 2022. 1600 ; AJDI 2022. 775 ; RLDC nov. 2022, p. 27, note M. Barba.
7. Civ. 2e, 3 mars 2022, n° 20-20.017 P, Dalloz actualité, 12 mars 2022, obs. C. Lhermitte ; D. 2022. 515 ; AJ fam. 2022. 176, obs. D. D’Ambra ; Rev. prat. rec. 2022. 8, chron. E. Jullien et R. Laher ; RLDC mai 2022, p. 37, note M. Barba ; Procédures mai 2022. Comm. 117, obs. R. Laffly ; Gaz. Pal. 26 avr. 2022, p. 52, obs. S. Amrani-Mekki.
8. Civ. 2e, 17 sept. 2020, n° 18-23.626, préc.
9. Civ. 2e, 17 nov. 2022, n° 21-18.787, n° 21-15.521, n° 21-16.690, n° 21-17.187, n° 21-18.787 ; Civ. 3e, 30 nov. 2022, n° 20-23.634 ; sur quoi, v. M. Barba, Chronique – Droit de l’appel civil, nov.-déc. 2022, nos 5 et 6, à paraître en ligne.
10. M. Barba, La structuration des conclusions d’appel en matière civile, RLDC nov. 2022, p. 27 ; Les chefs de jugement critiqués dans le dispositif des conclusions d’appel, RLDC mai 2022, p. 37.
11. Civ. 2e, 1er juill. 2021, n° 20-10.694, Dalloz actualité, 23 juill. 2021, obs. C. Lhermitte ; D. 2021. 1337 ; ibid. 2022. 625, obs. N. Fricero ; AJ fam. 2021. 505, obs. J. Casey .