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Le droit en débats

De l’état du droit à l’État de droit à l’ombre du coronavirus

Par Catherine Krief-Semitko le 08 Mai 2020

L’ombre du coronavirus est venue progressivement obscurcir la lumière des libertés publiques. Dans d’autres pays, à une époque pas si lointaine, comme en Russie, par exemple, l’Union soviétique opposait le droit bourgeois au droit socialiste, lequel reposait « essentiellement sur la doctrine philosophique de Karl Marx transformée à l’épreuve des faits, et qu’on appelle le marxisme-léninisme »1. Il prônait la toute-puissance de l’État. Dans un tel système, l’individu ne comptait pas en tant que tel, la société étant envisagée comme une fin2. Aujourd’hui, dans une France capitaliste et ultra libérale, nous assistons à l’entrée fracassante de la toute-puissance de l’État où l’individu ne compte plus au profit de la société comme fin en soi. Toutefois, la réalité est plus complexe qu’il n’y parait à première vue. La France fait face à un défi sans précédent : une pandémie mortelle. Pour cette raison, quelques outils méthodologiques empruntés à Pascal se révèlent alors très précieux. Notamment, lorsqu’il souligne que nous « connaissons la vérité non seulement par la raison, mais encore par le cœur »3.

Aussi, proposons-nous, à titre de préambule, d’aimer la France pour la connaître parce « qu’on n’entre dans la vérité que par la charité »4 ; hypothèse heuristique qu’Édouard Lambert n’aurait pas rejetée5. Partant, nous avancerons quelques pistes de réflexions avec une dimension herméneutique de l’état du droit français à l’ombre du coronavirus6. Cette dimension permet de « privilégier la relation entre l’information positive immédiate et ses soubassements culturels afin d’accéder à une compréhension plus profonde du droit »7. Il s’agit d’aborder le droit français à l’ère du confinement et selon les méthodes du droit comparé. Cette approche comparatiste permet de s’appuyer sur une dimension idéelle qui relève de la structure sociétale d’un pays donné, fruit de son histoire, de sa culture, mais aussi de sa situation géographique. Elle permet de définir la singularité épistémologique des traditions juridiques8 tout en éliminant un paradoxe qui conduit à une sidération fonctionnelle du droit, s’il n’est pas résolu. En effet, d’aucuns ont souligné, à propos des droits étrangers, que mieux connaître le droit permet de mieux connaître la nation9. Pourtant, indubitablement, on ne peut bien connaître le droit sans connaître mieux la nation. De prime abord, ce paradoxe est insurmontable. Toutefois, une méthode inductive, intégrant une dimension herméneutique et anthropologique du droit, permet de résoudre cette aporie.

Cette méthode impose une analyse systémique microcomparative et repose sur un postulat et un constat. Le postulat d’abord : un système de droit est un ensemble complexe de signes qu’il faut décrypter. Le constat ensuite : un système de droit est un fait social, un phénomène culturel10 autant qu’il est un phénomène juridique. Phénomène juridique, il ne peut être réduit aux seules règles de droit et à leur mise en œuvre positive. Parce que le droit est un fait social, sa mise en œuvre suppose nécessairement des interactions sociales. En bonne logique, le droit positif doit être envisagé au plus comme une conjecture à laquelle une méthode inductive impose d’associer plusieurs variables sociétales. Ce sont les hommes qui rédigent les lois, qui rendent les décisions de justice, qui portent ou refusent de porter leurs litiges devant un juge. La dimension humaine du droit est donc tout aussi importante que le droit lui-même. Pour s’en convaincre, il n’est que de penser à la notion de bon père de famille, de bonne foi ou encore de bonnes mœurs qui reposent, qu’on le veuille ou non, sur un substrat subjectif variable dans le temps et dans l’espace. En paraphrasant Pierre Legrand, « il nous revient donc - et nous l’affirmons en sachant ce que la formule a d’excessif - de nous renier comme adjuvant de l’État producteur de règles et de travailler, herméneute rebelle, à l’éclosion » chez les praticiens du droit « d’une conscience critique au sens éminent du terme »11.

Toutefois, aujourd’hui à l’ère du confinement, les interactions sociales sont très limitées, voire interdites. La mise en œuvre du droit s’en trouve nécessairement bouleversée. La méthode comparative proposée doit donc opérer comme une caisse de résonance de toutes les variables qui génèrent un système de droit : les règles de droit, la jurisprudence, l’histoire, la culture, la conscience juridique des hommes qui font le droit ou qui en usent, leur mentalité, la langue juridique autant que la langue vulgaire et, aussi, ce qui relève du non-droit. Le va-et-vient entre toutes ces variables permet d’établir des liens entre le droit abstrait et le droit vécu, mettant ainsi en lumière le droit tel qu’il est réellement, autrement dit, le droit vivant. Cette méthode suppose, aussi, de considérer le (je) de l’observateur comme un paramètre susceptible d’affecter l’objet observé parce que « la connaissance d’une deuxième culture juridique relève toujours davantage de la connaissance médiate – c’est-à-dire des significations et de la langue déjà connues – que de la connaissance immédiate »12. C’est dans cette perspective que nous invitons le lecteur à nous suivre sur les chemins de traverse qui permettront d’atteindre seulement une certaine vérité du système juridique français à l’ombre du coronavirus et non la vérité, précisément en raison de la variable (je). Qu’est-ce à dire ?

Nous constaterons d’abord que la situation à laquelle la France est confrontée est inédite, en tout cas en ce qui concerne ces cent dernières années. Aujourd’hui, la France comme d’autres pays s’est refermée sur elle-même. La peur, voire la terreur a pris le pas sur la raison. La politique est morte avec elle et ce sont les scientifiques qui gouvernent dans l’ombre de ceux que nous avons élus. C’est une véritable révolution qui se passe dans nos rues vides, sous nos yeux fixés sur les écrans. Mais en avons-nous seulement conscience ?

Nous observerons ensuite que si la Révolution française de 1789 fut éminemment juridique, en revanche la révolution à coronavirus est essentiellement sanitaire et économique, le droit n’est qu’un prétexte, relégué au rang de simple instrument.

Précisons encore : même si, par le biais des ordonnances et décrets, la France semble intégrer le facteur juridique, en réalité, toute la structure de la pensée actuelle est surtout tournée vers les difficultés économiques et sanitaires et le Droit est confiné en même temps que le peuple. Pour s’en convaincre, il suffit de prendre le temps de lire les ordonnances et décrets récents pour comprendre, même s’ils sont temporaires, en tout cas, il faut l’espérer, que le droit est confiné aux basses besognes, celles de rallonger de plein droit les délais de détention provisoire qui concerne donc ceux qui sont présumés innocents, celles d’assigner à résidence la totalité du pays, bref d’apporter une atteinte grave aux libertés fondamentales, car « la liberté, résulte bien d’une construction juridique »13 et tout cela, en même temps que les tribunaux sont fermés et où les contentieux encore traités ne concernent que l’urgence ou l’essentiel !

Donc ce que le droit peut faire, il peut le défaire et c’est ce qu’il y a de plus effrayant dans cette épidémie. Liberté, égalité et fraternité ! Que reste-t-il de ces valeurs de la France ? Nous sommes tous égaux devant la loi qui nous assigne à résidence pour notre bien. On fait vibrer la fraternité pour nous faire oublier que l’on nous a enlevé une de nos libertés fondamentales14. Et le pire dans tout ce chaos, c’est que nous, citoyens français si épris de notre liberté chérie, nous nous inclinons sans mot dire, voire même nous approuvons, pire nous dénonçons nos concitoyens qui ne respectent pas le confinement.

C’est oublier que nous ne sommes ni responsables ni coupables de cette crise sanitaire. Partout où le coronavirus est à l’œuvre, pour faire oublier l’impéritie des gouvernants, l’on fait maintenant régner la terreur, celle de mourir ou de propager la mort. Cette terreur comme aux temps les plus sombres de la Révolution française est une arme très efficace. Il en est pour preuve, les rues et les routes désertées de nos villes et de nos campagnes. Certes, cette crise sanitaire majeure peut justifier les mesures prises, mais à la condition qu’elles restent proportionnées au risque encouru15.

L’effondrement de notre système a donc trouvé sa légitimité dans la terreur provoquée par le coronavirus et par une pulsion de mort16. L’égalité et la fraternité sans la liberté sont affranchies de toute interposition de l’ordre public. Le confinement c’est-à-dire la privation de liberté devrait être insupportable pour tout porteur des idées d’Aristote. Il est sans consistance juridique pertinente. Comme le souligne Anne Levade, « la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 est entrée en vigueur. - Elle institue, dans le cadre du code de la santé publique, un nouveau régime d’exception : l’état d’urgence sanitaire. - Alors même qu’il n’est pas avéré qu’il était nécessaire de recourir à la loi, le dispositif n’est pas dénué de risques au regard des droits et libertés »17. Pourtant, la pulsion de mort l’a emporté.

Développons un peu : dans la pensée aristotélicienne, le droit est associé à la justice, au juste objectif. Le droit est « le rapport juste extérieurement réalisé entre deux objets »18. A priori, on pourrait croire, en se cantonnant dans la sphère des normes du droit, que cette conception aristotélicienne apparaît très proche de la conception française actuelle. Pourtant, il n’en est rien. Pour quelle raison ?

Pour comprendre, il suffit d’introduire à l’étude une dimension herméneutique et anthropologique. Précisons un peu : la méthode inductive oblige à évaluer puis à intégrer différents phénomènes qui relèvent du droit et du non-droit, du dit et du non-dit. Il suffit, alors, de relier toutes ces variables pour voir émerger les raisons de l’originalité de la situation actuelle. On va le voir, un facteur culturel engendre cette singularité temporelle : un rapport particulier à l’État.

Aujourd’hui, la France est enfermée sur elle-même et ses habitants chez eux. Pourtant, le Droit a toujours constitué une valeur essentielle. Que s’est-il donc passé ? C’est que le positivisme l’a emporté en même temps que l’économie a remporté sa guerre contre le droit ! Le positivisme juridique conduit à perdre de vue que la règle de droit est créée dans l’intérêt de tous les justiciables et non pas contre eux, et qu’elle a pour vocation de se rapprocher le plus possible de l’idéal de justice19.

Nous n’envisagerons qu’un seul exemple, mais qui semble, à notre avis, suffisant pour illustrer la conception ultra positiviste du droit et ses dangers. Cet ultra positivisme20 est induit par la soumission aveugle à l’État, lequel est envisagé comme un monarque, étranger à soi et supérieur en tout. Il suppose que l’on applique la loi à la lettre, peu importe que l’esprit en soit altéré. Ce positivisme, produit d’un sentiment patriotique dévoyé et que la peur inspirée par un microbe conduit jusqu’à négliger la hiérarchie des normes. Les libertés fondamentales sont inscrites dans la Constitution et c’est pourtant par voie de lois ordinaires, d’ordonnances et de décrets qu’on les enferme ! Le principe de la présomption d’innocence est également bafoué à raison d’un nouveau délit prévu par l’article L. 3136-1 du code de la santé publique et qui dispose, notamment, que si les violations du confinement sont verbalisées à plus de trois reprises dans un délai de trente jours, les faits sont punis de six mois d’emprisonnement et de 3 750 € d’amende ainsi que de la peine complémentaire de travail d’intérêt général, selon les modalités prévues à l’article 131-8 du code pénal et selon les conditions prévues aux articles 131-22 à 131-24 du même code, et de la peine complémentaire de suspension, pour une durée de trois ans au plus, du permis de conduire lorsque l’infraction a été commise à l’aide d’un véhicule. Contrairement à ce que d’aucuns a pu estimer21, c’est bien de réitération, au sens large, qu’il s’agit. Autrement dit, l’article L. 3136-1 du code de la santé publique a créé un cas de réitération en matière contraventionnelle, alors que cette notion était jusqu’alors réservée aux crimes et aux délits. En effet, en vertu des dispositions de l’article 132-16-7 du code pénal, il y a réitération d’infractions pénales lorsqu’une personne a déjà été condamnée définitivement pour un crime ou un délit et commet une nouvelle infraction qui ne répond pas aux conditions de la récidive légale. Toutefois, l’article L. 3136-1 du code de la santé publique et alors qu’il s’agit de contraventions admet une notion de réitération totalement contraire aux principes généraux du droit pénal puisqu’il la fonde sur la verbalisation et non sur une condamnation définitive !

La guerre est déclarée au coronavirus. Soit ! Quand les armes parlent, les lois se taisent disaient Cicéron, mais somme-nous vraiment en guerre ? N’est-ce pas plutôt une vaste opération de communication pour permettre de faire taire le Droit ?

Réveillons-nous ! Nous devons interroger notre capacité à nous questionner sur ce que nous vivons actuellement et celle de nous indigner, toujours et encore lorsque le Droit est mis à l’écart. Ce n’est pas du droit positif qu’il s’agit, mais du vrai Droit, celui des droits de l’homme, celui des grands principes de droit dégagés par la jurisprudence depuis la promulgation du code civil et des codes suivants, celui de l’article préliminaire du code de procédure pénale, bref, celui des valeurs portées et développées par la France depuis la Révolution de 1789, celui du pacte républicain22.

Le délit prévu à l’article L. 3136-1 du code de la santé publique relève de la loi inique, une loi d’exception prise à la hâte sans réfléchir, ni aux causes, ni surtout aux conséquences. Il suffit de trois verbalisations antérieures pour poursuivre une personne devant le tribunal correctionnel où elle risque six mois d’emprisonnement ? ! ! Mais depuis quand, en France est-on coupable du seul fait d’une verbalisation ? Ces contraventions peuvent être contestées comme toute contravention et tant qu’un tribunal ne vous a pas déclaré coupable, le procès-verbal est comme suspendu. Ou alors, nous avons sombré sans le savoir dans un État policier. Et alors nous ne sommes plus dans un État de droit ! Parce que ce texte est une violation directe et sans complexe de la présomption d’innocence. Si celle-ci est mise à mal en matière contraventionnelle à raison des dispositions de l’article 537 du code de procédure pénale23, il n’est pas question de se rendre complice d’un tel déni de justice. Le juge est garant des droits de l’homme. Le juge devra en tirer toutes les conséquences à raison de l’inconventionnalité de ce texte, parce qu’il n’est ni raisonnable ni proportionnel. Le confinement est une mesure d’exception qui relève de la privation de liberté sans juge et sans loi constitutionnelle. Si l’on veut bien concéder quelques contraventions, il n’est pas question de concéder plus au coronavirus. Léon Blum nous a transmis un principe à propos des lois de la fin du XIXe siècle, qui peut être transposé aux lois actuelles et qui doit nous mettre en garde : « Dirigées contre les anarchistes, elles ont eu pour résultat de mettre en péril les libertés élémentaires de tous les citoyens »24.

Parce qu’à la vérité, le confinement est une violation directe de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme qui dispose notamment, faut-il le rappeler, que toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf, par exemple, et selon les voies légales, dans le cas suivant :
e) s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse…

Toutefois, en l’absence de test de dépistage, rien ne prouve que les personnes confinées soient susceptibles de propager le coronavirus. Donc faute de moyens, on confine tout le monde ! Et encore faut-il s’interroger sur la notion de détention régulière. Sommes-nous en détention, lorsque nous sommes confinés ? Oui, si l’on considère que l’assignation à résidence sans bracelet électronique est une forme particulière d’enfermement. Mais contrairement à l’ARSE qui constitue l’une des mesures alternatives à la détention provisoire, elle ne suppose pas la décision d’un juge des libertés et de la détention ni notre accord. Bref, le confinement est déjà en soi une entorse grave aux libertés fondamentales à laquelle l’on peut adhérer provisoirement pour des raisons de crise sanitaire majeure avant de pouvoir demander des comptes. Mais admettre que trois verbalisations constituent des réitérations en l’absence de condamnation serait contraire à la Convention européenne des droits de l’homme et le délit créé par la loi du 23 mars 2020 est une abomination juridique !

Au reste et pire même, relisons encore une fois les dispositions de l’article litigieux : « Si les violations prévues au troisième alinéa du présent article sont verbalisées à plus de trois reprises dans un délai de trente jours, les faits sont punis de six mois d’emprisonnement et de 3 750 € d’amende ». Ainsi, le délit n’est pas constitué à raison de faits commis par le prévenu, mais à raison de l’existence de trois verbalisations de ces faits. C’est une hérésie ! Enfin, si verbalisation il y eu, le prévenu a déjà été puni par une amende, au moins trois fois. La condamnation pour ce délit contreviendrait donc au principe non bis in idem inscrit dans l’article 4 (droit à ne pas être jugé ou puni deux fois) du Protocole n° 7 à la Convention européenne des droits de l’homme qui dispose, notamment, nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même État en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de cet État. La Cour européenne des droits de l’homme a toujours conclu à la violation de l’article 4 du Protocole n° 7, lorsqu’une procédure concernait une seconde infraction ayant pour origine des faits identiques à ceux qui avaient fait l’objet d’une première condamnation ou d’un acquittement définitif25 ou que les deux décisions litigieuses se fondaient sur le même comportement26.

Dans un arrêt rendu le 10 février 2009, la grande chambre a décidé de préciser ce qu’il faut entendre par une « même infraction » au sens de la Convention. C’est ainsi qu’elle indique qu’après « avoir analysé la portée du droit de ne pas être jugé et puni deux fois tel qu’il est prévu par d’autres instruments internationaux, en particulier le Pacte international relatif aux droits civils et politiques adopté par les Nations unies, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et la Convention américaine des droits de l’homme, la Cour indique que l’article 4 du Protocole n° 7 doit être compris comme interdisant de poursuivre ou de juger une personne pour une seconde infraction pour autant que celle-ci a pour origine des faits identiques ou des faits qui sont “en substance” les mêmes que ceux ayant donné lieu à la première infraction. Cette garantie entre en jeu lorsque de nouvelles poursuites sont engagées et que la décision antérieure d’acquittement ou de condamnation est déjà passée en force de chose jugée »27. Tout est dit !

Par ailleurs, conformément à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. Or, une verbalisation ne constitue pas une culpabilité légalement établie. Dès lors, elle ne saurait valablement fondée, même si elle s’est renouvelé trois fois un délit quelconque. D’autant que, faut-il le rappeler, dans un instant de raison, le contrevenant ne fait qu’exercer un droit fondamental dont il a été privé par une loi d’exception dont la constitutionnalité et la conventionnalité sont plus qu’incertaines !

Quelle doit donc être la part de l’herméneute rebelle ?

Rappelons quelques principes. Selon les dispositions de l’article 55 de la Constitution du 4 octobre 1958, les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie.

La question du contrôle de conventionnalité ne devrait plus faire débat aujourd’hui, parce que les juridictions administratives et judiciaires ont été invitées à prendre leurs responsabilités, dans une décision rendue par le Conseil constitutionnel le 15 janvier 1975, à propos de la loi sur l’IVG28. Ces juridictions devaient exercer un contrôle de la conformité des lois internes aux traités ou accords internationaux fondés sur l’article 55 de la Constitution de 1958. Ainsi, le Conseil constitutionnel, en estimant qu’il n’était pas dans ses prérogatives d’exercer un tel contrôle a incité les juridictions tant judiciaires qu’administratives à s’approprier une nouvelle compétence, celle du contrôle de conventionnalité de la loi29.

La Cour de cassation a été la première à répondre à l’invitation dans un arrêt rendu en chambre mixte par un arrêt de principe confirmant l’arrêt de la cour d’appel de Paris qui avait écarté l’application de l’article 265 du code des douanes du fait de son incompatibilité avec le Traité de Rome, bien que cet article soit issu d’une loi postérieure au Traité30.

En ce qui concerne la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, il n’est pas inutile de rappeler qu’elle est d’application directe en droit interne, ce qui est depuis longtemps admis par la Cour de cassation31, mais également imposé par la Cour européenne des droits de l’homme32.

En effet, dans l’arrêt Pla et Puncernau c/ Andorre du 13 juillet 2004, la Cour européenne des droits de l’homme impose aux juges internes d’interpréter les dispositions juridiques nationales conformément à la Convention. À cet égard, elle précise que l’appréciation par le juge national des éléments de fait ou de droit interne ne doit pas être manifestement déraisonnable ou arbitraire ou en flagrante contradiction avec les principes fondamentaux de la Convention.

Elle confère ainsi au juge national un véritable pouvoir d’interprétation des dispositions légales nationales à l’aune de la Convention européenne des droits de l’homme, voire même de les écarter lorsqu’elles sont contraires à la Convention européenne des droits de l’homme.

Au reste, la Cour estime que, dans l’exercice du contrôle européen qui lui incombe, elle ne saurait rester inerte lorsque l’interprétation faite par une juridiction nationale d’un acte juridique, qu’il s’agisse d’une clause testamentaire, d’un contrat privé, d’un document public, d’une disposition légale ou encore d’une pratique administrative, apparaît comme étant déraisonnable, arbitraire ou en flagrante contradiction avec les dispositions de la Convention.

La Cour européenne des droits de l’homme met ainsi à la charge des autorités nationales et singulièrement des tribunaux l’obligation d’interpréter la loi interne de manière raisonnable, fondée et équitable et, quoi qu’il en soit conformément à la Convention au regard des faits qui sont soumis à leur appréciation. Cette obligation peut aussi s’analyser comme un véritable pouvoir : celui de ne pas interpréter aveuglément la loi.

Dans cette perspective, on peut donc conclure que le juge n’est plus la bouche de la loi comme le soutenait Montesquieu dans son ouvrage « De l’esprit des lois » lorsqu’il affirmait que « les juges de la nation ne sont (…) que la bouche qui prononce les paroles de la loi, des êtres inanimés qui n’en peuvent modérer ni la force ni la rigueur. » Le juge a pour fonction de dire le Droit et non pas de dire la loi. Dire le Droit impose au juge d’interpréter la loi pour l’appliquer au cas qui lui est soumis et de le faire conformément à la Convention européenne des droits de l’homme. L’interprétation est au cœur du contrôle de conventionnalité comme il est au cœur du pouvoir judiciaire, pouvoir dont il est temps de se saisir.

N’oublions pas que ce sont les êtres humains qui, au final, font le droit vivant ; si cela va sans dire, cela va mieux en le disant. Certes les textes sont importants, mais les hommes qui l’appliquent le sont plus encore, car leur rôle « ne consiste pas seulement à connaître la règle de droit pour l’appliquer. Le juge a une mission bien plus haute… créer la règle de droit, de la créer telle qu’elle se rapproche le plus possible de l’idéal de justice »33. Partant, les juristes français et la manière dont ils conçoivent le droit est essentiel. Nous ne devons pas nous laisser envahir par la pulsion de mort et devenir des juristes inanimés. Nous devons rester les acteurs de notre destin commun ! Pour l’instant, nous ne sommes que des spectateurs apeurés et confinés !

Pour conclure, nous ne pouvons que constater que la volonté de réaliser un idéal de justice n’est plus si prégnante en France, parce que bridée par l’ultra positivisme. Pourtant, le « droit est au sens propre, un bien culturel et donc spirituel. Il ne peut donc qu’être l’objet d’une lutte jamais achevée, mais une lutte qui ne prend son sens que si, comme Jhering, nous savons éprouver un peu d’amour pour le Droit »34. Autrement dit, on ne badine pas avec les droits de l’homme. C’est un bien commun trop précieux !

 

1. H., L. et J. Mazeaud et F. Chabas, Leçons de droit civil, Tome I, 1er volume, Introduction à l’étude du droit, 12e éd., 2000, n° 61.
2. H., L. et J. Mazeaud et F. Chabas, op. cit., n° 61.
3. B. Pascal, Pensées, Édition de Michel le Guern, folio classique, n° 101, p. 104.
4. B. Pascal, De l’esprit géométrique, Flammarion, coll. « GF », 1985, p. 151.
5. R. David, Le droit comparé, droits d’hier, droits de demain, Économica 1982, p. 19 ; É. Lambert, Le gouvernement des juges, préf. F. Moderne, Dalloz, 2005 ; L. Heuschling et B. Pascal, Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux États-Unis. L’expérience américaine du contrôle judiciaire de la constitutionnalité des lois, Paris, GIARD, 1921, préf. F. Moderne, Dalloz, 2005, Bibliographie, RIDC 2007. 958.
6. M. Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, NRF, 1967, p. 44.
7. P. Legrand, Comparer, in Le droit comparé : aujourd’hui et demain, Colloque du 1er déc. 1995, SLC, 1996, p. 59.
8. P. Legrand, art. préc.
9. H., L. et J. Mazeaud et F. Chabas, op. cit., n° 61.
10. P. Legrand, Notes inspirées par une gêne persistante à l’égard de la fascination exercée par l’habitude, l’autorité, la loi et l’État dans les facultés françaises, RTD civ. 1998. 299 .
11. P. Legrand, art. préc., à propos des étudiants, p. 300.
12. P. Legrand, art. préc., p. 51.
13. C. Leroy, De la normativité économique en démocratie de marché, in Études offertes à Jacques Dupichot, Bruylant, 2004, p. 282.
14. A. Levade, État d’urgence sanitaire : à nouveau péril, nouveau régime d’exception, JCP n° 13, 30 mars 2020, 369.
15. D. Roman, Coronavirus : des libertés en quarantaine * ?, JCP n° 13, 30 mars 2020, 372.
16. Freud, Au-delà du principe de plaisir (1920).
17. A. Levade, art. préc.
18. M. Villey, Leçons d’histoire de la philosophie du droit, Dalloz 2002, p. 29.
19. H., L. et J. H., L. et J. Mazeaud et F. Chabas, op. cit., n° 17, p. 48.
20. Sur le positivisme juridique, v. not., M. Villey, La formation de la pensée juridique moderne, présentation S. Rials, PUF, 2003, p. 559 s.
21. Jean-François Dreuille, État d’urgence sanitaire, Dr . pénal, avr. 2020. Comm.78.
22. D. Roman, Coronavirus : des libertés en quarantaine * ?, art. préc.
23. C. Krief-Semitko, Le procès équitable en matière contraventionnelle, AJ pénal 2015. 478 .
24. L. Blum, Comment ont été faites les Lois scélérates, in Revue blanche, n° du 1er juill. 1898, article signé par « un juriste ».
25. CEDH 9 juin 2016, Sismanidis et Sitaridis c/ Grèce.
26. CEDH 23 oct. 1995, Gradinger c/ Autriche.
27. CEDH, gr. ch., 10 févr. 2009, n° 14939/03, Sergueï Zolotoukhine c/ Russie, AJDA 2009. 872, chron. J.-F. Flauss ; D. 2009. 2014 , note J. Pradel ; RSC 2009. 675, obs. D. Roets .
28. Cons. const. 15 janv. 1975, n° 75-54 DC sur la loi relative à l’interruption volontaire de grossesse.
29. O. Dutheillet de Lamothe, Contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité, in Mélanges en l’honneur de Daniel Labetoulle, Dalloz, 2007.
30. Cass., ch. mixte, 24 mai 1975, Sté des Cafés Jacques Vabre, D. 1975. 497, concl. Touffait : « Attendu que le traité du 25 mars 1957, qui, en vertu de l’article susvisé de la Constitution, a une autorité supérieure à celle des lois, institue un ordre juridique propre et intégré à celui des États membres ; qu’en raison de cette spécificité, l’ordre juridique qu’il a créé est directement applicable aux ressortissants de ces États et s’impose à leurs juridictions ; que, dès lors, c’est à bon droit, et sans excéder ses pouvoirs, que la cour d’appel a décidé que l’article 95 du traité devait être appliqué en l’espèce, à l’exclusion de l’article 265 du code des douanes, bien que ce dernier texte fut postérieur ».
31. Cass., ass. plén., 11 déc. 1992, Bull. AP, n° 13.
32. CEDH 13 juill. 2004, Pla et Puncernau c/ Andorre, n° 69498/01, D. 2005. 1832 , note E. Poisson-Drocourt ; ibid. 2114, obs. V. Brémond, M. Nicod et J. Revel ; RTD civ. 2004. 804, obs. J.-P. Marguénaud .
33. H., L. et J. Mazeaud et F. Chabas, op. cit., n° 17, p. 48.
34. O. Jouanjan, Présentation. Jhering ou l’amour du droit, préf. à l’ouvrage de Jhering, La lutte pour le droit, Dalloz 2006, p. XXXIII.