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Le droit en débats

Libre cours : Je ne vais plus en prison

Par Delphine Boesel le 03 Avril 2020

« Bonjour Maître, je suis la/le femme/sœur/père de monsieur X, vous avez vu à la télévision, ils ont dit que plein de personnes allaient sortir de prison, vous pensez que mon mari/frère/fils va pouvoir sortir ? Vous allez faire quelque chose ? »

Depuis le 16 mars dernier, voici la teneur des messages téléphoniques, des sms, des mails auxquels il faut pouvoir répondre.

Depuis le 16 mars dernier, alors que je ne mets plus les pieds en prison, bien que cela soit habituellement mon quotidien, je dois répondre à tous ces messages angoissés de personnes inquiètes pour leurs proches, qu’il faut rassurer quand on ne l’est pas soi-même, à qui il faut pouvoir expliquer que les mesures exceptionnelles risquent, malheureusement, de ne pas concerner leur mari/frère/père.

À discuter avec d’autres confrères durant cette période, ce sont les mêmes questions qui leur sont posées, sans que nous arrivions réellement à avoir de réponses.

D’abord, parce que les annonces dans la presse sur les mesures gouvernementales – bien que non détaillées dans un premier temps – ont engendré espoir chez nombre de clients détenus ou leur famille. Ensuite, parce qu’une fois ces mesures détaillées, il a fallu gérer les espoirs forcément déçus, surtout lorsque les personnes détenues dont on s’occupe ont des fins de peines trop éloignées pour entrer dans les critères fixés par le gouvernement ; parfois à quelques mois près…

Je ne vais plus en prison (à l’exception d’un dernier débat contradictoire qui sera tenu en visioconférence). Je ne suis plus au contact direct de celles et ceux qui m’ont demandé de les accompagner dans l’exécution de leur peine, dans la préparation à la sortie, comme la sensation de les abandonner. Alors je me raisonne en me disant que, si je suis porteuse saine du covid-19, mon entrée dans cet univers clos, qui a refermé les portes à tous les intervenants extérieurs, peut avoir des conséquences encore plus dramatiques compte tenu de la surpopulation des maisons d’arrêt et des établissements pour peine.

Il faut réexpliquer la même chose aux proches et répéter ainsi pourquoi on ne va pas rencontrer le mari/frère/père au parloir alors que nous pourrions être la seule visite depuis la suppression des parloirs famille, la diminution de toutes les activités en détention, et que le confinement – difficile pour certains dehors – a des allures de cauchemars à l’intérieur d’une cellule de 9m2 occupée par plusieurs personnes.

J’ai pourtant bien entendu la ministre de la justice dire que les parloirs ne nous étaient pas interdits, que, « bien sûr, les avocats peuvent aller en détention », et cela participe inévitablement de ce malaise ressenti face à cette sensation d’abandonner mes clients. Mais je me ressaisis, je me dis que je ferai courir tellement de danger aux autres (n’est-ce pas d’ailleurs les consignes du gouvernement #confinement) si je devais être porteuse saine.

Alors, depuis le 16 mars, pour déculpabiliser, je réponds bien plus régulièrement au téléphone : avec la famille ou même le client qui m’appelle de la cabine de la prison (et puis tant pis si c’est d’un portable, qui pourrait aujourd’hui le leur reprocher lorsqu’il n’existe aucune garantie que les « gestes barrière » soient bien respectés : les touches et le combiné du téléphone sont-ils désinfectés après chaque utilisation ? Ont-ils seulement accès aux cabines dans les coursives ou dans les cours de promenades quand les mouvements sont considérablement limités ?).

Ou bien j’appelle : les services de l’application des peines des tribunaux, les services pénitentiaires d’insertion et de probation, j’envoie des mails. J’interroge tous ces professionnels déjà surchargés car moins nombreux dans les services pour se préserver, submergés d’appels d’avocats, de membres de la famille, etc., afin de savoir si les débats contradictoires prévus initialement seront maintenus, si des procédures spécifiques de hors-débat peuvent être envisagées, si, à titre exceptionnel, compte tenu d’un état de santé précaire d’un client détenu, il serait envisageable de pouvoir obtenir une date de débat plus tôt que celle qui était prévue, tout en sachant qu’en faisant cela, je participe à compliquer encore un peu plus leur tâche. Qu’ils soient remerciés de leurs réponses toujours aimables, de leurs mails pour ne pas nous laisser dans le flou.

Et tout cela pourquoi ? Pour se rassurer soi-même, se dire qu’à défaut d’être utile sur le terrain, on s’active derrière un écran ou le téléphone collé à l’oreille. Pour avoir des informations, pour tenter de savoir si dans tel établissement il y a des cas déclarés de covid-19, savoir s’il touche des personnes détenues ou des personnels de surveillance (aucun chiffre clair n’est communiqué…), si les « gestes barrière » sont mis en place (mais bon, quand on se dit que du gel hydroalcoolique ne peut pas être distribué aux personnes détenues parce que, justement, il y a de l’alcool dedans…).

Et puis, il faut penser à l’après, une autre phase d’incertitude et d’angoisse surgit rien que d’y penser : comment allons-nous réussir à nous réorganiser ensuite ? Les débats d’aménagement de peine annulés pour cause de confinement vont-ils pouvoir être fixés rapidement après la sortie de celui-ci ? Les employeurs qui avaient prévu d’embaucher des clients vont-ils pouvoir les accueillir alors que leur activité aura peut-être chuté durant cette période ? Encore de nombreuses questions sans réponses à ce jour, comme l’évolution de ce que nous vivons collectivement, mais sans être enfermés derrière des barreaux, et avec malgré tout un peu de maîtrise sur nos vies…