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Le droit en débats

Réécriture de l’article 432-12 du code pénal : enfin l’harmonisation ?

La loi dite « pour la confiance dans l’institution judiciaire » a, en son article 15, tout à la fois modifié l’article 432-12 du code pénal et créé un article 432-12-1. Outre qu’il s’agit de repenser le délit de prise illégal d’intérêt, l’intention du législateur doit être saluée en ce qu’elle est sans doute l’occasion d’une heureuse harmonisation des régimes jusqu’ici disparates de prévention et de sanction des conflits d’intérêts.

Par Marc François le 23 Juin 2022

Une loi plus douce

L’article 432-12 du code pénal, en son aliéna 1, prévoyait jusqu’alors que tombait sous la qualification de prise illégale d’intérêt le comportement de l’élu ayant « un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement ».

La jurisprudence, particulièrement extensive, de la Cour de cassation, entraînait des condamnations parfois peu compréhensibles d’élus n’ayant qu’un simple « intérêt » moral éventuellement indirect dans une opération quelconque, voire anodine (à titre d’exemple, la condamnation d’un maire viticulteur vendant à prix coûtant son vin à la maison de retraite municipale, dont on peine à comprendre quel profit il a pu en tirer et quelle perte a pu en résulter pour les finances communales… exemple repris par les rapporteurs de l’amendement au Sénat).

Cet alinéa a été modifié par l’article 15 de la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021, et est désormais ainsi rédigé : « le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ou par une personne investie d’un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement, est puni de cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de 500 000 €, dont le montant peut être porté au double du produit tiré de l’infraction ».

Ainsi, « l’intérêt quelconque » prévu par le texte initial, sous l’empire duquel l’ensemble de la jurisprudence s’est bâtie, est désormais substitué par « l’intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité ».

Il s’agit là d’une modification substantielle du texte, constitutif d’une modification in mitius, au sens des dispositions de l’article 112-1 du code pénal, le nouveau texte étant par conséquent d’application immédiate, y compris aux affaires en cours.

Quelle interprétation de la loi nouvelle ?

Il importe au premier chef de tenir compte de l’intention du législateur quant à la définition de l’intérêt de nature à compromettre l’impartialité, l’indépendance ou l’objectivité de l’auteur.

Trois éléments permettent d’appréhender cette intention pour faire une juste application du nouveau texte : d’une part, le parallélisme avec le régime du conflit d’intérêts concernant les magistrats ; d’autre part, le parallélisme avec le régime administratif de sanction des conflits d’intérêts ; enfin, les travaux préparatoires anciens ayant de longue date motivé cette modification.

Le parallélisme avec le régime du conflit d’intérêts concernant les magistrats

L’insertion de ce nouveau dispositif au sein de la loi dite « pour la confiance dans l’institution judiciaire » n’est pas anodin. En effet, c’est le même article 15 de cette loi qui a tout à la fois modifié l’article 432-12 du code pénal et créé un article 432-12-1 ainsi rédigé : « Constitue une prise illégale d’intérêts punie des peines prévues à l’article 432-12 le fait, par un magistrat ou toute personne exerçant des fonctions juridictionnelles, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, dans une entreprise ou dans une opération à l’égard de laquelle elle a la charge de prendre une décision judiciaire ou juridictionnelle, un intérêt de nature à influencer, au moment de sa décision, l’exercice indépendant, impartial et objectif de sa fonction ».

Il était donc question, pour le législateur, d’harmoniser la notion de conflit d’intérêts pénalement répréhensible pour les magistrats (et non simplement de nature à justifier une procédure de récusation de juge, procédure purement juridictionnelle), avec celle applicable aux décideurs publics.

Ainsi, le texte de l’article 432-12-1 n’a-t-il pas vocation à se substituer aux dispositions déjà existantes et toujours en vigueur qui permettent à un plaideur de récuser un magistrat selon la procédure prévue aux articles 668 et suivants du code de procédure pénale.

Il est par ailleurs toujours loisible à un magistrat qui estime être en situation de potentiel conflit d’intérêts de s’abstenir (ou se « déporter »).

Toutefois, l’absence d’abstention d’un magistrat qui serait dès lors visé par une procédure de récusation n’aurait pas pour autant ipso facto pour conséquence l’engagement de sa responsabilité pénale telle que prévue par le nouvel article 432-12-1. Encore faudra-t-il pour cela que les nouvelles dispositions de l’article 6-1 du code de procédure pénale soient satisfaites, c’est-à-dire que soit définitivement avérée l’illégalité de la décision juridictionnelle du magistrat, comme le précisent expressément les rapporteurs de l’amendement sénatorial, afin d’éviter des poursuites dilatoires.

Dès lors, mutatis mutandis, le parallélisme des formes implique que tout décideur public se trouvant en situation de conflit d’intérêts ne devrait pas avoir plus vocation qu’un magistrat à tomber sous le coup de la loi pénale.

En effet, de même que pour les magistrats, d’autres solutions contentieuses satisfaisantes sont efficaces pour sanctionner la méconnaissance d’une situation de conflit.

Ainsi, de même qu’un plaideur se trouverait recevable à soutenir la nullité d’une décision rendue par une juridiction en conflit d’intérêts, les candidats à un marché public, mais encore tout contribuable de la collectivité concernée par la passation du marché se trouvent être recevables à solliciter l’annulation du marché en question. Il en va de même des membres de la collectivité (un membre de l’opposition au sein de l’organe délibérant peut également agir).

En d’autres termes, l’application de la loi pénale, telle qu’elle doit être désormais comprise, suppose que les sanctions civiles ou administratives soient également envisagées, et qu’un équilibre soit recherché dans une juste application des textes.

D’évidence, sans être totalement subsidiaire, l’application de la loi pénale relativement à la sanction d’un conflit d’intérêts se trouve être substantiellement modifiée par l’architecture générale de la loi nouvelle qui permet de comprendre sa mise en œuvre. Ce d’autant que le texte nouveau s’accompagne d’un renforcement substantiel de la cohérence entre droit pénal et droit administratif.

Le parallélisme avec le régime administratif de sanction des conflits d’intérêts

L’article 2 de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique prévoit que « constitue un conflit d’intérêts toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction ».

Les termes sont donc strictement identiques à ceux du nouvel article 432-12 du code pénal.

Quant aux textes régissant le fonctionnement des collectivités territoriales, il faut citer l’article L. 2131-11 du code général des collectivités territoriales qui prévoit que « sont illégales les délibérations auxquelles ont pris part des membres du conseil intéressés à l’affaire qui en fait l’objet, soit en son nom personnel, soit comme mandataire ».

Selon la jurisprudence administrative, cette disposition est applicable à condition, d’une part, que le conseiller municipal ait un intérêt personnel, distinct de celui de la généralité des habitants de la commune, et, d’autre part, que sa participation ait une influence effective sur le résultat du vote.

Il convient alors que le conseiller municipal reconnu comme intéressé au regard de ces deux conditions ne prenne pas part au débat et au vote.

S’agissant de ce second critère, la participation au vote est appréciée au vu des résultats du suffrage. Ainsi, lorsque la décision est prise à une faible majorité, le juge considère que la participation du conseiller intéressé est « de nature à exercer une influence sur son résultat » (CE 23 avr. 1990, n° 78130 : « eu égard à la circonstance que la délibération a été acquise par huit voix contre sept, la participation de M. P au vote a été de nature à exercer une influence sur son résultat »).

A contrario, l’unanimité est de nature à exclure l’annulation de la délibération (CE 26 oct. 1994, n° 121717 , Lebon : « si le maire a, dans l’exercice de ses fonctions, présidé la séance au cours de laquelle le conseil municipal a décidé la vente du terrain à son père, cette circonstance est sans influence sur la légalité de la délibération litigieuse dès lors que le conseil municipal, statuant à l’unanimité, s’est borné à entériner la proposition de la commission susmentionnée, tant en ce qui concerne le bénéficiaire de la vente que le prix du terrain faisant l’objet de cette cession »).

Pourtant, au cas d’espèce précité, il ne fait guère de doute que le maire votant pour la vente d’un terrain communal à son père bénéficiait d’un « intérêt quelconque » à la vente, et aurait par conséquent été susceptible de condamnation pénale sur le fondement de l’article 432-12 ancien. Cela, alors même que le Conseil d’État a considéré la délibération comme parfaitement valable.

En d’autres termes encore, il existait dans l’ancien dispositif une dysharmonie majeure entre le régime administratif et le régime pénal. C’est bien la correction de cette dysharmonie qui est source de la nouvelle loi. Les travaux préparatoires en attestent.

Les travaux préparatoires : le rapport Sauvé

Le rapport de la « Commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique », remis au président de la République le 26 janvier 2011, faisait déjà le constat d’une répression particulièrement sévère des situations de conflits d’intérêts par la jurisprudence forgée par la chambre criminelle de la Cour de cassation.

Le rapport relevait notamment « une infraction large et sévère qui distingue la France au sein de l’OCDE » (rapp. p. 30).

Les auteurs pointaient également le fait que, « contrairement aux prescriptions du 3° du I de l’article 25 du titre Ier du statut général des fonctionnaires […], qui prohibent la détention par un agent public d’un intérêt de nature à compromettre son indépendance dans une entreprise placée sous son contrôle, l’article 432-12 du code pénal élargit, par la notion d’“intérêt quelconque”, la notion de l’intérêt prohibé, sans égard à sa nature ou son intensité » (rapp. p. 32).

Ils rappelaient que, dans le cadre des déclarations d’intérêts imposées à certains hauts fonctionnaires, ces dernières portent sur « des intérêts matériels, qui ne sont de nature à susciter des conflits que s’ils présentent une intensité suffisante » (rapp. p. 59).

Et les auteurs du rapport de regretter que cette notion d’intensité de l’intérêt prohibé ne soit pas prise en compte au plan pénal : « les notions de temporalité et d’intensité des intérêts, qu’a retenues la Commission pour ses travaux et la définition des conflits d’intérêts qu’elle propose, sont donc d’ores et déjà prises en compte dans les dispositifs existants. Il importe cependant de les manier avec prudence et discernement. […] Le dispositif de déclaration d’intérêts ne permet pas à l’agent de se prémunir contre d’éventuelles poursuites pénales en cas de conflit d’intérêts avérés et susceptibles de poursuites au titre de la prise illégale d’intérêts, et ce alors même que de tels mécanismes permettent en principe à l’agent comme à l’autorité de prévenir les risques, comme en témoigne d’ailleurs l’adhésion qu’ils suscitent. Si des mesures préventives existent en amont de la décision, elles n’ont donc pas été articulées avec les dispositifs, éventuellement répressifs, existant en aval » (rapp. p. 61).

Et les membres de la commission de proposer, dès lors, une nouvelle définition de la prise illégale d’intérêts : « mettre en cohérence les dispositifs répressif et préventif, en précisant, à l’article 432-12 du code pénal relatif à la prise illégale d’intérêts, qu’est sanctionnée la prise d’un intérêt “de nature à compromettre l’impartialité, l’indépendance ou l’objectivité” de la personne » (proposition n° 12, rapp. p. 116).

C’est donc bien dans un souci de cohérence des dispositifs régissant la vie publique que la nouvelle loi a été adoptée, et c’est par conséquent comme telle qu’il convient de la lire et de l’appliquer. Dès lors, il convient d’expliciter la notion d’intérêt « de nature à compromettre l’impartialité, l’indépendance ou l’objectivité » de la personne concernée.

L’intérêt de nature à compromettre l’impartialité, l’indépendance ou l’objectivité de l’auteur

L’exposé des motifs concernant l’amendement présenté par les deux rapporteurs devant la Commission des lois du Sénat relatif à l’article 10 bis de la loi sur « la confiance dans l’institution judiciaire », devenu article 15 lors de son adoption par le Parlement, permet de comprendre la notion d’intérêt de nature à compromettre l’impartialité, l’indépendance ou l’objectivité de l’auteur.

Ainsi, après avoir exposé leur « souhait d’aligner le régime pénal applicable aux magistrats sur celui applicable aux élus et aux fonctionnaires qui est cohérent avec la volonté d’une plus grande confiance dans la justice », les rapporteurs exposent : « la définition de l’infraction mérite en effet d’être précisée afin d’éviter que des élus ou des fonctionnaires soient poursuivis alors qu’il n’y a pas eu de véritable manquement à la probité. Pour ce faire, l’intérêt pris dans une entreprise ou dans une opération devrait être de nature à compromettre leur impartialité, leur indépendance ou leur objectivité et donc à nuire à l’exercice de leurs responsabilités publiques ».

In fine de leur exposé, les rapporteurs indiquent : « par la modification proposée, un meilleur équilibre serait assuré entre la lutte indispensable contre tous les manquements à la probité et la sécurisation de l’activité des responsables publics. Elle n’empêcherait pas de sanctionner les responsables publics qui abusent de leurs fonctions pour en retirer un avantage personnel ou qui font primer un intérêt privé sur l’intérêt public dont ils ont la charge ».

En d’autres termes, la compromission de l’impartialité, de l’indépendance ou de l’objectivité de l’élu doit s’analyser à l’aune de l’éventuel avantage personnel retiré de l’opération ou de la primauté de l’intérêt privé sur l’intérêt public.

En d’autres termes encore, l’intention clairement exposée par le législateur est de retenir dans les liens de la prévention du nouvel article 432-12 l’élu qui, conscient d’une possible situation de conflit d’intérêts aura fait le choix, sciemment, de faire primer son intérêt privé sur l’intérêt public ou, d’une manière ou d’une autre, d’en tirer un avantage personnel, au mépris de l’intérêt général.

Finalement, il s’agit ni plus ni moins que d’un retour à l’orthodoxie du droit pénal : l’élément moral devra être qualifié (au-delà de la simple conscience de l’existence même d’intérêts potentiellement en conflits) au travers du choix de l’élu de faire primer objectivement un intérêt (le sien) sur un autre (celui de la puissance publique) ; l’élément matériel est également renforcé (l’existence d’un avantage personnel objectif et/ou une nuisance pour l’intérêt public).

Gageons que la jurisprudence aura très rapidement l’occasion d’affiner cette analyse.