Une fois n’est pas coutume, c’est du scénario que part l’histoire du film Adam’s Rib (1949), de Georges Cukor. Un scénario et deux couples. Ou plutôt quatre, étant donné que ce sont les déboires maritaux de deux couples qui ont donné l’idée à un troisième d’écrire un script pour un quatrième, devant eux-mêmes incarner un couple à l’écran. Bref, tentons de faire plus simple : plus personne ne se souvient vraiment de l’histoire de William Dwight Whitney et de son épouse Dorothy. Elle est pourtant amusante. Tous deux avocats, ils représentaient l’acteur Raymond Massey et son épouse Adrianne, elle aussi actrice, dans leur procédure de divorce. On peut dire qu’ils se sont particulièrement investis dans ce dossier ; ils ont fini par se séparer puis par se marier avec leurs deux clients. Voilà Adrianne avec William et Dorothy avec Raymond. Évidemment, une telle situation était un véritable appel à fiction, un trésor à l’état brut pour scénariste à la recherche d’une trame.
C’est le point de départ des réflexions d’un couple de scénaristes bien connu : Ruth Gordon et Garson Kamin. En écrivant, ils songent à leurs deux excellents amis, Spencer Tracy et Katharine Hepburn. Il faut dire que le duo d’acteurs est exceptionnel, leur complicité à l’écran fonctionne à merveille. L’histoire différera légèrement de celle des ex-Whitney. Dans Adam’s Rib, lui, Adam Bonner, est substitut du procureur, elle, Amanda Bonner, est avocate et il vont s’écharper au tribunal, autour d’une affaire somme toute assez banale. Une épouse délaissée par un mari adultère a tenté de le tuer alors qu’il se trouvait avec sa maîtresse. Le problème, c’est que le Attinger case a échu sur le bureau du substitut et que son épouse est éprise des grandes causes. Or c’est ce qu’elle entend faire de cette affaire quand elle décide de la prendre en charge. Les grands principes sont foulés. Il en va, selon elle, de l’égalité entre homme et femme devant la loi. L’adultère chez un homme est mieux accepté par la société de l’époque. Il faut en finir avec cette inégalité manifeste. Ceci étant, rester professionnel, entre les deux époux, se révèle un peu compliqué. Progressivement, l’affrontement gagne leur ménage et le confort ouaté de leur splendide appartement de New York. L’ensemble donne une brillante comédie au ton léger. Les dialogues sont fins et les réparties sont très finement ciselées. On comprend que ce grand Cukor ait rencontré le succès et que la critique l’ait plutôt bien accueilli lorsqu’il est sorti en 1949.
Tout concourt à faire de ce film un petit bijou de la comédie américaine des années 1950. La mise en scène est impeccable. Cukor excelle. Il se révèle particulièrement stupéfiant dans les liens qu’il tisse avec le théâtre. C’est vrai que le contexte s’y prêtait. À peu près tout le monde dans l’équipe était passé par Broadway, Cukor en tête. Un subtil jeu de décors défile pendant le générique du début, les scènes sont ponctuées d’indications, telles des didascalies. De surcroît, la majeure partie du film se passe au sein même du tribunal, dans la salle d’audience. Or un tribunal n’est-il pas, finalement, une sorte de théâtre, la mise en scène de plusieurs jeux d’acteurs, avec un public ? De la récusation des jurés aux plaidoiries et en passant par les interrogatoires de témoins, la scène judiciaire dévoile un comique de situation. Incontestablement, il y a du Feydeau chez Cukor, il donne l’impression de filmer un vaudeville ébouriffant. Ce d’autant que la caméra se signale par quelques virtuosités, elles aussi très théâtrales. Nombreux sont ces plans où il n’y a personne sur le champ, où ne reste que le seul décor, tandis que l’on entend les Bonner discuter. Beaucoup repose sur le jeu des acteurs. Spencer Tracy et Katharine Hepburn sont certainement à leur meilleur niveau dans le duo qu’il forme – à la vie comme à l’écran. C’est d’ailleurs la sixième fois qu’il se retrouve. Mais les seconds rôles sont remarquables. Judy Holliday est particulièrement drôle dans l’excellent prologue, très gauche dans l’emploi de son revolver, tenant de l’autre main un mode d’emploi. Il est vrai que ce film était un essai pour elle. Il s’agissait de convaincre les producteurs qu’elle pouvait endosser le rôle qu’elle jouait dans la pièce de Garson Kamin, Born Yesterday, et qui allait être adaptée au cinéma. Elle y parviendra et remportera même un Oscar pour ce prochain film. Assurément, Adam’s Rib a été un tremplin. Et, surtout, l’on est ravi de revoir Tom Ewell, dans le rôle du mari adultère, et qui excellera en 1955 dans The Seven Year Itch aux côtés de l’explosive Marylin.
Adam’s Rib, une simple comédie, aussi brillante et réussie soit-elle ? Rien n’est moins certain. Tout au contraire, le film de Cukor interroge et pose de belles questions. Stanley Cavell, dans un essai lumineux, a livré une analyse pénétrante de ce film qu’il considère comme l’archétype du genre de la comédie du « remariage » qu’il a contribué à définir et à identifier. Ce sont, pour lui, ces histoires de couples qui finissent par se séparer, puis par se retrouver, en solidifiant l’amour qu’ils se portent mutuellement par de nouvelles bases. Ces couples sont, pour reprendre le titre de son livre, à la recherche d’un bonheur nouveau. Généralement, l’intrigue donne lieu à un imbroglio cocasse.
Mais le message du film ne s’arrête pas là, il est tout entier résumé dans la jolie plaidoirie que prononce Katharine Hepburn, elle-même surlignée par un intéressant effet de caméra transformant subrepticement un homme en femme, et vice-versa. Oui, le film est d’abord, et avant tout, un formidable plaidoyer, sous un subtil vernis comique, en faveur de l’amélioration de la condition de la femme aux États-Unis. Il y a une sorte de banalité terrible quand la jeune épouse confesse à son avocat que son mari l’a déjà battue. Il y a une inégalité insupportable quand Katharine Hepburn explique qu’une femme a plus de chance d’être condamnée, car l’adultère de l’homme est socialement mieux accepté. C’est contre cela que l’avocate souhaite se battre et elle dévoilera sa stratégie dès la sélection des jurés. Grand bien lui en prend : l’un d’entre eux répond qu’il ne croit pas que les hommes et les femmes sont égaux en droit… Il demeure que le film de Cukor pose une autre question, celle qui sous-tend, en partie, la position du substitut. Il demeure que meurtre il y aurait pu avoir. Finalement, c’est à cette autre interrogation que le film tente de répondre. Il est assurément inconcevable qu’une femme puisse être moins bien traitée qu’un homme par la justice et que ce qui peut être constitutif d’une circonstance atténuante pour l’un ne le soit pas pour l’autre. Est-ce qu’en revanche, la « volonté d’une femme de sauver son foyer », pour citer Katharine Hepburn, justifiait son acte ? C’est là que s’exprime ce que pense son époux et c’est ce qu’il cherche également à démontrer.
Au cinéma, le genre du film de prétoire a aussi ses comédies. Et ce chef-d’œuvre jubilatoire qu’est Adam’s Rib en est l’un des meilleurs exemples. C’est que Cukor parvient à ce tour de force que le comique qu’il met en scène avec brio ne masque nullement ce dont est porteur le film. Et l’on peut s’empêcher que la salle du tribunal, dans la trame narrative, n’y est pas étrangère.