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Le cinéma à la barre : Fury, de Fritz Lang (1936)

Par Thibault de Ravel d’Esclapon le 20 Janvier 2016

Au cinéma, il y a des duos qui font rêver. On pense bien sûr à ceux des acteurs, mais aussi à ceux, moins connus, qui œuvrent à l’arrière de la caméra, dans la conception même de l’œuvre. Lolita a donné à Kubrick l’occasion de se servir – au moins en partie – du scénario écrit par Nabokov. William Faulkner a participé à l’aventure du Grand Sommeil de Howard Hawks, John Steinbeck à celle de Lifeboat réalisée par Hitchcock. Fury (1936), véritable bijou du genre des films de prétoire et première réalisation de Fritz Lang aux USA, est de ceux-là.

Fraîchement débarqué d’Europe en 1934, laissant derrière lui son épouse Thea von Harbou ayant cédé aux sirènes du nazisme, Fritz Lang fait la connaissance de Mankiewicz. À l’époque producteur pour la MGM, il deviendra une quinzaine d’années plus tard le génial réalisateur de Eve, de l’Affaire Cicéron et du Limier. La collaboration entre ces deux monstres du cinéma, l’un en devenir, l’autre auréolé de ses succès allemands, n’a évidemment pas été sans heurts. De telles intelligences, aux convictions cinématographiques bien trempées, ne pouvaient s’épouser sans accroches. Mais imaginer Lang et Mankiewicz discuter de cinéma, en 1935, sur un plateau, c’est un peu comme songer à Balzac et Stendhal conversant autour d’un projet d’ouvrage collectif dans les locaux de la Revue des deux Mondes. Quoi qu’on en dise, on approche le produit fini avec respect.

Et le résultat est un chef-d’œuvre. Les deux hommes sont partis d’un fait qui à l’époque avait alerté l’opinion et qu’avait repéré le scénariste Krasna : le lynchage survenu à San José le 27 novembre 1933 de deux personnes suspectées de l’enlèvement et du meurtre d’un enfant. L’ouvrage de Arthur F. Raper, The Tragedy of Lynching, publié la même année, avait permis de lever le voile sur ce fléau néfaste et mortifère qu’avait connu une partie des États-Unis. Il relatait notamment l’histoire de certains des citoyens de Grady County, dans l’Oklahoma qui avait mis le feu à la prison du comté. Bref, voilà ce qui fera l’histoire de Fury. C’est celle d’un homme, Spencer Tracy, éperdument amoureux de sa fiancée, la quasi sylphide et splendide Silvia Sidney, qui se retrouve dans la prison d’une petite cité, suspecté d’un crime qu’il n’a pas commis. Les commérages vont bon train, les habitants sont remontés. En somme, ils deviennent foule. Et cette foule met le feu à la prison, bien consciente de ce que l’accusé prétendu est dans les lieux. Il en réchappe miraculeusement mais ne dit rien, choisissant d’orchestrer son procès pour lynchage. 22 habitants ont été identifiés et risquent ainsi la potence. Mais Spencer Tracy n’y parvient pourtant pas, décidant finalement d’apparaître au tribunal, dans une scène dont la conclusion ne convenait guère à Fritz Lang en raison de sa mièvrerie.

Fury est donc construit en deux temps : le lynchage, son procès. Fritz Lang réussit le tour de force de réaliser un prodigieux film sur la justice tout en touchant au plus près les théories psychanalytiques de l’époque, démontrant combien son cinéma est inspiré des conceptions freudiennes.

Comme de nombreux films du genre, Fury dénonce et alerte. Ce sera pourtant un succès. Le procès que filme Fritz Lang fustige le lynchage avec une rare vigueur (près de 5 000 victimes). C’est un crime. Et le district attorney est prêt de gagner. La foule n’est pas un fait justificatif. Grossissant inexorablement et se dirigeant vers la prison, elle est constituée d’individualités identifiées, qui ont, à cet instant, voulu le meurtre et doivent, de ce chef, encourir une sanction. L’audience, avec ses défauts, est admirablement filmée ; la déclaration préliminaire de l’attorney est l’occasion d’une belle envolée lyrique. Et l’interrogatoire des témoins par ses soins, un chef-d’œuvre de manipulation avec son humour et son ironie, est une critique de ce qui va de pair avec le lynchage : l’omerta du groupe à l’origine de cette éruption de violence populaire.

Lang n’est pourtant pas tendre avec la justice. Ce tribunal qui se prononce sur le lynchage est instrumentalisé. Spencer Tracy, victime réchappée de son meurtre, pourtant « legally dead » selon ses mots, tire les ficelles, écoutant à la radio la retransmission du procès. C’est par exemple parce qu’il envoie une grossière lettre anonyme au juge que ce dernier est amené à témoigner, permettant ainsi d’établir définitivement qu’il était bien mort dans l’incendie de la prison. Par ces procédés, la victime retrouve, en quelque sorte, la place qu’elle n’avait pas dans le procès. Mais ceux-ci sont ambivalents, laissant apparaître l’idée d’une justice utilisée, même s’il s’agit d’une noble cause. Et ce malaise, si fréquent chez Lang, déjà si prégnant dans M Le Maudit, permet de comprendre que ce film est aussi, par un singulier renversement de perspective, une critique en règle de l’obsession de la vengeance. Celle-ci est maquillée sous un vernis légal, mais elle n’en est pas moins une vengeance, ce qu’expriment très nettement les propos de Spencer Tracy : « they’ll get a legal trial in a legal courtroom, they’ll have a legal judge and a legal defense, they’ll get a legal sentence and a legal death […] ».

Mais se dévoile une autre lecture de Fury. Le film est également une belle leçon de psychanalyse. Au vrai, la théorie psychanalytique est omniprésente. Elle en est le soubassement, ce qu’annonce, dans la première partie, l’excellent monologue du barbier sur les pulsions, un discours que n’aurait pas démenti Freud.

En effet, Lang donne à voir l’opposition cardinale entre le collectif et l’individualité dans la réalisation d’un crime. Le phénomène de foule, emmenée ou non par un leader (dans Fury, il y en a un), peut conduire à la réalisation d’actes délictueux. La pulsion meurtrière, le passage à l’acte sont concrétisés, par une sorte de « levée du surmoi », pour utiliser un langage typiquement freudien, que permet le collectif. Tout cela est connu mais Fritz Lang l’illustre cependant à merveille, tant dans le déroulement même du lynchage qu’ensuite, à la fin du procès, par la prise de conscience de certains de ses acteurs.

Mais la force de ce film tient surtout à ce que Lang démontre la validité de sa théorie dans la deuxième partie, du point de vue de l’individualité, grâce à l’échec de la vengeance projetée par la victime. Cet échec provient d’elle-même. Sa pulsion est surmontée par son individualité propre, par son « surmoi », et c’est précisément ce qui fait la marque du névrosé classique par rapport au psychotique ou à l’élément d’une foule. Pour cette raison, et non pas parce qu’il les plaint, Spencer Tracy ne réussit pas à assouvir son besoin de vengeance, à vouloir leur mort, de sorte que Fury s’en prend aussi, indirectement, à la peine capitale. Au gré d’une soirée d’errance, magistralement filmée, il ne parvient pas à dépasser son humanité ; elle reprend le dessus. Pourquoi ? Mais parce qu’heureusement, il était seul.