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Le droit en débats

Le cinéma à la barre : La Vérité, d’Henri-Georges Clouzot

Par Pascal Garbarini le 28 Octobre 2015

Peu de films ont pour décor un procès, ce lieu où la justice est rendue. La justice au cinéma ? Discrète, absente, accusée même, car le cinéma filme davantage les drames passionnels que les bonheurs paisibles, l’injustice que la justice.

La Vérité, d’Henri-Georges Clouzot, oscar du meilleur film en langue étrangère en 1961, déroge à cette règle.

Le film se situe dans le quartier parisien de Saint-Germain-des-Prés, mais aussi, et surtout, dans la grande salle mythique de la cour d’assises de la capitale, qui lui sert de décor réel. La cour d’assises, ses rituels solennels, ses boiseries encaustiquées et ses allégories peintes au plafond lui donnent de grands airs de palais – celui de la justice, rendue au nom du peuple français. Son box, en revanche, est glaçant de sobriété. L’ex-garde des Sceaux Robert Badinter disait qu’il était le périmètre géographique du malheur humain. La modernité l’a paré de vitres blindées : si notre esprit distrait l’avait oublié, c’est de crime de sang dont on parle ici !

La Vérité – ou plutôt, devrais-je dire, la vérité judiciaire, sa cousine éloignée – raconte l’histoire d’une femme accusée d’avoir assassiné un jeune chef d’orchestre brillant et ténébreux, joué par Sami Frey. Un amant qu’elle a chipé à sa sœur, la brune et sage Marie-Josée Nat. Cette accusée, jumelle française des Vitelloni de Fellini, c’est Brigitte Bardot. Sa beauté incandescente et impudique ravage l’écran.

« Tu les trouves jolies, mes fesses ? ». On pense forcément à cette réplique d’anthologie du cinéma français. B.B., allongée, nue, sur son lit, interrogeant lascivement Michel Piccoli. « Oui, très », lui répond l’acteur. « Je t’aime totalement, tendrement, tragiquement ». Une scène mythique ajoutée de manière espiègle par Godard trois ans après La Vérité car les producteurs se plaignaient de ne pas apercevoir suffisamment les atouts de B.B.

Car Clouzot filme son procès, « le » procès. L’audience est aussi son actrice principale. C’est dans la grande salle des assises que les flash back du crime trouvent leur explication dramatique et que les acteurs livrent, au travers de leur rôle, leur vérité. C’est lors du procès que se joue et se dénoue l’intrigue. L’éloquence des années 60 n’est plus celle d’aujourd’hui – plus ampoulée, plein d’accents circonflexes, de pleins et de déliés – mais les réparties cinglantes que s’échangent Meurisse et Vanel et les « vérités » d’audience font toujours mouche. On remplacerait utilement certains cours de l’école du barreau par la projection de La Vérité.

En robes noires et rabats blancs, Louis Seigner est le président, René Blancard l’avocat général, Paul Meurisse celui de la partie civile, Charles Vanel le conseil de la défense. Un petit monde judiciaire décrit avec justesse et ironie par Clouzot, un ballet de robes d’une cruauté et d’un cynisme qui n’ont pas varié aujourd’hui. Paul Meurisse pourrait très bien s’être inspiré des grands pénalistes de notre époque, Hervé Temime, Francis Szpiner ou encore Patrick Maisonneuve ; Charles Vanel aurait pu observer et copier Éric Dupond-Moretti, Pierre Haïk ou Jean-Yves Le Borgne. Les costumes sont les mêmes.

Au centre de ce chœur d’hommes, Clouzot, qui avait la réputation de tyranniser ses acteurs, a choisi B.B. et sa beauté du diable, qui était pour l’époque intrinsèquement immorale. Il s’est servi de son actrice pour dresser la critique amère d’une société bourgeoise et pudibonde qui, huit ans plus tard, volera en éclats sous les barricades et les jets de pavés. Il fait sangloter et hurler son héroïne à la face de cette société amidonnée qui emplit la salle du tribunal, venue au spectacle de la cour d’assises comme on se rend, en place de grève, voir supplicier le condamné.

« Vous êtes tous morts ! », crie Bardot depuis le box des accusés. Magnifique prophétie, lumineuse parabole. Le cinéma de Clouzot a été rangé au magasin d’un trop grand classicisme par la Nouvelle Vague. À la fin des années 1960, il fallait tuer les pères. Quel beau pied de nez, a posteriori, que cette dernière saillie cinématographique aux enfants de mai ! Quel génie ! Clouzot, c’est Molière derrière la caméra. Une vieille école qui, comme le vieux cognac, ne déçoit jamais.

J’ai vu La Vérité avant d’être avocat, j’ai revu le film avec ma robe, pratiquant enfiévré de cette vérité judiciaire. Orson Welles se lamentait de n’être « plus capable de s’emballer pour un seul film, mêmes les meilleurs ». « Je n’arrive pas à effacer mon expérience passée », soupirait-il. Moi, je vous dis : courez voir ou revoir La Vérité. Ce n’est pas un vestige du passé, c’est un classique qu’aucune « vague », aucun pavé, aucun lauréat de concours d’éloquence n’a pu depuis cinquante-cinq ans effacer ou abîmer.

 

 

La Vérité, de Henri-Georges Clouzot, date de sortie : 2 novembre 1960, éditeur : René Château Vidéo, parution : 2006, VOD sur MYTF1VOD