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Le cinéma à la barre : The Wrong Man, d’Alfred Hitchcock (1956)

Par Thibault de Ravel d’ Esclapon le 05 Avril 2016

The Wrong Man est le résultat d’une obsession. Ce qui n’est pas très étonnant pour Hitchcock, passé maître dans l’art de la mise en scène des névroses. Et cette obsession, c’est celle du réel. À l’époque intéressé par le néoréalisme italien en général, et en particulier par Rossellini pour qui son Ingrid Bergman était partie, Hitchcock voulait du vrai. Afin de poursuivre sa charge contre le système judiciaire, l’un de ses thèmes récurrents, il voulait du matériau brut et surtout, il voulait le restituer tel quel. Aussi n’est-on pas très surpris quand on sait que l’histoire de ce Wrong Man, c’est exactement celle qui est arrivée à Christopher Emmanuel Balestrero et qui avait été relatée dans le magazine Life en 1953. À son retour de voyage, au début de 1956, Hitchcock s’en est emparé.

Tout est vrai dans l’intrigue. « Every word of it », prévient le réalisateur dans ce curieux plan lunaire qui ouvre le film et qui nous privera de repérer son habituelle apparition postérieure. « Une nuit de 1952, un musicien du Stork Club de New York rentrait chez lui, et, à sa porte vers deux heures du matin, il se fait héler par deux hommes qui le trimballent dans différents endroits, et le montrent aux gens en disant : “Est-ce cet homme ? Est-ce cet homme ?”. Bref, il est arrêté pour des hold-up. Il était complètement innocent ; il doit subir un procès ; finalement sa femme en perdit la tête ; on l’enferma dans un asile où elle doit être encore. Au procès, il y avait un juré persuadé de la culpabilité de l’accusé ; et, comme l’avocat de la défense interrogeait l’un des témoins de l’accusation, ce juré se leva et dit : “Monsieur le juge, est-il nécessaire que nous écoutions tout cela ?”. Petite entorse au rituel, mais on dut renvoyer le procès, et, pendant que l’on attendait le nouveau procès, le vrai coupable se fit prendre ». C’est en ces termes qu’Hitchcock décrit à Truffaut, lors de leurs célèbres entretiens, l’histoire de Balestrero racontée par Herbert Brean, le journaliste. Et cela suffit pour décrire le film, dont les deux héros sont incarnés par Henry Fonda et Vera Miles. Ni plus, ni moins ; la correspondance est exacte. Hitchcock a muselé ses scénaristes qui voulaient faire du faux. Les lieux sont les mêmes. On est dans le métro de New York. Certaines personnes jouent leur propre rôle et l’histoire est scrupuleusement respectée. On a interrogé le juge en charge de l’affaire, le procureur et les principaux protagonistes. Il n’y a guère que la police de New York qui a refusé de lui répondre. Du reste, l’on n’est pas surpris par une telle attitude dans la mesure où l’affaire Balestrero n’est pas vraiment à son avantage. Hitchcock a donc réalisé son film avec un souci du réalisme qu’il n’avait jamais démontré auparavant. Jamais plus il n’y reviendra. C’est le réel qui est mis en scène.

Évidemment, Hitchcock n’a pu se passer de certains artifices. Le choix du noir et blanc donne ce côté un peu « film d’hiver » pour reprendre l’expression de Chabrol et de Rohmer. Il n’a pu s’empêcher de dramatiser le réel. Il a voulu faire du Truman Capote avant Truman Capote. En somme, il s’agissait d’un non fiction movie. Mais, comme Capote, avec la tragédie de Holcomb en littérature, il n’y est pas totalement parvenu. En réalité, il l’assume et c’est ce qui donne ces plans de génie. La découverte du vrai coupable est filmée par une superposition progressive des deux visages : faux et vrai. La première incarcération de Henry Fonda est restituée par un tournis vertigineux. On ne peut s’empêcher de penser à cette anecdote bien connue, un événement qui aurait terrifié le réalisateur. Jeune enfant, il fut envoyé par son père avec un mot au commissaire, lequel lui demandait de le placer en détention quelques instants. Une méthode d’éducation de l’époque… Quoi qu’il en soit, c’est précisément cette adroite combinaison, entre réel et dramatisation, qui donne au film cette saveur si particulière et qui fait qu’en dépit de son échec commercial, il ne peut être classé parmi les petits films du metteur en scène.

On sait qu’Hitchcock avait accepté de renoncer à son salaire pour mener à bien son projet. Il ne s’en est jamais caché. C’est heureux. En effet, il n’y avait pas mieux que la réalité, fût-elle parfois légèrement mise en scène, mais jamais modifiée, pour retracer avec cette épaisseur le parcours de Manny Balestrero. Parce que l’on ne ressort pas indifférent de la vision de ce film. C’est la fidélité à la vie réelle qui suscite ce malaise. Et c’est la réalité qui exprime le mieux la faillite du système judiciaire telle que le réalisateur la concevait.

The Wrong Man est le film d’un accusé, mais vu de lui-même. Hitchcock était persuadé que l’on n’avait jamais véritablement fait de film de ce point de vue. On s’était toujours cantonné au rôle de l’inspecteur, à celui de l’avocat. Jamais de celui qui pourtant est au centre du procès pénal. Et, en l’adoptant, il procède à une critique en règle du système judiciaire. Mais la critique s’humanise vraiment. Une faute d’orthographe dans un test d’écriture, une reconnaissance hâtive par des témoins au terme d’une incroyable odyssée dans un New York de nuit, magistralement servie par la musique d’Hermann, et voilà Balestrero soupçonné. De soupçonné, il est vite accusé. Et, en tant que tel, sa position change drastiquement. C’est à lui de prouver qu’il est innocent. Finalement, c’est la preuve par le cinéma de cette idée de l’« innocence judiciaire », de ce que, selon Dominique Inchauspé, « dans un procès, on n’est pas innocent, on le devient ».

Hitchcock envisage cela comme un échec. Il a raison. L’histoire de Manny Balestrero est un plaidoyer pour les droits des accusés. On est en 1956, dix avant la célèbre affaire Miranda v. Arizona. Il y a fort à parier que la présence d’un avocat aurait changé la donne dans la situation de Manny. Or Balestrero ne voit un homme de loi qu’au moment de l’audience relative à la fixation de sa caution, laquelle se révèle très élevée.

Cette faillite de la justice de l’époque est révélée par les défauts du film. Il faut bien avouer que la scène du procès n’est pas la meilleure. Elle est accessoire, rapide, sans grand intérêt et ce n’est que l’intervention du juré, assez mal disposé envers Balestrero, qui relance ce moment qui normalement aurait dû révéler son innocence. Mais ce n’est pas très grave, car ce n’est pas de la justice que viendra la fin des difficultés de Fonda. C’est simplement du hasard.

La critique ne se limite pas aux seuls défauts de la procédure pénale et de l’investigation. Elle pourfend également les conséquences d’une erreur judiciaire. Vera Miles sombre progressivement dans la dépression, au point d’être enfermée dans un asile. Tandis qu’au fil du film Henry Fonda gagne en épaisseur, évoluant du statut de l’homme ordinaire à celui d’un accusé qui se débat, son épouse, jusque-là volubile, verse dans l’atonie. Il y a indéniablement une profonde mélancolie dans le film d’Hitchcock. Le jeu de Fonda y est sans doute pour beaucoup. Mais c’est surtout en raison de ce que la trame du film emprunte celle d’une lente déchéance, une inexorable chute sans raison, tout juste arrêtée par un rebondissement inespéré. En vérité, le tour de force d’Hitchcock, c’est que l’on n’a pas envie de croire à ces quelques lignes situées juste avant le générique de fin laissant planer l’image heureuse de la Floride. D’une erreur judiciaire, on ne se remet jamais vraiment. Et pour le dire, il n’y a rien de mieux que la réalité.