Accueil
Le quotidien du droit en ligne
-A+A
Le droit en débats

Les conséquences inattendues de la réforme de l’audition libre

Le régime de l’audition libre d’une personne par les services de police, qui concerne en pratique les infractions les moins graves (conduite sans permis, etc.) mais également la majorité des infractions pénales en relation avec la vie de l’entreprise (droit pénal du travail, de l’environnement, de la consommation, de l’urbanisme, etc.), vient d’être profondément modifié1.

Par Sophie Liotard et Sébastien Schapira le 24 Septembre 2014

Si la nouvelle législation a pour objectif de garantir à celui qui sera entendu en audition libre un certain nombre de droits, il apparaît toutefois en pratique que ce nouveau régime, antichambre de la garde à vue, a également des conséquences inattendues et préjudiciables.

C’est ainsi qu’au lendemain de la mise en œuvre de cette réforme, début juin 2014, un chef d’entreprise convoqué pour répondre d’un délit d’entrave aux fonctions du CHSCT a dû se soumettre à la prise de ses empreintes et de photographies anthropométriques, alors qu’il pensait que son audition libre était terminée.

Ce chef d’entreprise pouvait-il être assisté par un avocat ? Pouvait-il refuser cette prise d’empreintes/de photographies ? Que vont devenir ces informations et y a-t-il un moyen de les faire supprimer du fichier qui les abrite ?

Quelles sont les nouveautés apportées par la loi du 27 mai 2014 ?

Jusqu’au 2 juin 2014, date de l’entrée en vigueur de la loi n° 2014-535 du 27 mai 2014, le code de procédure pénale (CPP) prévoyait que devaient être entendues en audition libre, hors garde à vue et au maximum pendant 4 heures, les personnes à l’encontre desquelles il n’existait aucune raison de soupçonner qu’elles aient commis une infraction, sans quoi elles devaient obligatoirement être placées en garde à vue.

C’est ce régime de l’audition libre qui était le plus souvent utilisé (de façon détournée) s’agissant des responsables d’infractions de conduite sans permis mais aussià la législation sur la santé et la sécurité dans les entreprises.

Il n’était alors pas possible dans ce cadre de procéder à des relevés signalétiques (par exemple, la prise d’empreintes digitales) sur les personnes ainsi entendues.

Le 2 juin 2014 est entrée en vigueur une nouvelle disposition de procédure pénale2 prévoyant qu’une personne à l’égard de laquelle il existe des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction peut être entendue néanmoins librement, sans être placée en garde à vue.

Il est prévu qu’avant d’être entendue librement sur la commission des faits dont elle est soupçonnée, la personne doit être informée :

 

- de la qualification, de la date et du lieu présumés de l’infraction qu’elle est soupçonnée d’avoir commise ou d’avoir tenté de commettre ;
- du droit de quitter à tout moment les locaux où elle est entendue;
- le cas échéant, du droit d’être assistée par un interprète ;
- du droit de faire des déclarations, de répondre aux questions qui lui sont posées ou de se taire ;
- de la possibilité de bénéficier, le cas échéant gratuitement, de conseils juridiques dans une structure d’accès au droit.
En pratique, on imagine mal la personne convoquée quitter les locaux des services de police pour aller solliciter des conseils juridiques.

 

En revanche, le droit à un avocat pendant cette audition libre3 prévu par ce nouveau texte n’entrera en vigueur que le 1er janvier 2015.

À noter également qu’à compter du 1er janvier 2015, toute convocation en vue d’une audition libre devra mentionner, notamment, l’infraction dont la personne est soupçonnée et son droit d’être assistée d’un avocat.

Cette information est un progrès significatif par rapport à la situation actuelle dans laquelle, trop souvent, le justiciable ignore, jusqu’à son audition, les raisons pour lesquelles il est convoqué.

Connaître le motif précis de la convocation permettra notamment de s’y préparer utilement car si la présence de l’avocat pendant l’audition est certes toujours utile, notamment pour contrôler les conditions du déroulement de la mesure d’audition et le respect effectif des droits, cette nouvelle disposition permettra également un véritable travail sur le fond du dossier, en amont de l’audition.

La loi a ainsi renforcé les droits des personnes entendues en audition libre en raison du fait qu’elle est dorénavant susceptible de concerner des personnes soupçonnées.

Toutefois, la pratique révèle également des conséquences inattendues, qui sont attentatoires aux droits des personnes ainsi entendues.

Qu’en est-il en pratique ?

En pratique, il s’avère que l’exercice effectif des droits prévus par la loi est plus compliqué qu’il n’y parait.

En effet, en premier lieu, il n’est pas impossible que, dès lors qu’une personne voudra par exemple exercer son droit de quitter les lieux à tout moment ou de ne pas répondre aux questions qui lui sont posées, les enquêteurs de police brandissent la menace d’une garde à vue, laquelle est rappelons-le une mesure de contrainte.

Par ailleurs, il apparaît que, à l’issue de ces auditions dites « libres », les enquêteurs peuvent être amenés à effectuer des relevés signalétiques (prise de photographies et d’empreintes) notamment afin d’alimenter les fichiers policiers d’antécédents, via un logiciel dénommé GASPARD.

Qu’est-ce que le logiciel GASPARD ?

GASPARD (pour « gestion automatisée des signalements et des photographies anthropométriques répertoriés et distribuables ») est un logiciel de saisie qui permet aux enquêteurs d’alimenter les fichiers de traitement automatisé des données personnelles dénommés TAJ (pour « traitement des antécédents judiciaires ») et FAED (pour « fichier automatisé des empreintes digitales »)4 .

Qu’est-ce que le TAJ et le FAED ?

Le fichier TAJ est en fonctionnement depuis le 1er janvier 20145.

Il s’agit d’une sorte de « superfichier » qui résulte de la fusion des deux plus gros fichiers de police et de gendarmerie qu’étaient autrefois le STIC (pour « système de traitement des infractions constatées ») et le JUDEX (pour « Système judiciaire de documentation et d’exploitation » de la gendarmerie nationale).

 

Pour mémoire, le fichier STIC était un fichier d’antécédents qui enregistrait les informations recueillies à partir des procédures établies par les services de police judiciaire. Il recensait à la fois les personnes mises en cause dans ces procédures et les victimes des infractions concernées.

 

Le fichier FAED sert à la recherche et à l’identification des auteurs de crimes et de délits.

Il contient notamment des clichés anthropométriques et les caractéristiques des empreintes digitales.

À quel moment les services de police peuvent-ils procéder à des relevés signalétiques ?

L’article 55-1 du code de procédure pénale6 prévoit que les policiers peuvent procéder à des opérations de relevés signalétiques (notamment prise d’empreintes digitales, palmaires ou photographies) nécessaires à l’alimentation et à la consultation des fichiers de police « selon les règles propres à chacun de ces fichiers », notamment sur les personnes « à l’encontre desquelles il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elles ont commis ou tenté de commettre une infraction ».

Jusqu’à il y a peu, il s’agissait de la formule caractérisant les personnes qui devaient être placées en garde à vue. Dorénavant, il peut également s’agir des personnes entendues librement.

Dès lors, par application de ces textes, il semble possible que les policiers procèdent à des relevés signalétiques à l’issue d’une audition « libre », dans la mesure où les nouvelles dispositions concernent expressément les personnes à l’égard desquelles il existe des raisons plausibles de soupçonner qu’elles ont commis ou tenter de commettre une infraction, tout comme le fait l’article 55-1 du CPP précité.

Cette pratique, qui apparaît comme un dévoiement manifeste de l’esprit de l’ « audition libre », n’a pour l’instant donné lieu à aucun contentieux ni a fortiori à aucune décision de justice, cette procédure n’étant effective que depuis à peine deux mois.

Qu’en est-il de l’incorporation de ces données dans les fichiers de police ?

Il est indiqué dans la partie du CPP relative aux « fichiers d’antécédents »7 qui nous concernent, qu’il est possible d’avoir recours à un système de traitement automatisé de données à caractère personnel à l’occasion des investigations concernant notamment tous types de délits.

En outre, doivent exister à l’encontre de la personne fichée des indices graves ou concordants rendant vraisemblable qu’elle ait pu participer, comme auteur ou complice, à la commission de ce délit.

Le code de procédure pénale indique par ailleurs clairement qu’il faut se référer à la réglementation propre aux fichiers de police pour connaître les règles applicables à la collecte des informations.

Or, les textes applicables en la matière8 renvoient tous deux à la notion d’ « indices graves ou concordants », le texte sur le FAED indiquant en plus que l’identification certaine de la personne doit s’avérer nécessaire.

 

S’il existe des indices graves et concordants, la personne concernée ne peut plus être entendue sous le régime de l’audition libre et doit nécessairement être placée en garde à vue.

 

En effet, lors des travaux parlementaires qui ont précédé l’entrée en vigueur de la loi du 27 mai 2014, il a été rappelé que l’audition libre ne pouvait pas concerner un « suspect » mais seulement une personne « soupçonnée ».

La différence est évidemment ténue et devra être définie par la jurisprudence, mais il est impératif qu’elle existe dans la pratique, sinon l’audition libre ne sera qu’une forme dévoyée de la garde à vue.

L’incorporation de données signalétiques dans les fichiers de police à l’issue d’une audition libre apparaît ainsi illégale (une personne entendue librement ne peut être une personne à l’encontre de laquelle il existe des indices graves et concordants) mais facilitée par l’imprécision des textes et l’absence de tout recul sur le nouveau régime d’audition libre mis en place récemment.

Par ailleurs, il y a tout lieu de penser que les éléments intégrés dans le système GASPARD sont directement transmis au TAJ et/ou au FAED, indépendamment de la caractérisation ou non, au cours de l’enquête, d’indices graves ou concordants.

Ceci est parfaitement illégal quoique correspondant à une pratique malheureusement ancienne.

 

Il s’agit là d’une pratique policière insuffisamment connue et insuffisamment contrôlée, qui va encore prendre de l’ampleur en raison de la possibilité d’entendre les personnes autrefois entendues comme simple témoin sous le nouveau régime de l’audition dite libre, ce qui entraînera mécaniquement le fichage de personnes qui ne l’auraient pas été jusqu’à l’entrée en vigueur de cette loi.

 

Quels recours ?

Par application stricte des dispositions de l’article 55-1 du CPP9, il n’est pas possible de refuser, dans ce contexte, de se soumettre aux opérations de relevés signalétiques.

Cependant, la commission nationale informatique et libertés (CNIL) donne la possibilité de faire usage d’un droit d’accès indirect afin de savoir précisément ce qui a été enregistré à son nom et sous quels fichiers. Le procureur peut toutefois s’opposer à la communication de ces informations tant que la procédure judiciaire n’est pas close.

La procédure de droit d’accès indirect prend en moyenne entre 12 et 18 mois.

D’autre part, une inscription pourra être effacée selon l’issue de la procédure judiciaire10 (effacement automatique sauf opposition du procureur en cas de non-lieu ou de relaxe ; effacement sur autorisation du procureur en cas de classement sans suite de la procédure).

Les décisions du procureur en la matière sont susceptibles de recours, et ce éventuellement jusque devant la Cour européenne des droits de l’homme.

Par ailleurs, il est évidemment possible de soulever l’illégalité de l’incorporation de ces données personnelles dans les fichiers automatisés des services de police devant les juridictions compétentes.

 

Cette réforme permettra aux personnes mises en cause d’être assistées de leur avocat pendant les auditions libres et d’être informées, dès la convocation, de la nature de l’infraction reprochée, afin de pouvoir préparer utilement leur défense.

Mais cette réforme porte également atteinte à des droits fondamentaux en ce qu’elle permet, hors mesure de garde à vue, la prise d’empreintes et de photographies anthropométriques.

En l’état, il ne paraît pas possible de refuser de se soumettre à de tels prélèvements mais, en revanche, en fonction de l’issue de la procédure, il sera possible de solliciter l’effacement des données recueillies dans le cadre de l’audition libre.

 

 

 

 

1 Loi n° 2014-535 du 27 mai 2014 portant transposition de la directive 2012/13/UE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2012, relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales, entrée en vigueur le 2 juin 2014.
2 Codifiée à l’article 61-1 du CPP.
3 Si le délit en question est puni d’une peine d’emprisonnement.
4 La CNIL a eu l’occasion de souligner que, contrairement à ce que pense le ministère de l’intérieur, il s’agit non pas d’un simple logiciel mais d’un véritable système de traitement automatisé de données à caractère personnel, qui doit être déclaré à la CNIL, ce qui n’est aujourd’hui pas le cas.
GASPARD existe donc depuis 2012 en violation des dispositions de la loi dite informatique et libertés.
5 Ce fichier a été créé par décret n°2012-652 du 4 mai 2012.
6 Applicable aux enquêtes de flagrance comme aux enquêtes préliminaires.
7 Articles 230-6 et 230-7 du CPP.
8 Décret du 8 avril 1987 modifié, article 3 pour le FAED et article R. 40-25 du CPP pour le TAJ
9 Dernier alinéa : « Le refus, par une personne à l’encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction, de se soumettre aux opérations de prélèvement, mentionnées aux premier et deuxième alinéas ordonnées par l’officier de police judiciaire est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende ».
10 Article 230-8 du CPP.