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Le droit en débats

« Converser avec une personne prostituée deviendra pénalement risqué »

Par Patrick Mistretta le 13 Janvier 2014

L’Assemblée nationale a adopté en première lecture le 4 décembre 2013 la proposition de loi n° 1437 renforçant la lutte contre le système prostitutionnel. En l’état, les questionnements et doutes relatifs à ce texte demeurent et l’emportent aisément sur les apports de la future loi. D’une manière générale, on peut déjà s’interroger sur ce qui compose le « système prostitutionnel » au cœur de la loi. Si le législateur vise à l’évidence la traite des êtres humains et le proxénétisme gravitant autour de la prostitution, il entend également atteindre la prostitution libre, pas nécessairement toujours féminine du reste, celle qui n’intervient donc pas sous la contrainte d’un tiers. Mais on voit mal alors en quoi cette « prostitution d’appartement », qui intervient le plus souvent de manière individuelle, invisible et clandestine, relève d’un système prostitutionnel contrairement à la prostitution de rue qui nourrit bien, quant à elle, un système, c’est-à-dire un ensemble organisé.

Suppression d’un outil de protection

Au-delà de ce paradoxe, sur un plan plus technique, le texte adopté interpelle le droit pénal au regard des deux qualifications pénales au centre des débats. S’agissant en premier lieu de l’article 13 qui vise à supprimer le délit de racolage prévu par l’article 225-10-1 du code pénal, on oublie que ce texte pouvait constituer une forme de protection des personnes prostituées car il créait un contact obligé avec elles. Assurément, la proposition de loi supprime un outil de lutte contre la traite des êtres humains, qui est pourtant un des objectifs principaux du législateur, en tarissant les informations susceptibles d’être partagées avec les forces de police pouvant conduire à terme à dénoncer les proxénètes et les réseaux. Il a été souligné à cet égard au cours des débats parlementaires que la brigade de répression du proxénétisme considère qu’un tiers des procédures de répression du proxénétisme ont pour point de départ des informations recueillies pendant la garde à vue pour racolage. Abroger un texte qui présente des intérêts pour les forces de police et pour la lutte contre l’exploitation de la prostitution peut donc sembler à certains égards paradoxal, même si, sur le plan constitutif, il est évident que l’incrimination de l’article 225-10-1 du code pénal pèche par imprécision et s’avère, en l’état, attentatoire au principe de légalité des délits et des peines.

Intelligibilité de l’incrimination douteuse

Mais précisément, l’on ne saurait supprimer un délit au nom de l’absence de clarté du texte d’incrimination et, en même temps, instituer une nouvelle incrimination qui souffre également des mêmes malfaçons. C’est pourtant ce à quoi conduit la proposition de loi adoptée en instituant une nouvelle contravention de cinquième classe qui interdit l’achat d’un acte sexuel en insérant un nouvel article 225-12-1 au sein du code pénal sanctionnant le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage. Ainsi, l’intelligibilité de l’incrimination est douteuse dès lors que le texte invite à distinguer l’acceptation et l’obtention des faveurs sexuelles. Cette dernière modalité vise certainement celui qui consomme l’acte sexuel mais comment prouver l’acceptation des faveurs en l’absence de résultat ? Converser avec une personne prostituée deviendra pénalement risqué et suspect. Il sera donc bien souvent difficile de prouver la réalisation de la contravention, ce qui, en cas de doute, devra se traduire par une absence de poursuite. On risque alors d’aboutir au même résultat que celui ayant justifié l’abrogation du racolage, à savoir l’absence de condamnation pénale en pratique…

Contrôle de la liberté sexuelle

Reste l’effet dissuasif que serait susceptible de produire la nouvelle incrimination qui permettrait ainsi de réduire la demande et la consommation d’actes sexuels tarifés et, partant, la prostitution, tout en posant un interdit. Et quel interdit ! On observe d’abord que cet interdit est posé au sein d’une contravention, alors que tous les pénalistes savent que seuls les crimes et délits sont porteurs des véritables valeurs sociales protégées. De là à assimiler le client d’une personne prostituée condamné à payer une amende au simple conducteur n’ayant pas acquitté son titre de stationnement ! À la vérité, par cette disposition de la loi très critiquée, le législateur entend tout simplement prendre le contrôle de la liberté sexuelle et de l’intimité des personnes. Faut-il rappeler que, le plus souvent, le client recourant à l’acte prostitutionnel est une personne ordinaire, ni pervers sexuel ni malade mental. Le législateur part donc du postulat indéfendable qu’il doit exister une bonne forme de sexualité au titre de la normalité et pour laquelle la sexualité est conditionnée à l’amour mais certainement pas au plaisir et encore moins à l’argent. Et précisément, on nous oppose que l’achat d’un acte sexuel se fait sous une contrainte d’ordre économique. Certes, mais alors pas davantage que le salarié ordinaire qui monnaye sa force physique de travail. On nous répond que les clients des personnes prostituées, au motif qu’ils paient, prétendent pouvoir acheter un corps et en disposer à leur guise, ce qui heurte de front le principe de non-patrimonialité du corps humain. L’argument est fallacieux et démagogique dès lors que l’on prétend en même temps, par ailleurs, favoriser la délivrance de certificats de nationalité française aux enfants nés de mères porteuses à l’étranger, ce qui légalise de facto la marchandisation du corps féminin. Surtout, ce principe de non-patrimonialité du corps humain n’est pas un réel obstacle si, comme tout principe, on admet qu’il puisse tolérer des exceptions notamment à l’égard du plus vieux métier du monde. N’est-ce pas au demeurant une tradition nationale ininterrompue en droit pénal ? Et même si l’on s’y refuse, encore faudrait-il considérer que, par le recours à l’acte prostitutionnel, on dispose du corps humain. Ce principe interdit à la personne d’effectuer un acte de disposition susceptible d’altérer et de porter atteinte de manière importante au corps humain. Or il est loin d’être acquis que tel est le cas et l’on peut parfaitement considérer que l’acte de prostitution emporte prestation de service ou utilisation, gestion normale du corps humain et non disposition, au moins pour la prostitution occasionnelle.

Effets pervers

Reste les effets pervers que ne manquera pas d’engendrer la pénalisation des clients des personnes prostituées. La pénalisation fera certes diminuer la prostitution de rue comme en Suède, mais elle accroitra en parallèle la prostitution d’appartement qui intervient le plus souvent par l’entremise d’internet. Et cette forme de prostitution, très clandestine et mal connue, paradoxalement va échapper à la prise en charge proposée par les associations de lutte contre la prostitution et, par là-même, aux nouvelles mesures d’aide aux victimes proposées par la loi adoptée en première lecture. En outre, la pénalisation va également favoriser la clandestinité qui rendra de facto la pratique de la prostitution plus dangereuse en termes de santé et de sécurité, en raison de l’éloignement des structures de soins pour le dépistage et la prévention, sans oublier une plus grande exposition aux violences et à l’exploitation. Enfin, il ne faut pas se cacher que la pénalisation ne manquera pas de générer un développement de la prostitution par internet. Ainsi en Suède, souvent citée comme modèle, la prostitution s’est déplacée dans les hôtels et les restaurants, ainsi que sur internet et au Danemark. Il faut donc craindre le développement d’offre de prostitution sur la toile, à partir de sites hébergés à l’étranger dans des pays qui refusent toute coopération judiciaire et policière, rendant ainsi la lutte contre la traite des êtres humains quasiment impossible. À l’heure où la Cour suprême du Canada a invalidé, vendredi 20 décembre 2013, les restrictions sur la prostitution, le parlement ne s’entête-t-il pas à légiférer contre vents et marées et à nourrir un droit pénal de l’inutile ?