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Le droit en débats

Dans les tribunaux, « l’erreur du menuisier » n’en est pas une !

Voilà relancée la polémique de l’erreur du menuisier ! C’est le barreau de la Martinique qui a obtenu que la salle de la cour d’assises de Fort-de-France en cours de rénovation soit aménagée de telle sorte que le magistrat du ministère public ne soit plus installé de manière surélevée par rapport aux autres parties, mais au même niveau qu’elles.

Par François Saint-Pierre le 26 Mars 2015

Le bâtonnier Raphaël Constant l’a confirmé à Dalloz actualité le 10 mars dernier, revendiquant une tradition datant de la construction du palais de justice de Fort-de-France en 1900. Il est hors de question d’y renoncer en Martinique, où le code Noir a précédé le code Napoléon, a prévenu son confrère Philippe Edmond-Mariette, dont on connaît la détermination1.

L’USM vent debout

L’Union syndicale des magistrats (USM) a aussitôt réagi, en réfutant tout « particularisme local ». « Les magistrats du parquet, représentants de la société, défenseurs de l’intérêt général, tenus à un devoir d’impartialité, ne sauraient être symboliquement placés sur le même rang que les parties », a écrit la présidente de l’USM, madame Duval, à la garde des Sceaux. Ce serait « désastreux », « vexatoire » et « contraire à nos principes institutionnels », a-t-elle insisté2.

L’affaire est d’autant plus préoccupante qu’elle « sera nécessairement exploitée par ceux qui, à Paris notamment, émettent des prétentions identiques à l’occasion de la construction de nouveaux bâtiments judiciaires », a rajouté madame Duval. Il est vrai qu’en 2013, le bâtonnier de Paris, Christiane Féral-Schuhl, avait demandé que, dans le futur palais de justice des Batignolles, les salles d’audience soient conçues de sorte que « le parquet soit installé au même niveau que la défense et la partie civile, permettant d’assurer l’égalité des armes et le procès équitable »3.

L’agencement des salles d’audience est un révélateur

C’est le cœur de notre débat. Dans une salle d’audience, chacun exerce une fonction particulière : les juges, le procureur, l’avocat de la défense, celui de la partie civile. Leurs robes de magistrats ou d’avocats les distinguent aux yeux de tous, immédiatement. Il doit en être de même de leurs places, qui, suivant leur distribution dans le prétoire, représenteront une certaine hiérarchie ou au contraire l’égalité de leurs statuts, ou encore la spécificité de leurs droits et devoirs.

Selon les pays, les salles d’audience sont agencées de façon différente, nous le savons bien. Dans les pays anglo-saxons, aux États-Unis par exemple, seul le juge qui préside l’audience est revêtu d’une toge noire, le procureur et l’avocat se tenant en face de lui, en costumes de ville, à des bancs distincts de part et d’autre. En France, il en va autrement. L’organisation napoléonienne a placé les procureurs à la même hauteur que les juges du siège, à la même table ou à un pupitre de côté, installés dans des fauteuils, et non pas sur un banc semblable à celui des avocats.

L’indépendance et l’impartialité du juge doivent être visibles

L’inégalité était plus criante encore lorsque les juges du siège et le magistrat du ministère public faisaient ensemble leur entrée dans la salle d’audience, par la même porte, donnant l’impression d’une proximité franchement incompatible avec ce que l’on appelle « l’impartialité apparente ». Un usage qu’ont abandonné les juges depuis plusieurs années, conscients de ce que, comme disent nos voisins, « not only must justice be done, it must also be seen to be done ».

Mais est-ce suffisant ? Si l’on distingue nettement qui est qui, lorsque l’on entre dans une salle d’audience, perçoit-on intuitivement que le président du tribunal conserve la même distance envers le procureur et l’avocat de la défense, qu’il s’adresse à eux de la même façon, les traite de manière égale, tout au long du procès ? Tout dépend, bien sûr, de l’art et de la manière du président, scrupuleux souvent, tendancieux parfois. Il suffit de fréquenter les tribunaux pour le savoir.

L’impartialité est d’abord et avant tout une affaire de culture juridique, de bonne pratique judiciaire et de conscience professionnelle du juge. Ce n’est pas un don, mais une discipline, qui s’acquiert et qui s’enseigne. L’École de la magistrature, qu’il était de bon ton de dénigrer naguère, y travaille, avec un succès appréciable, bien que relatif, car qu’on le veuille ou non, juges et procureurs sont de la même famille, ils appartiennent au même corps de magistrats.

Si l’on veut vraiment révolutionner la justice…

Si l’on veut révolutionner la justice, ce n’est pas tant l’agencement des salles d’audience qu’il faut chambouler, mais les structures du système judiciaire qu’il faut démolir et reconstruire. Nombreux sont les juristes, magistrats ou avocats, qui sont parvenus à la conclusion que seule la scission de la magistrature garantirait aux juges du siège leur indépendance effective, les lavant de ce soupçon indélébile de partialité envers leurs collègues du parquet, dont ils seraient séparés – un débat majeur qui mérite d’être développé, sur lequel les opinions sont évidemment diverses.

Mais en l’état des choses, cette « erreur du menuisier » n’en est pas une du tout. La place privilégiée qu’occupent les procureurs dans les salles d’audience correspond parfaitement à la mission essentielle qui est la leur au cœur de notre appareil judiciaire, qui a été conçu sous le Ier Empire sur le modèle d’une armée : c’est bien le ministère public, hiérarchisé et discipliné, qui en est le moteur, appliquant la politique pénale du gouvernement, décidant d’engager des poursuites ou non, de saisir un juge d’instruction ou non, puis à l’audience portant l’accusation. Réduire les magistrats du parquet au rôle de fantassin de prétoire serait artificiel et hypocrite.

Par nature, l’accusation n’est ni la partie civile ni la défense

Que chacun puisse exercer la fonction qui est la sienne, au tribunal, dans toute son amplitude, selon l’ordonnancement d’une procédure de jugement qui assure tant aux procureurs qu’aux avocats de la partie civile et de la défense une participation active et équitable au débat contradictoire qui doit s’y développer. Ce qui ne signifie nullement que les uns et les autres doivent occuper des places strictement symétriques à l’audience car, par nature, l’accusation n’est ni la partie civile ni la défense : les procureurs ne sont pas des avocats.

Il n’appartient qu’à eux de requérir une sanction pénale et certainement pas aux avocats des parties civiles, auxquels il nous faut dénier ce droit. Cette prérogative doit rester l’apanage du ministère public car elle doit procéder d’une politique pénale raisonnée, dans l’intérêt social, et ne peut dépendre de la vindicte de la victime, qui, si elle est compréhensible, ne peut légitimer la peine à laquelle sera condamné l’accusé, s’il est déclaré coupable. Cette fonction d’autorité ne justifie-t-elle pas que le magistrat qui l’exerce au nom de la société occupe une place singulière dans le prétoire, à part et non parmi les avocats – sans être surélevée ?

En contrepartie, les magistrats du ministère public se doivent de respecter une obligation d’objectivité, leur interdisant tout mensonge, toute dénaturation des faits, toute occultation d’une preuve, ce qui serait fautif et mériterait une sanction disciplinaire. Il en va de la sûreté des personnes qu’ils poursuivent, qui seraient exposées sans cela à un risque accru d’erreur judiciaire.

Les avocats, quant à eux, ne sont nullement soumis à pareille obligation. Mieux que cela, ils revendiquent une liberté totale de parole, comprenant pour certains le droit de mentir ou du moins de couvrir les mensonges de leurs clients4, et même pour d’autres le droit d’accuser sans preuve un tiers dans l’intérêt de la défense5. Seraient-ils prêts à abandonner cette liberté et à se soumettre aux obligations qui pèsent sur les magistrats du parquet ? Car à la symétrie des places dans le prétoire doit nécessairement répondre une symétrie des droits et devoirs.

Le président du tribunal, au-dessus des parties ?

Ce débat sur « l’erreur du menuisier » s’avère finalement plus riche et profond qu’il n’y paraissait de prime abord. Le syndicat de la magistrature y a lui aussi contribué, lorsque Madame Lagaillarde, sa secrétaire générale, a déclaré, comme le rapporte Le Magazine du Monde : « Nous sommes pour que les juges, les procureurs et les avocats se retrouvent tous au même niveau, car quelle raison y a-t-il encore aujourd’hui à vouloir surplomber l’ensemble de la société ? »6.

Une déclaration qui a suscité la surprise car, si les avocats ne peuvent descendre plus bas dans le prétoire et si la discussion est ouverte à l’égard des procureurs, comme nous venons de le voir, faut-il souhaiter que les juges eux-mêmes, le président et ses deux assesseurs, eux aussi descendent de leur estrade pour s’asseoir parmi tous, de plain-pied dans la salle d’audience ? Cela poserait un problème pratique évident, puisque le président aurait du mal à voir l’ensemble des intervenants, ainsi que le public présent, lesquels ne pourraient non plus tous le voir et l’entendre. Cette proposition semble donc se heurter à une nécessité fonctionnelle.

Le rôle essentiel du président est de garantir le caractère équitable du procès, c’est-à-dire une distribution égale de la parole entre le représentant de l’accusation et les avocats des parties, sans favoriser l’un au détriment des autres, sans laisser les forts en gueule envahir l’espace, étouffer les plus sobres des intervenants (qui ne sont pas les moins intéressants) ni intimider les témoins. Il lui faut pour cela une place au centre de la salle, de laquelle il puisse arbitrer le procès. Il est vrai qu’il y a manière et manière de le faire mais, plus qu’une pratique propre à tel ou tel magistrat, il s’agit d’une question de procédure de jugement et même de structure du procès pénal.

Une question de philosophie de la justice

Au fond, ce que dénonce ici le syndicat de la magistrature, c’est ce qu’Antoine Garapon appelle « le modèle basilical » de nos salles d’audience qui ressemblent à des chapelles, dans lesquelles « les juges sont surélevés mais le procureur également, pour marquer la différence d’avec le reste des acteurs judiciaires, avocats compris », symbolisant ainsi une justice « pensée comme un face à face entre l’homme et la Loi, c’est-à-dire un succédané de Dieu ».

À ce modèle, Antoine Garapon, imaginant « le palais de justice du XXIe siècle »7, propose « une autre manière de dessiner l’espace judiciaire, le schéma parlementaire », dans lequel « le juge est également surélevé mais comme un arbitre, pour superviser. Il est l’objet de beaucoup de révérence mais comme le speaker d’une assemblée. En réalité, tout se passe au niveau horizontal, entre les parties et le jury. L’aspect général est beaucoup plus dépouillé. Et comme c’est un lieu dans lequel on travaille, l’audience se passe dans un aimable brouhaha et l’ensemble ressemble plus à un atelier qu’à une chapelle ».

C’est ainsi que le barreau de la Martinique, en portant le fer contre l’ordre ancien de nos salles d’audience, aura déclenché un débat beaucoup plus profond qu’une simple polémique sur « l’erreur du menuisier » : celui de la relation des juges et des procureurs avec les citoyens.

 

 

 

 

 

 

1 Dalloz actualité, 10 mars 2015, obs. M. Babonneau isset(node/171568) ? node/171568 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>171568
2 Courrier du 5 mars 2015 de madame Duval, présidente de l’USM, à madame Taubira, garde des Sceaux, V. le site du syndicat de la magistrature.
3 M Le Magazine du Monde, 21 mars 2015, p. 24 ; V. aussi « L’injuste erreur du menuisier », une tribune de Nicolas Potier, secrétaire de la conférence des avocats au barreau de Paris, Libération.fr, 29 sept. 2013.
4 Par exemple, https://twitter.com/roseursupreme/status/540883580059418624.

5 Par ex., « Affaire Iacono : un second "suspect" mis définitivement hors de cause ».
6 M Le Magazine du Monde, art. préc.
7 A. Garapon, « Imaginer le palais de justice du XXIe siècle », notes de l’IHEJ, juin 2013, p. 3, V. le site des Hautes Études sur la justice.