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Le droit en débats

Du respect de la concurrence à l’évangélisme et de l’évangélisme à l’impérialisme

Par Daniel Soulez Larivière le 16 Mai 2018

La grande peur des entreprises européennes qui exercent en Iran s’explique par le principe de l’extraterritorialité de la justice américaine, utilisé par le Foreign Corruption Practice Act dès 1977. Celui-ci vise à établir l’égalité entre entreprises américaines et étrangères en sanctionnant ces dernières lorsqu’elles sont convaincues ou accusées de corruption. Et pour punir des entreprises qui ne sont pas des sujets de droit américain, quoi de plus simple que d’utiliser les compétences des juridictions américaines pour le monde entier. Un seul dollar dépensé dans une transaction donne compétence au juge américain.

Et faire respecter cette compétence est très simple. Et très facile dès lors qu’une entreprise étrangère, travaillant ou non aux États-Unis, est soupçonnée de pratiquer la corruption à l’étranger, elle se voit priée de collaborer avec le Department of Justice (DOJ). Si elle ne s’incline pas, et qu’elle travaille sur le territoire américain, elle risque de se voir sanctionnée préventivement et jugée aux États-Unis. Si elle se montre indifférente, le premier des membres de son personnel qui mettra sur le pied sur le territoire américain risque d’être poursuivi et emprisonné (affaire connue). Donc l’entreprise cède. La collaboration commence. Elle consiste, par une enquête interne faite par des avocats de l’entreprise et payée par elle-même, à fournir au DOJ des preuves de ses propres turpitudes. Si l’entreprise traîne les pieds, le dossier est renvoyé à la Cour. Dans le cas contraire, si elle collabore, les poursuites judiciaires sont suspendues avec la signature d’un Defense Prosecution Agreement (DPA) aux termes duquel elle paye une forte amende – jusqu’à plusieurs milliards de dollars. Après trois années de bonne conduite sous la direction d’un monitor, c’est-à-dire d’un tuteur choisi par le DOJ et lui rendant compte, si l’entreprise s’est suffisamment amendée, la procédure est close par décision de justice entérinant tout le processus. Le système peut se complèter par un plaider coupable (guilty plea) qui est plus cher (ce fut le cas de la BNP pour une question d’infraction aux sanctions américaines contre notamment le Soudan et Cuba). C’est ainsi que nombre d’entreprises européennes (Siemens, Alcatel, Technip, Total, Crédit agricole, Alsthom) sont passées à la caisse du DOJ qui, selon l’expression d’un avocat français, Me Bonifassi, n’est pas un centre de dépense (parce que ce sont les avocats de l’entreprise, payés par elle, qui font l’enquête), mais un centre de profit. On raconte que certains ouvrages publics de New York auraient vu leur construction achevée grâce aux recettes de ces poursuites.

Le système ne fonctionne, évidemment, que lorsqu’il s’agit d’entreprises qui ne sont ni russes, ni chinoises. Car les premières ont très peu d’activité en dollars et aux États-Unis, mais la Russie subit des sanctions économiques pour des raisons politiques. Et les secondes, les chinoises, s’appuient sur l’État chinois, un des premiers créanciers des États-Unis et principal détenteur de bons du trésor américain. En 2015, une tentative de la SEC (Security Exchange Commission) d’appliquer cette procédure à une entreprise chinoise s’est soldée par un échec après que la Chine a décrété l’interdiction de coopérer et de donner le moindre document aux Américains sous peine de de graves sévices1.

Vingt ans après la FCPC, le traité de Rome créait la Cour pénale internationale. Mais, signé en catastrophe par Bill Clinton dans les derniers jours de son mandat, il ne fut jamais ratifié par le Congrès américain. Au contraire, la nouvelle présidence Bush mena un lobbying d’enfer auprès des États en leur proposant des avantages financiers pour qu’ils ne signent pas ce traité. L’idée animant cette hostilité américaine est que, souveraineté oblige, un soldat américain ne peut être soumis à une juridiction étrangère. Tandis que, par ailleurs, un professeur de droit américain2, en collaboration avec l’ONU, rédigeait en 2011 un excellent rapport sur les principes de comportement correct des entreprises à l’étranger dans le but de contribuer à imposer le respect des droits de l’homme – un moyen d’influence d’inspiration évangélique fort respectable. Autrement dit, la CPI heurte le principe de la souveraineté américaine. Donc les États-Unis ne veulent pas ratifier le traité de Rome. Mais l’Amérique généreuse et morale nous offre ce qu’elle a de mieux comme intelligence juridique doctrinale pour essayer de mieux réguler les activités énomiques, par exemple en zone de conflit. Malgré son hypocrisie, cette initiative ne peut qu’être encouragée.

Égalité de la concurrence entre l’Amérique et le reste du monde, avec le Foreign Corruption Practice Act et respect obligatoire des sanctions américaines, parfois soutenues par l’Europe, comme dans le cas de la Russie. Evangélisme de bon aloi avec le rapport Ruggie sur les droits de l’homme. Mais maintenant impérialisme brutal avec la décision de Donald Trump de dénoncer le traité nucléaire avec l’Iran.

Nos amis Américains ont déjà montré qu’ils pouvaient avoir un problème avec les traités. Ça a commencé avec la SDN voulue et imposée par le président Wilson mais jamais ratifiée par le Congrès, ce qui évidemment estropiait l’institution dès sa naissance. Puis avec le traité de Rome instituant la Cour pénale internationale en 1998, que le Congrès n’a pas ratifié et auquel l‘administration de Bush a fait obstruction. Avec l’administration Trump, on entre dans une nouvelle phase : il dénonce les traités signés ou en voie de l’être (tel l’accord commercial avec l’Asie, la COP 21 sur le climat, et maintenant le traité de Vienne de 2015 avec l’Iran). Mais ce n’est pas tout. Si des entreprises étrangères ressortissant de pays qui n’ont pas dénoncé le traité n’acceptent pas de respecter les sanctions américaines contre l’Iran, elles seront elles-mêmes sanctionnées, comme la BNP l’a été. Comment ? Eh bien, du fait du même principe d’extraterritorialité de la compétence judiciaire américaine dont on a vu l’efficacité avec le Foreign Corruption Practice Act.

Cette brutalité et le rejet du principe pacta sunt servanda nous font entrer dans une sale période qui rappelle des souvenirs d’avant-guerre et pour faire plus académique, d’avant le traité de Westphalie.

Face à cela, on a la désunion des Européens. La lutte est inégale. Il a fallu attendre le 14 octobre 2017 pour voir apparaître un embryon d’accord sur un parquet européen, bien en deça de celui imaginé il y a plus de vingt ans par le Pr Mireille Delmas-Marty. Seule une telle institution, si elle était dotée de davantage de pouvoirs, pourrait établir un début d’équilibre avec l’impérialisme juridique américain.

Les Anglais, avec le Bribery Act appliqué en 2014, ont tenté de briser le monopole américain de la justice transigée, afin de partager un peu le gâteau financier avec le département américain de la justice. Nous avons suivi en France avec la loi Sapin II.

Tant que des forces politiques organisées et d’abord européennes (on peut rêver) n’auront pas réussi à créer un équilibre, on verra triompher la domination américaine. Il est connu que les empires finissent toujours par s’effondrer en créant souvent pour un temps davantage de désordre qu’auparavant. Le rêve de voir se finir un système souverainiste, impérialiste, commercial et guerrier, pour le voir remplacer par un système multilatéral et l’apparition d’un nouveau cycle de relations juridiques dans un monde multipolaire deviendra peut-être réalité. Mais avant de périr, l’administration Trump aura fait des dégâts. Peut-être que sous la pression d’une peur justifiée l’Union européenne se réveillera guérie de son atonie.

C’est tout ce que, pour l’heure, on peut espérer. À cet égard, le 17 mai, on regardera avec attention les résultats de la réunion à Sofia du sommet européen à 27.

 

 

 

1 Isabelle Feng, Le Monde, 1er juillet 2015
2 UN Guiding Principles on Business and Human Rights, Pr John Ruggie of Harvard University