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Le droit en débats

État d’urgence et CEDH : de la résilience des droits de l’homme

Par Nicolas Hervieu le 01 Décembre 2015

« Il y a des cas où il faut mettre, pour un moment, un voile sur la liberté, comme l’on cache les statues des dieux ». En ces temps si sombres, ces mots de Montesquieu résonnent d’une cruelle actualité. Mais après avoir traversé les siècles, nul ne devrait aujourd’hui les dévoyer. Et encore moins les trahir.

Certes, à une situation de danger exceptionnel et imminent peut parfois répondre un état d’exception. Toutefois, un tel sacrifice ponctuel de libertés est intimement lié à sa finalité : assurer la pérennité de la démocratie et le prompt retour de l’État de droit.

En ce sens, tout « voile sur la liberté » n’est légitime que parce qu’il est voué à disparaître une fois écoulé le bref « moment » évoqué par l’auteur de l’Esprit des Lois. Surtout, même en d’exceptionnelles circonstances, rien ne permet d’aveugler totalement les « dieux » droits de l’homme et de réduire au silence ses vigilants gardiens.

En somme, si elles sont atténuées par l’état d’exception, les garanties de l’État de droit ne sont aucunement désactivées.

Il en est ainsi de la Convention européenne des droits de l’homme et de ses juridictions protectrices, au premier rang desquelles figure la Cour de Strasbourg. Et ce, même sous l’état d’urgence en France.

Informer pour déroger

À l’instar d’autres textes nationaux et internationaux, la Convention européenne prévoit en son article 15 un mécanisme de « dérogation en cas d’état d’urgence ». Ainsi, « en cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation », tout État partie est habilité à « prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la (…) Convention ».

Par nature exceptionnel, ce dispositif a été rarement mobilisé. En soixante ans, seuls neuf États parties y ont recouru (l’Albanie, l’Arménie, la France, la Géorgie, la Grèce, l’Irlande, le Royaume-Uni, la Turquie et l’Ukraine). De prime abord, il peut sembler surprenant que certains États confrontés à de graves violences n’aient pas daigné user de ce dispositif, alors qu’ils n’ont pas été avares de mesures exceptionnelles. Tel est le cas de la Russie concernant les conflits du Caucase.

Mais pour prétendre ainsi déroger aux droits et libertés conventionnels, encore faut-il que l’État concerné accepte de reconnaître officiellement la situation de crise et surtout qu’il se soumette aux exigences de l’article 15 de la Convention.

En effet, mobiliser ce dispositif implique de satisfaire à une importante condition procédurale : informer – dans un délai raisonnable – le secrétaire général du Conseil de l’Europe « des mesures prises et des motifs qui les ont inspirées ». Puis, à terme, indiquer « la date à laquelle ces mesures ont cessé d’être en vigueur » (art. 15, § 3).

C’est ainsi qu’il faut comprendre la déclaration du 24 novembre 2015 par laquelle le gouvernement français a informé le Conseil de l’Europe du déclenchement de l’état d’urgence le 14 novembre 2015 et de sa prolongation légale pour trois mois à compter du 26 novembre.

Déroger n’est pas « violer »

Aussi retentissante soit-elle, cette déclaration ne saurait surprendre.

Certes, il est légitime qu’une telle démarche suscite l’émotion et l’inquiétude, tant elle est symboliquement forte. Et même historique.

De fait, à la différence de 1985 où l’état d’urgence avait été limité à la seule Nouvelle-Calédonie, la France signifie en 2015 son intention de restreindre des libertés sur l’ensemble du territoire national. Le contraste est tout aussi saisissant avec l’état d’urgence déclenché en novembre 2005, le gouvernement d’alors s’étant abstenu d’informer le Conseil de l’Europe (sans que le Conseil d’État ne s’en émeuve outre mesure, V. CE, ass., 24 mars 2006, Rolin et autres).

Mais en prenant soin aujourd’hui de se soumettre aux exigences procédurales de l’article 15, les autorités françaises entendent moins « enfreindre les droits de l’homme » que, plus prosaïquement, réduire le risque juridique d’annulation des mesures édictées sur le fondement de l’état d’urgence. Et, à terme, épargner à la France une condamnation à Strasbourg.

En effet, si la Cour européenne a toujours fustigé « la violence terroriste » et admis que « les États contractants fassent preuve d’une grande fermeté à l’égard de ceux qui contribuent à des actes de terrorisme » (V. CEDH 17 janv. 2012, Othman c. Royaume-Uni, § 183), l’intensité de son contrôle est nettement réduit si les mesures prises au nom de l’antiterrorisme l’ont été sous le sceau de l’article 15.

À ce titre, le précédent nord-irlandais est éloquent. Dans les années 1980, faute de déclaration régulière de l’état d’urgence, le Royaume-Uni a été condamné pour des gardes à vue de sept jours sans présentation à un juge (V. CEDH 29 nov. 1988, Brogan c. Royaume-Uni). En réaction, les autorités britanniques ont alors réalisé les démarches d’information requises, de sorte que les mêmes pratiques privatives de liberté ont finalement été tolérées (V. CEDH 26 mai 1993, Brannigan et McBride c. Royaume-Uni).

En somme, déroger régulièrement aujourd’hui permet d’éviter les constats de violation de demain. Sans toutefois soustraire l’état d’urgence au regard européen.

Une existence et persistance faiblement contrôlées

Depuis ce triste vendredi 13 novembre 2015, la France affronte-t-elle une « guerre » ou encore un « autre danger public menaçant la vie de la nation » ? La réponse à cette question est cruciale, car elle conditionne la possibilité pour les autorités françaises de se draper dans l’article 15 de la Convention.

Or, si la Cour européenne a très tôt défini le « danger public » comme « une situation de crise ou de danger exceptionnel et imminent qui affecte l’ensemble de la population et constitue une menace pour la vie organisée de la communauté composant l’État » (V. CEDH 1er juil. 1961, Lawless c. Irlande [n° 3], § 28), cette notion n’en reste pas moins incertaine.

Traditionnellement, c’est « à chaque État contractant, responsable de "la vie de [sa] nation", de déterminer si un "danger public" la menace et, dans l’affirmative, jusqu’où il faut aller pour essayer de le dissiper » (V. CEDH 18 dec. 1996, Aksoy c. Turquie, § 68). S’agissant de la France, il est donc peu probable que la Cour se risque à nier l’existence du « danger public » au lendemain des attentats de novembre 2015 (pour un rare exemple, V. Com. EDH, 5 nov. 1969, Affaire grecque).

Mais moins que son existence, c’est sa persistance au fil du temps qui pourrait être interrogée. En effet, « l’article 15, § 3 […] commande un réexamen constant de la nécessité de mesures d’exception » (Brogan, préc., § 54). Or, si l’état d’urgence est par nature temporaire – parce qu’exceptionnel –, le gouvernement français a indiqué dans sa déclaration du 24 novembre que « la menace terroriste en France revêt un caractère durable ».

Est-ce à dire qu’une prolongation de l’état d’urgence en France au-delà de février 2016 serait tolérable à la seule lueur d’une menace vouée, hélas, à perdurer ? Contre toute attente, une réponse positive n’est pas exclure. Car de façon critiquable, la Cour a déjà jugé « qu’un “danger public” au sens de l’article 15 peut persister plusieurs années » en particulier concernant la menace terroriste (CEDH, 19 févr. 2009, A. et autres c. Royaume-Uni, § 178).

Une mise en œuvre fortement surveillée

Fort peu incisif sur l’existence et la persistance de l’état d’urgence, le contrôle européen est cependant bien plus consistant envers les mesures concrètement mises en œuvre dans ce cadre. Et ce, à deux titres.

D’une part, la Cour veille à ce qu’aucune dérogation ne puisse être apportée aux droits listés par l’article 15, § 2 (droit à la vie ; interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants ; interdiction de l’esclavage ; principe de légalité des peines), auxquels s’ajoutent l’interdiction de la peine de mort et le principe non bis in idem.

Ainsi, pour ces droits indérogeables, le contrôle européen – notoirement ferme même en matière de terrorisme – demeure inchangé.

D’autre part, même pour les droits sujets à dérogations – tels le droit à la liberté et à la sûreté, le droit au respect de la vie privée ou encore la liberté d’expression, de circulation et de manifestation –, l’article 15 ne saurait conférer aux États « un pouvoir illimité » (Aksoy, préc., § 68). En effet, ce texte ne tolère de dérogations que « dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international ».

Certes plus souple, le contrôle européen de la nécessité et de la proportionnalité de chaque mesure ne s’évapore donc pas. Dans ce cadre, la Cour tient d’ailleurs compte de « facteurs pertinents tels que la nature des droits touchés par la dérogation, la durée de l’état d’urgence et les circonstances qui l’ont créé » (Brannigan, préc., § 43).

Partant, le seul fait qu’un État puisse valablement se prévaloir d’une situation générale d’état d’urgence ne fait pas obstacle à une condamnation au titre d’une mesure particulière. Ainsi, la Cour a jugé qu’il ne suffisait pas à l’État d’invoquer les difficultés de la lutte contre le terrorisme en période de crise pour justifier de longues privations de libertés sans intervention judiciaire (V. CEDH 23 sept. 1998, Demir et autres c. Turquie, § 52). Plus encore, tout en admettant que le Royaume-Uni puisse se prévaloir de l’article 15, les juges européens ont fermement fustigé le dispositif de détention sans inculpation d’étrangers mis en place au lendemain du 11 septembre 2001 (A. et autres, préc., § 186).

Résilience et résistance

Plier parfois, mais jamais ne rompre.

En situation de crise, tel est donc le destin des droits de l’homme, véritable arme de résistance autant contre le fanatisme qu’envers toutes dérives de la raison d’État.

Ainsi, la seule mobilisation de l’article 15 par la France ne saurait justifier un renouvellement perpétuel de l’état d’exception ni faire échapper au regard juridictionnel les multiples perquisitions administratives, assignations à résidences et autres interdictions de manifester. Plus sûrement encore, l’état d’urgence ne peut donner quitus au véritable concours Lépine des mesures radicalement discriminatoires et liberticides qui agite actuellement le débat public.

Mais les défis de la lutte contre le terrorisme dépassent de loin le seul état d’urgence. Car même lorsque celui-ci aura formellement disparu, le poison de « la spirale de l’exception » si finement décrit par Mireille Delmas-Marty poursuivra sa lente diffusion au sein de notre ordre juridique. Au risque qu’il s’éloigne encore des rives de l’État de droit pour naviguer vers celles, si funestes, de l’état d’exception permanent.

D’où l’importance vitale de la résilience des droits de l’homme.