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Le droit en débats

La guéguerre des avocats contre le projet de réforme de la justice

Par Daniel Soulez Larivière le 27 Mars 2018

La profession d’avocat semble atteinte d’une forme de schizophrénie chronique.

Dans une lettre aux avocats en date du 21 mars 2018, le Conseil national des barreaux parle de « colère », de « défiance », de « rejet », d’« atteinte intolérable aux droits de la défense et des victimes », de « pressions sur le gouvernement ». Et appelle pour le même jour à une journée « justice morte », destinée à être « un coup de semonce pour le gouvernement ». Voilà un langage martial qui rappelle un peu celui de mai 68. Il s’applique à la mosaïque des réformes prévue par la nouvelle garde des sceaux qui, comme toujours, ont un effet révulsif sur le corps des avocats et certains magistrats.

Pourtant le lendemain, avait lieu au CNB une remarquable table ronde1 sur Les quatre défis de l’avocat français du XXIe siècle autour du rapport d’Antoine Garapon, directeur de l’Institut des hautes études de la justice (v. Dalloz actualité, 13 oct. 2017, art. A. Portmann isset(node/187342) ? node/187342 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>187342). La question était de débattre : 1) du marché du droit et des grandes transformations de la profession ; 2) de l’intensification de la concurrence et du développement du marché ; 3) de l’invitation à repenser les modèles économiques ; 4) de relater le choc réglementaire et le choc technologique. Et pour conclure, de discuter de la crédibilité et de la mobilité. Ce document du 21 octobre 2017, particulièrement remarquable, a été rédigé loin des cris et des horions par Antoine Garapon qui, depuis maintenant presque trente ans, essaie avec d’autres, avocats et magistrats, de penser l’avenir autrement qu’en termes hystériques et corporatistes purement franco-français.

Le CNB lui-même – le seul organe collectif centralisé, mais très infirme, du barreau français –, est ainsi déchiré entre les avocats dont un petit nombre discute vraiment de l’avenir et qui y sont accueillis généreusement et un plus grand nombre aux réactions très exagérées face à la rationalisation de la justice.

Le prurit contestataire qui agite le barreau fait penser aux empoignades tragi-comiques de 1871 quand, en pleine offensive des Versaillais écrasant le fort d’Issy sous les bombes, l’assemblée de la Commune discutait férocement de la possibilité de retirer du Mont-de-Piété les objets d’une valeur de moins de 1 franc. Nous sommes devant une situation un peu analogue : une agitation déconnectée d’une réalité implacable. Le rayonnement de la justice est trop faible en France par rapport à celui qu’elle connaît dans d’autres nations qui, comme l’Angleterre ou une partie des États-Unis, ont elles-mêmes élagué de manière radicale l’inflation de l’intervention du juge et ont renforcé son autorité. Ici, quand on parle de « privatisation de la justice », il ne s’agit pas d’un point de vue pragmatique, mais dogmatique et idéologique.

Tout ce que, parfois maladroitement, le projet Belloubet tente d’instiller en termes de rationalité est vu comme contraire aux droits de l’Homme et à ceux de la défense, au rôle de l’avocat de la défense et des victimes. Une petite rationalisation – qui peut se discuter – du rôle du parquet, vise également à éviter un certain nombre d’abus, notamment de la part des parties civiles et des associations procureurs bis, dont certaines ont même le culot d’être dirigées par des magistrats en exercice (Anticor, par exemple). Simplifier la saisine de la justice civile et la décentraliser tout en la rassemblant, ne peut qu’être encouragé. Quant à la création d’un tribunal criminel, il n’y a pas de quoi déchirer ses vêtements. Le jury est bien maintenu en appel pour tous, comme le fait remarquer François Saint-Pierre. Et il souligne dans l’interview donnée à Dalloz actualité du 23 mars 2018, que le vrai problème n’est pas celui-là, mais celui de rétablir ou non un véritable jury délibérant en dehors des magistrats, comme c’était le cas avant que le régime de Vichy n’en décide autrement en 1941.

Ce fossé entre les slogans du CNB le 21 mars et la table ronde du lendemain montre que le barreau tout entier a besoin d’une réorganisation et d’une réunification. Mais il lui faudrait un minimum de gouvernement fort et stable qui pourrait exiger et obtenir, et d’abord de lui-même, les ressources nécessaires pour défendre une profession moderne aussi puissante qu’ailleurs. Et d’être ainsi une partie forte dans une communauté juridique à créer.

Les vrais problèmes du barreau et de la justice en France, tiennent à l’effectivité de la justice. Pour les résoudre, il faut arrêter l’inflation judiciaire, rationaliser la saisine du juge et spécialiser ses interventions, rechercher l’excellence dans les décisions. Et aussi utiliser toutes les capacités techniques nouvelles (numérisation, plateformes) pour rendre service aux justiciables et non pas aux idées archaïques de professionnels craintifs. Encore faudrait-il pour s’en saisir qu’existe une parole véritablement rigoureuse des avocats eux-mêmes tant en audience que dans les discussions institutionnelles. Cela implique un changement de culture et une évolution des mentalités.

Enfin, l’énorme problème qui demeure en France est celui du secret professionnel des avocats. Dans l’affaire des écoutes des conversations de Nicolas Sarkozy avec son conseil Thierry Herzog, la chambre criminelle a montré qu’elle n’accordait aucune importance au statut d’avocat parlant à son client en dehors d’une procédure. Elle ne reconnaît donc le secret professionnel pour le judiciaire que si l’avocat est consulté dans le cadre d’une procédure en cours avec mise en examen. C’est là une vision étriquée spécifiquement française et très particulière du secret professionnel que le monde entier ne nous envie pas. En outre, la Cour de cassation rejette l’application des textes législatifs sur la protection de la confidentialité en matière de conseil. À cet égard, la Cour de Luxembourg rend des décisions ambigües, faisant la distinction entre l’avocat conseil indépendant et l’avocat conseil « employé ». La Commission européenne, elle, ne s’intéresse pas à ce sujet mais uniquement à la concurrence et à la baisse des prix. Quant à la CEDH, elle réaffirme que l’avocat est le pivot du système judiciaire, mais sans en indiquer les moyens et en laissant de côté la question du conseil.

Les autres grands enjeux qui ne sont pas encore abordés sont ceux de la création d’un grand service public de la défense pour que les plus démunis puissent avoir accès à des professionnels à plein temps. C’est toujours la question de la création d’un internat du barreau, mais le refus des avocats est, là encore, plus réactionnaire qu’il y a trente ans. Aujourd’hui ils seraient contre la fusion de leur profession avec celle de conseil juridique alors que, contrairement à toute attente, les avocats parisiens qui constituaient plus de la moitié des avocats français ne s’y étaient alors pas montrés opposés. Alors s’agissant de la défense des plus démunis tout est toujours verrouillé.

Concilier les exigences d’une profession très menacée par son inorganisation et celles d’un système judiciaire, lui-même moins performant qu’il le devrait, suscite des réactions épidermiques. C’est toujours le même problème. Les gens s’accrochent à leur poubelle en ne voulant pas voir qu’il peut y avoir des trésors à côté. Parvenir à les trouver et créer cette « communauté juridique qui nous manque » demande un gros effort de volonté, d’organisation et d’unité. Voilà le sujet.

Ce sont aussi des trésors d’imagination qu’il faudrait pour réorganiser et unifier les professions du droit, au service des citoyens, qu’ils soient riches ou pauvres. Or notre problème, guère changé depuis trente ans, est qu’à un bout de la chaîne, sur les marchés internationaux, notre profession reste très fragile tandis que lorsqu’il s’agit du traitement de la défense des plus démunis, elle est inefficace faute d’une véritable organisation collective.

La résistance générale au changement se manifeste par les supplications de tous pour obtenir davantage de moyens. Ils sont actuellement très insuffisants et leur croissance est indispensable, certes. Encore faudrait-il que la machine ainsi mieux nourrie soit apte à utiliser ce « plus de moyens » correctement. Ce slogan est la bonne méthode pour échapper à toute réflexion et toute action. Arroser le béton n’a jamais rien fait pousser. Mais c’est bien ce devant quoi nous nous trouvons aujourd’hui. Plutôt que de nous accrocher aux slogans de la journée du CNB morbidement intitulée « justice morte », cette nouvelle poussée de prurit devrait nous inciter à poursuivre la réflexion de cette table ronde du 22 mars, dans la perspective d’une « justice vivante ».

 

Rassemblant Antoine Garapon, Simon Davis (futur président de la Law Society de Londres), Marc Mossé, directeur des affaires publiques et juridiques de Microsoft ; plusieurs avocats internationalistes : Daniel Schimmel, avocat à NY, et Anne-Laure-Hélène des Ylouses, (Fieldfisher) ; des représentants du CNB (Gilles Pillet, enseignant à Sup de Co Paris et directeur du CREA (CNB), et Stéphanie Bonifassi, avocat à Paris.