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Le droit en débats

La justice prédictive en question

Par Romain Boucq le 14 Juin 2017

Igor était seul dans la cellule bétonnée. Devant lui, l’écran venait de s’éteindre. Il ne lui restait que quelques minutes à patienter avant de connaître sa situation judiciaire définitive. Il était dans cet état intermédiaire qui était intitulé par la procédure pénale « Présomption d’innocence provisoire. » À quelques kilomètres de là, derrière un second écran qui venait de s’éteindre, un avocat expliquait à son stagiaire : « Dans quelques instants, nous aurons l’audience dite « Approbation de décision ». Dans le temps, nous devions plaider devant un juge dans une salle d’audience, expliquer la vie et la personnalité de notre client et vérifier les règles juridiques applicables… C’était vraiment l’âge obscur de la justice. Aujourd’hui, on vérifie que les algorithmes fonctionnent correctement. Mon logiciel Edefense-client va étudier la fiche informatisée pénale de mon client remplie par la police. On compare le résultat avec celui de la décision obtenue avec le logiciel All-Justice du ministère de la Justice : en cas de différence, on prend contact avec un magistrat pour discuter de l’affaire. Sinon, on valide le traitement automatisé et notre client reçoit directement la notification de la décision sur son écran. On n’est mis en relation que s’il désire faire appel. » Le stagiaire prenait des notes consciencieusement.

« Le client a volé parce qu’il avait faim. C’est noté dans le dossier de procédure pénale, mais l’intention n’a pas été reprise dans la fiche informatisée pénale : c’est un vice de procédure, non ? » L’avocat se tourna vers le stagiaire et éclata de rire. « Si ça pouvait avoir une influence sur la décision finale, on devrait le signaler. Que tu coches ou non la case "État de nécessité", dans tous les cas, regarde, la décision reste la même. Ce n’est donc pas une erreur de procédure. Ça ne justifie absolument pas de saisir le juge pour une broutille pareille… La faim ne caractérise pas un état de nécessité. Regarde les statistiques des décisions en la matière. » Un graphique apparut indiquant des taux de 0 % pour les infractions de « vol » où étaient indiqués « moyens de défense » : « état de nécessité » (faim, chantage, pression d’un tiers), « chose sans maître », « autres moyens : vente de la chose d’autrui (complicité de recel), nullité du contrat de vente, échange (défaut de preuve), donation (défaut de preuve), paiement en espèces (défaut de preuve). »

La scène racontée correspond très exactement au cauchemar qu’anticipent nombre de praticiens du droit. Aujourd’hui, par un effet de mode semblable à celui de l’américanisation du droit il y a une quinzaine d’années, la « justice prédictive » déboule à l’avant-scène des futures pratiques juridiques. Qu’est-ce donc ? La « justice prédictive » est un outil informatique, reposant sur une base de données jurisprudentielles, qui, à l’aide d’algorithmes de tri et (pour les plus perfectionnés) de « réseaux neuronaux », va permettre d’anticiper quelles seront les statistiques de succès de tel ou tel argument juridique. Il s’agit du moins des ambitions affichées de ce type d’outils.

La question qui se pose à tous est celle de savoir si ce nouvel instrument va modifier nos pratiques, faire disparaître des tâches de certains métiers, si ce n’est ces derniers eux-mêmes, ou encore s’il ne faut pas apprendre, dès aujourd’hui, à travailler et à penser le droit en fonction de leur utilisation. Certains avocats testent ces « nouveaux » produits. Bientôt ce sont des magistrats qui les auront à disposition… Cette justice prédictive sera-t-elle capable de répondre aux promesses faites à leurs utilisateurs ? Si oui, quelles en seront les incidences pratiques ?

Avant d’aborder les questions de fond, il est important de savoir que cette justice prédictive provient du monde anglo-saxon. Sans être un comparatiste émérite, chacun sait que les distinctions entre le système de Common Law et nos systèmes de droit civiliste sont légion. Le Common Law est un système jurisprudentiel reposant sur des actions procédurales, que l’on nomme « remedy » et dont le nombre est limité, respectant un certain nombre de critères1. Il est important de rappeler que l’absence de droit écrit a contraint le système juridique de Common Law à se stabiliser en adoptant une règle qui est celle du « précédent » (« rule of precedent »). Résumons-la ainsi : « une décision de justice ne doit pas contredire une plus ancienne. » Cette dernière s’applique de manière extrêmement précise et respecte la hiérarchie des juridictions pour organiser ce qui pourrait passer, pour un juriste de droit civiliste, comme un chaos de décisions de justice. Ainsi, les juridictions de Common Law sont liées par toute décision de justice antérieure ayant tranché un cas similaire par une juridiction supérieure ou de même niveau dans l’ordre judiciaire. S’il existe une différence notable dans les faits de l’affaire, susceptible de modifier le sens de la décision, le juge est alors autorisé à faire « la distinction ».

Le juriste, common lawyer, passe donc un temps relativement long à chercher des décisions de justice. Le Saint Graal, une fois déniché, ne sert plus qu’à poser des bases de négociation d’une solution non judiciaire… Solution d’autant plus simple à trouver que la détermination des dommages-intérêts est extrêmement bien encadrée par la jurisprudence en Common Law2. Contrairement à une idée reçue chez la plupart des juristes des systèmes civilistes, le Common Law est bien plus prévisible que ce que nous rencontrons dans nos propres tribunaux. Par ailleurs, outre les caractéristiques de ce système de droit étranger, les jugements sont extrêmement compréhensibles. La motivation des arrêts est parfaitement détaillée. Impossible de pouvoir passer à côté du sens d’une décision. L’ensemble de ces éléments réunis, allié à la nécessité de trouver la jurisprudence idoine, ont rendu possible l’émergence des outils d’aide à la décision en matière juridique3.

Cette expérience est-elle transposable à nos systèmes juridiques dit « civilistes » ? La question suppose de répondre à deux problématiques : notre droit est-il systématisable dans la même mesure que le Common Law ? L’informatique – ou l’informaticien – est-il capable de faire exécuter un raisonnement juridique à un logiciel en utilisant nos règles de droit ?

Depuis le début du XIXe siècle, l’apprentissage du droit et la manière de le penser a profondément évolué. Le culte de la loi, exacerbé dans l’école de l’exégèse, a laissé le sentiment d’une complétude du droit civiliste. La structuration apportée par le positivisme de Kelsen a renforcé cette idée. De plus, l’introduction de concepts (tel que le patrimoine) ont permis de compléter le système juridique en le façonnant sous une forme conceptuelle qui n’a plus évolué, sur le plan de la méthode, depuis cette période. La rigueur dans le vocabulaire utilisé, l’utilisation de définitions de plus en plus strictes pour désigner les concepts et l’articulation de raisonnements utilisant les ressorts traditionnels de la logique ont pu donner l’illusion d’une « science juridique. »

Pourtant, si ce n’est pas une « science » au sens épistémologique du terme, le droit présente un ensemble de caractéristiques qui, dans sa théorie, pourrait être comparé assez facilement à un système logique axiomatique4. En effet, un système axiomatique se construit à partir de quelques définitions et de règles logiques qui permettent de créer l’ensemble des éléments de ce système ou de vérifier la validité de propositions à l’intérieur de ce dernier. Ainsi, l’ensemble des entiers naturels peut être recréé à partir des axiomes de Peano. De même, on imagine assez simplement que le droit pourrait être « reconstitué » à partir de concepts fondamentaux (personne, chose, patrimoine, les droits…) et de règles logiques (hiérarchie des normes…). Toutefois, lorsque la pratique judiciaire vient rencontrer la théorie juridique telle qu’on a pu l’étudier à l’université ou dans des écoles de droit, les déconvenues attendent le puriste… Ainsi, alors que je défendais une personne soupçonnée d’abus de confiance et que j’informais le procureur de la République que j’allais plaider la relaxe, les conditions de l’infraction n’étant pas réunies, ce dernier me répondit : « Regardez bien où vous êtes : le tribunal correctionnel. Vous pensez peut-être qu’on y fait du droit ? » Mon client fut condamné à 1 000 € d’amende avec sursis : une peine qui n’était finalement ni une relaxe, ni une vraie reconnaissance de culpabilité au regard des sommes en jeu. Ni moi, ni le procureur n’avions raison : la solution choisie par le tribunal était un entre-deux reflétant une décision d’opportunité tenant compte du doute raisonnable du dossier… Personne ne souhaitait faire appel dans ces conditions.

Le droit apparaît comme un système « logique », ce qui est d’ailleurs l’une des spécificités les plus importantes pour la société. En effet, afin d’obliger les citoyens à respecter le « nul n’est censé ignorer la loi », la prévisibilité est l’élément le plus important. L’anticipation des conséquences d’un acte découle de la logique et d’un certain nombre de principes fondamentaux qui s’articulent entre eux. Toutefois, le droit a une vocation politique et sociale qui le distingue, dans sa finalité, d’un système purement logique tel qu’entendu dans les sciences mathématiques.

Dans un système logique, le raisonnement, à partir d’une certaine collection d’éléments, mène à une conclusion unique. Or le droit ayant une vocation à gérer des humains et des rapports humains, il existe une incertitude qui est « l’humanité » (au sens large) comme variable d’ajustement. Ainsi, pour prendre en compte cet état intermédiaire où le magistrat choisit une solution non prévue par les parties au procès, force est de reconnaître qu’un parallèle avec le théorème d’incomplétude de Gödel peut être réalisé6. Ce dernier énonce qu’au sein d’un ensemble axiomatique, il existe des énoncés indécidables, c’est-à-dire dont on ne peut ni prouver la véracité, ni les réfuter, avec les règles et les éléments fondamentaux dudit système.

Concrètement, une personne vole de la nourriture et se défend en invoquant l’état de nécessité. Au vu de ce simple énoncé, il n’est pas possible de décider quelle sera la solution du litige. Si l’état de nécessité est bien prévu par le droit, il n’a pas été défini par le législateur – à la différence de ce que voudrait un système axiomatique complet. Dès lors, on va devoir faire appel à des notions extérieures au droit qui tiennent aux conditions actuelles de vie de la personne, à sa personnalité, son attitude générale, son passé, les circonstances de l’infraction mais également le type de nourriture volée, sa valeur, éventuellement le lieu du vol… La démarche du magistrat sera de collecter l’ensemble de ces éléments pour décider comment résoudre ce problème de « droit », qui devient en fait un problème « humain ». Clairement, le parallèle avec le théorème de Gödel prend tout son sens dans ce type de situation. La définition purement juridique du code pénal ne permet donc pas de trancher le litige sur un simple résumé des faits.

Le droit pénal est peut-être l’archétype même de la matière juridique « humaine » par excellence. Les procès d’assises sont, par ailleurs, un exemple où cette « humanité » de la justice s’exprime dans sa plus grande complexité. Toutefois, on peut également trouver des cas dans des matières où l’humanité semble moins présente comme le droit des obligations. Pourtant, même dans cette matière plus aride et plus « logique », il existe un ensemble de concepts et de règles qui échappent à une systématisation sclérosante.

Sans vouloir multiplier les exemples à outrance, on peut en citer un qui est très révélateur. Il s’agit du concept de « fraude » qui traverse le droit positif français. Ce dernier n’a pas de définition précise. Et pour cause, il s’agit d’un concept qu’on pourrait qualifier de « dynamique » dans la mesure où il n’est perceptible essentiellement que dans un contexte précis, ce qui le rend rebelle à toute taxinomie situationnelle. Il est clair qu’une stricte application du droit positif – parfois souhaitée au nom de la neutralité – peut conduire les personnes engagées dans des relations légales à détourner l’objectif d’une règle juridique pour profiter de ses effets collatéraux. Dans ce cadre, la règle de droit n’étant pas violée, il est paradoxal que le système juridique en neutralise les effets… Et pourtant, fonctionnant comme un véritable anticorps contre lui-même, la protection des intérêts protégés par le droit, par le concept de « fraude », ne peut se réaliser qu’en sortant du système lui-même, c’est-à-dire de sa logique formelle. Le droit ne se laisse pas réduire à un simple instrument, mais apparaît bien, au contraire, comme un outil de régulation sociale. Ainsi, même s’il s’agit de notions différentes, l’abus de droit est un concept rattachable à la notion de fraude en poursuivant ce même objectif. L’application universelle de l’adage « fraus omnia corrumpit », dans la quasi-totalité des systèmes juridiques, démontre la nécessité de ce type de concept.

On pourrait également illustrer cette idée avec, par exemple, celui où des situations factuelles produisent des effets de droit inattendus ainsi que nous le montre la théorie de l’apparence7, ou encore dans le cas de la simulation où les rapports de droit apparents sont dépourvus d’effet par les parties8. Toutes ces catégories de concepts particuliers, en ce compris ceux qualifiés de « flous » ou de concept à contenu variable, multiplient les impossibilités, pour le juriste, de systématiser le droit en se détachant de la réalité. Seule l’analyse précise permet de décider si le magistrat pourra trouver « opportun » de les utiliser en faisant la balance des intérêts particuliers et sociaux. La conception positiviste ou non du magistrat pouvant avoir son importance sur son jugement.

Dès lors, il apparaît évident que le « deep learning », qui est l’extraction de données tirées de la jurisprudence en vue de la systématisation et l’informatisation du droit, est voué à un échec. En effet, vouloir faire des statistiques sur des décisions de justice qui dépendent autant des éléments du dossier que de la personnalité et la situation des justiciables, ainsi que de leur éventuel comportement en audience, est générateur d’une déformation de l’appréhension du droit. Les statistiques sont représentatives d’une sociologie juridique en fonction d’une période donnée, mais ne reflète pas une « vérité » juridique. Cela n’a de sens que pour éclairer éventuellement le passé, sous un certain angle dont les limites seraient à définir, mais certainement pas pour prédire l’avenir. En effet, que faire de l’ensemble des décisions concernant l’action directe qui a maintenant été incluse et encadrée par les nouvelles règles du droit des contrats ? Comment utiliser le concept de « cause » et l’ensemble de la jurisprudence qui s’y rapporte alors qu’elle a maintenant été écartée par le législateur ? Bien fou l’avocat ou le magistrat qui prend appui sur de tels outils quand on connaît la lenteur avec laquelle se constitue la jurisprudence…

On rétorquera que ce n’est valable que pour les domaines changeants du droit, mais que certaines matières peuvent rester stables de nombreuses années et que le « deep learning » intégrera aussi les décisions contra legem… L’argument a du sens, mais ne fait pourtant pas mouche. En effet, quelque soit l’affaire, rien ne remplacera l’étude des pièces du dossier et de la situation précise de chaque partie. La Cour de cassation ne s’y est pas trompée, dès le départ, en évoquant l’appréciation souveraine des juges du fond. C’est l’expression même de la volonté de ne pas systématiser le droit, c’est-à-dire de ne pas l’« objectiver ». Ce dernier encadre une activité humaine : l’humain doit donc rester le point de départ de tout raisonnement juridique. En utilisant le « deep learning », on classifie, systématise et généralise les situations humaines en niant la complexité et l’inventivité (parfois malheureuse) des êtres humains.

Pour qu’une telle systématisation, ou taxinomie, soit possible, il faudrait tout d’abord repenser la rédaction des jugements et des arrêts en droit français. Le manque de détails concernant les affaires rend toute tentative de systématisation décalée de toute réalité, et donc dépourvu de tout intérêt pratique. Seuls les sociologues du droit pourront y trouver un objet d’étude et des réponses à leurs interrogations.

Par ailleurs, il existe des éléments procéduraux sur lesquels les statistiques seront toujours fausses. Concernant une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) ou une question préjudicielle (QP), lorsqu’elles seraient recevables et validées, on obtiendrait donc 100 % de réussite… mais la nature même de la procédure rend sa possibilité de réitération nulle (0 %). Le moyen de droit soulevé, une fois intégré dans l’édifice juridique, transforme ce dernier en vidant la possibilité de l’examiner à nouveau, sauf dans de rares hypothèses. En examinant les irrecevabilités, on obtiendrait également des résultats qui varieront fortement, sans qu’on puisse en déduire quoi que ce soit… Les nouvelles réformes procédurales promettent là encore de rendre délicat l’apprentissage des logiciels par « deep learning »… Le rôle des juristes restera donc fondamental dans ces domaines où l’inventivité et la vigilance seront toujours indispensables.

Toutefois, il reste quelques pistes à explorer. Un des exemples donnés, pour justifier de l’utilité de ces logiciels, concerne la détermination de l’indemnisation de la rupture des relations commerciales établies. Il est indéniable qu’il existe un gain de temps dans la réalisation de statistiques chiffrées lorsqu’on met en œuvre un certain nombre de paramètres : durée de la relation, chiffre d’affaires moyen, branche d’activité, conséquences sociales… Néanmoins, cela suppose que l’utilisateur a déterminé qu’il s’agissait d’une relation commerciale établie et qu’il y avait une rupture « brutale ». Le travail du juriste reste donc important sur les éléments de base. Enfin, si on obtient bien une fourchette d’indemnisation statistique, quelque soit le préjudice réparé, il ne faut pas perdre de vue que ce dernier doit être individualisé de sorte que les statistiques donnent, encore une fois, une vision tronquée de la réalité. Il faut reconnaître que, s’il existe une quelconque plus-value apportée par ces logiciels, c’est dans ce domaine qu’elle sera plus facilement trouvée.

Au final, que reste-il ? L’ensemble des éléments que nous avons analysés montre les nombreuses imperfections techniques auxquelles sont confrontés ces logiciels d’aide à la décision dans leur caractère « prédictif ». Néanmoins, la méthode d’apprentissage du « deep learning » est en cause et peut être corrigée par des algorithmes, dans le cadre de ce qu’on appelle les « réseaux neuronaux ». Il y a là une dernière voie à explorer.

Les réseaux neuronaux sont des « arbres logiques ». À partir d’un raisonnement juridique et de concepts parfaitement identifiés, il est possible de créer des règles permettant de résoudre des cas pratiques simples dans certains domaines du droit. Le raisonnement par syllogisme y trouvera une heureuse application. Or ce raisonnement extrêmement basique ne trouve que peu d’application en droit et se fonde systématiquement sur un problème de qualification juridique.

Pour construire ces réseaux neuronaux, les développeurs informatiques ont besoin de juristes qualifiés pour leur « apprendre » comment fonctionne le raisonnement juridique et ce qu’en sont les concepts fondamentaux. Si cet enseignement peut être réalisé assez facilement en vue de créer des algorithmes de tri et de recherche documentaire, il en est différemment pour la création de réseaux neuronaux. En effet, la richesse et la diversité de la doctrine française démontre à l’envie que le droit n’est pas une science, mais plutôt une question politique où l’interprétation et la compréhension du droit sont très divergentes d’un juriste à un autre. Dès lors, l’informaticien qui aura charge de réaliser le système informatique sera extrêmement dépendant de la vision juridique qu’aura son interlocuteur juriste chargé de lui décrire le fonctionnement juridique.

Au-delà de la mise en œuvre de systèmes de règles à utiliser pour résoudre des cas, il faudra passer par une conceptualisation informatique des concepts fondamentaux du droit. La tâche est beaucoup plus difficile qu’il n’y paraît puisque l’étape de la qualification juridique reste assez mystérieuse si on doit la détailler. Par ailleurs, les systèmes informatiques de réseaux neuronaux supposent une modélisation qui n’a pas un lien direct avec le droit. Ainsi, un concept fondamental comme la personne et son corollaire le patrimoine pourrait n’avoir aucune utilité dans le cadre du droit des contrats mais être fondamental dans le cadre des procédures collectives. Cela suppose deux systèmes différents pour pouvoir concevoir le passage d’une personne jouissant de sa pleine capacité juridique aux contraintes liées à la mise en œuvre de certaines procédures collectives.

En définitive, dans un système juridique stable et non soumis aux turbulences du législateur et de la jurisprudence, on pourrait imaginer qu’au prix de longs efforts certaines branches indépendantes du droit puissent être résumées dans un réseau de neurones. Néanmoins, rien ne permet de conclure que ces différents systèmes pourront communiquer ensemble compte tenu de la diversité des acceptions juridiques en fonction de la branche du droit considérée. Dans sa forme la plus extrême, le droit fiscal en est l’un des meilleurs exemples.

Pour résumer, la justice prédictive telle qu’est imaginée par les legaltech à ce jour, en France, ne pourra pas tenir ses promesses. Les limitations techniques informatiques sont nombreuses et l’intelligence artificielle, développée dans des réseaux de neurones, ne pourra pas se développer en raison de la structure même du droit français. Les juristes n’ont donc pas à craindre de perdre pied à cause de ces outils qui arrivent sur le marché. Néanmoins, pour tout ce qui concerne les algorithmes de tri et de recherche documentaire, il n’y aura aucune difficulté à créer des outils performants. Ainsi, le monde juridique de demain ne sera pas très différent de celui d’aujourd’hui. Les craintes qui s’élèvent aujourd’hui reposent sur une analyse biaisée par une expérience juridique anglo-saxonne qui ne correspond pas aux mêmes schèmas que ceux du système français.

La conclusion revient à ces mots de René Demogue qui, bien avant l’apparition de l’ordinateur, nous mettait en garde contre les dérives de la simplification du droit : « Conciliation entre les théories en présence, voilà en somme le but, en partie irréalisable d’ailleurs, qu’il faut poursuivre. La simplification, par unité d’idée et déductions logiques est un besoin de l’esprit qui ne correspond pas complètement à la réalité des faits. On en a nettement l’impression en voyant toute la philosophie du droit d’aboutir toujours à défendre comme principe une transaction, ou un principe simple en apparence qui cache une complexité. Les faits sont trop divers pour se plier convenablement à la nature et au besoin d’agir de notre esprit. »

 

 

 

 

 

 

1. G. Samuel, A short introduction to the Common Law, EE 2016.
2. G. Treitel, Remedies for breach of contracts, Oxford University Press, 1988.
3. https://www.nytimes.com/2017/05/01/us/politics/sent-to-prison-by-a-softw...
4. R. Cori R. et D. Lascar, Logique mathématique, Dunod, 2010.
5. Cinq axiomes suffisent à créer l’ensemble des entiers naturels.
6. R. Smullyan, Les théorèmes d’incomplétude de Gödel, Masson, 1993.
7. J. Ghestin et G. Goubeaux, avec M. Fabre-Magnan, Introduction générale, 4e éd., LGDJ, 1994, nos 838-870.
8. Il faut distinguer entre l’acte et la volonté réelle des parties. Le consentement faisant défaut, l’article 1128 du code civil ne peut pas donner de validité à l’acte apparent. J. Ghestin, C. Jamin et M. Billiau, Les effets du contrat, 3e éd., LGDJ, 2001, n° 908.