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Le droit en débats

L’armée des ombres

Ils sont plusieurs milliers, qui œuvrent dans toutes les juridictions de France et de Navarre. Leurs missions sont si nombreuses et si importantes que les meilleurs connaisseurs affirment que, sans eux, le monde judiciaire ne tournerait pas rond et que la justice ne serait qu’un leurre, qu’un service virtuel.

Par Félix Rome le 07 Mai 2014

Ils sont aujourd’hui souvent surdiplômés. Entendons par là que, si officiellement ils sont recrutés sur concours avec bac + 2, un grand nombre d’entre eux se présentent munis d’un Master 2 en droit, soit bac + 5. Pour ceux qui réussissent le concours en question, une formation de dix-huit mois les attend dans une école professionnelle à Dijon. En moyenne, désormais, ces fonctionnaires du service public de la justice auront suivi plus de 6 ans d’études supérieures avant de pouvoir exercer… En somme, donc, une formation souvent aussi longue que les magistrats et que les avocats qu’ils côtoient au sein de l’institution judiciaire.

La durée de leur formation se justifie d’autant plus lorsqu’on sait la diversité et l’importance des fonctions qui leur sont assignées. Fonctions matérielles, d’abord, souvent par défaut en raison du manque criant de personnel dans les juridictions : secrétariat, accueil du public, standard téléphonique, dactylographie des jugements, gestion des scellés et des archives, etc. Fonctions d’informations, ensuite, auprès des justiciables, pour qui le droit est fait, dont ils sont souvent les premiers interlocuteurs au cours d’une procédure et auprès desquels ils exercent une mission parfois quasi sociale. Fonctions de conseil, en outre, auprès des avocats auxquels, en leur qualité de professionnels aguerris de la procédure, ils apportent souvent aide et assistance. Fonctions juridictionnelles, enfin : ils sont les gardiens et les garants de la procédure ; collaborateurs indispensables mais indépendants des juges, ils sont la mémoire des audiences dont ils rédigent les procès-verbaux, et via leur mission d’authentification des actes judiciaires, ceux sans la présence ou la signature desquels de tels actes seraient dépourvus d’effet, privés de force probante et de force exécutoire, ceux sans lesquels la justice ne serait pas aveugle mais amorphe ; vigies processuelles, ils sont aussi parfois, dans certaines juridictions, officieusement chargés, pour alléger la charge des juges avec lesquels ils collaborent, de la mise en état, de la motivation ou de l’homologation des décisions de justice, voire plus encore si affinités…

Au regard de leurs missions, on sera alors étonné de savoir qu’ils se contentent, sans protester plus que ça, d’un traitement qui ne fera guère d’envieux, puisque son montant varie entre 1500 et 2500 € avec le temps…

On pourra aussi s’étonner de l’indifférence générale qu’ils suscitent. Alors que juges et avocats sont devenus des héros de nos temps modernes, qui suscitent les vocations et stimulent l’usine à fantasmes, leur profession, sauf erreur, n’a inspiré ni film, ni série télévisée, n’a jamais été l’objet d’articles de presse chantant complaisamment les louanges d’un de ses membres, n’a été le ferment d’aucun roman.

Le ministère de la justice a récemment ajouté un peu de mépris à cette indifférence en ne jugeant pas digne d’inviter les représentants de ce Tiers-Etat du Droit au grand show médiatique au cours duquel la garde des Sceaux a présenté, en grandes pompes, la « justice du XXIème siècle ». Et, comme ces prolétaires de la justice, ces simples soldats de la procédure, osaient protester virtuellement contre les réformes que la justice du futur leur réservait, le ministère a tout simplement censuré les mails qu’ils s’envoyaient entre eux pour exprimer leurs désaccords.

Alors, aujourd’hui, les greffiers en ont marre. Marre de cette indifférence, marre de ce mépris, marre qu’on leur en demande toujours plus avec toujours moins de moyens, marre qu’on envisage une réforme de leur statut, qui se traduira par un alourdissement de leur mission, sans que rien ne soit prévu pour qu’ils puissent la remplir effectivement.

Alors, quand vous aurez cet édito sous les yeux, que je dédie à Monique Jumeaux-Laffond, greffière naguère au TGI de Paris, les greffiers auront manifesté lundi dernier devant ces palais dont ils ne sont pas les princes et dans lesquels ils sont souvent traités comme des serfs. Ils ne feront pas grève, pour autant, parce que, chez ces gens-là, on ne bloque pas la justice, Monsieur, on la sert, on ne la prend pas en otage, Monsieur, on la rend.

 

 

L’éditorial de Félix Rome reproduit ici a été publié dans le Recueil Dalloz n°16 du 1er mai 2014.