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Le droit en débats

L’éternelle question de l’indépendance des procureurs

Par Daniel Soulez Larivière le 15 Décembre 2017

En France, on préfère toujours essayer d’améliorer nos modèles plutôt que d’en changer, quitte à aggraver leurs défauts.

On en est là avec les procureurs et les juges. Dans la tradition française, les magistrats, qu’ils soient du siège (les juges qui jugent) ou du parquet (les procureurs), font partie d’un corps unique, qualifié d’« autorité judiciaire ». Ce postulat a encore été rappelé par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 22 juillet 2016 confirmant celle du 11 août 1993, et dernièrement par celle du 8 décembre 2017 qui, considérant comme équilibré le système actuel, déboute trois syndicats de magistrats qui demandaient de voir déclarer inconstitutionnelle la dépendance des procureurs vis-à-vis du garde des Sceaux.

Nous sommes pratiquement le seul pays au monde à connaître la fiction du « corps unique de magistrats ». Afin d’organiser la magistrature de manière militaire, Napoléon a délibérément confondu les juges et les procureurs qui, intrinsèquement sous la direction du pouvoir politique, dépendaient complètement de lui. C’était pour lui un habile moyen pour garder le contrôle sur toute la magistrature. Le corps étant unique, les carrières se sont alors déroulées indifféremment avec des passerelles du parquet au siège, de juge à procureur. Dans aucun pays au monde on ne pourrait voir un procureur devenir président de la même juridiction, non plus qu’un brillantissime magistrat ayant fait toute sa carrière au parquet devenir premier président à la Cour de cassation après en avoir été le procureur général. C’est bien le problème que soulève la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) dans son arrêt Medvedyev du 29 mars 2010 qui récuse très clairement l’illusion française d’un parquet faisant partie de l’autorité judiciaire.

Pour la CEDH, contrairement à ce que dit le Conseil constitutionnel, les magistrats du parquet ont beau faire partie du même corps que les magistrats du siège, ils ne peuvent pas être considérés comme une autorité judiciaire puisqu’ils ne sont pas indépendants. Et, s’ils ne peuvent pas l’être, c’est aussi parce qu’ils représentent une partie : l’accusation. Ils requièrent au nom de l’État et c’est pourquoi on en parle comme du « ministère public ». Les procureurs sont les avocats d’une partie, la société représentée par le pouvoir exécutif élu, contrairement aux juges qui, eux, constituent l’autorité judiciaire. Ils sont aussi le relais du gouvernement en matière d’application de la politique pénale du gouvernement qui, en application de l’article 20 de la Constitution, « détermine et conduit la politique de la nation ». Il en va ainsi dans 99 % des démocraties.

Ce corps unique est donc une pathologie française. Elle en entraîne une deuxième qui consiste à vouloir à tout prix que les procureurs aient le même statut et la même indépendance que les juges. C’est classique : deux métiers différents dans un même corps ont tendance à vouloir s’unifier.

Ce fantasme de l’unicité dévalorise fortement la fonction de juge : le justiciable ne peut pas le considérer comme vraiment indépendant puisque l’accusateur est la copie conforme du juge, sort de la même école, porte le même costume, entre par la même porte, est sur la même estrade que lui et pourra tôt ou tard le remplacer car il fait partie du même corps.

Mais la bien-pensance encourage et aggrave les anomalies qu’elle voudrait corriger. Sans doute par une culpabilité culturelle à l’égard de l’autorité judiciaire depuis la Révolution. Celle-ci a très fortement traumatisé la justice judiciaire et les juges en les ramenant à un rang secondaire concurrencé de surcroît par la juridiction administrative. Ensuite, la justice est tombée si bas après la collaboration et l’épuration que le général de Gaulle revenu au pouvoir s’en est inquiété. S’agissant, selon la tradition, d’une institution régalienne garantie par le président monarque, il ne pouvait s’accommoder d’une justice misérable avec des juges et des procureurs mal payés, mal formés, peu considérés. D’où la réforme de 1958 avec les débuts de l’École de la magistrature et la réforme des carrières qui a redonné à cette fonction essentielle un lustre qu’elle avait perdu. Cette rénovation ne pouvait que confirmer l’unité siège-parquet compensant les faiblesses de chaque métier pris séparément – les magistrats, juges et procureurs, étant alors représentés ensemble par des syndicats fondés sur cette unité.

Or, si l’on veut que le système ne boite plus d’un pied, il ne s’agit pas de le faire boiter de l’autre, mais de changer de paradigme. S’il y a bien un cordon à couper, c’est – comme l’a préconisé Hubert Dalle1 – celui qui relie les magistrats du Parquet, les procureurs, et les magistrats du siège, les seuls qui soient des juges. Et non pas celui qui existe entre la Chancellerie et les parquets. Alors seulement on pourra reconstruire un véritable service de poursuite, modernisé, spécialisé. Remodeler aussi ses rapports avec l’exécutif qui ne peuvent être ni tyranniques ou stupides, ni inexistants. En effet, pour agir avec efficacité, toute fonction, en particulier celle du parquet, doit disposer d’une véritable autonomie. Celle-ci existe évidemment, sinon le parquet n’aurait pu ouvrir une enquête préliminaire contre le parti de François Bayrou, son garde des Sceaux en exercice qui en a démissionné.

L’« affaire Urvoas » ne change rien au sujet. Ce n’est pas parce qu’un garde des Sceaux a pu commettre une erreur que sa fonction doit être supprimée ou transformée. Cette affaire montre seulement que les passions pourrissent sottement le débat tranché par le Conseil constitutionnel le 8 décembre 2017.

Reconstruire le parquet en le séparant visiblement de l’autorité judiciaire valoriserait la fonction des juges du siège leur donnerait plus de poids et éviterait les confusions fâcheuses dans l’esprit des justiciables.

Alors pourquoi donc la magistrature est-elle majoritairement favorable à cette unité du corps judiciaire ? Sans doute du fait de son histoire qui a engendré une mauvaise compréhension de l’intérêt général et par une volonté de se créer dans la nation un solide œuf protecteur corporatiste contre le monde extérieur.

La bien-pensance, les lieux communs, le politiquement correct vont-ils continuer longtemps à triompher en empêchant de résoudre les problèmes de modernisation de notre justice ?

 

 

1 Ancien premier président de la cour d’appel de Rouen et ancien directeur de l’École nationale de la magistrature.