Le 10 avril 2017 paraissait le rapport final de la mission de consensus sur le délai de prescription applicable aux crimes sexuels commis sur les mineurs, dirigé et rédigé par Flavie Flament et Jacques Calmettes. Parmi les propositions, se trouvait celle de l’allongement du délai de prescription de 20 à 30 ans. Cette proposition a depuis fait du chemin, puisqu’Emmanuel Macron, le 25 novembre 2017, a annoncé cet allongement. Précisément, le président de la République a invoqué comme raison à cela que « dans le domaine judiciaire, nous constatons que le temps nécessaire à la parole pour se libérer épuise trop souvent le délai de prescription, en particulier dans les cas d’agressions survenues sur des victimes mineures, dont les effets psychiques sont les plus lourds ».
Difficile, sur la base de ce propos de savoir à quels effets psychiques Emmanuel Macron fait référence. Un indice se trouve probablement du côté de la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, qui, le même jour dans le journal télévisé de 13h sur TF1, en réponse à une question d’Anne-Claire Coudray, a précisé la chose suivante : « (…) on fait allusion, pour un certain nombre de femmes, à des phénomènes d’amnésie traumatique, qui peuvent donc permettre, au-delà d’un certain délai, de reconstituer des faits qui se sont passés (…). » De façon assez cohérente, cet argument de l’amnésie traumatique était avancé dans le rapport rédigé par Flavie Flament et Jacques Calmettes (page 8).
Dans le domaine clinique, l’amnésie traumatique est appelée « amnésie dissociative », et se définit, d’après le DSM-5 (i.e., le système de classification des maladies mentales, élaboré par l’association américaine de psychiatrie), par « une incapacité de se rappeler des informations autobiographiques importantes, habituellement traumatiques ou stressantes, qui ne peut pas être un oubli banal ». Cette définition fait référence à un modèle théorique et clinique appelé le « Trauma Model ». Celui-ci suggère qu’un traumatisme vécu durant la petite enfance est un facteur clé dans l’apparition et le développement de maladies mentales comme la dissociation (Bremner, 2010 ; Dalenberg et al., 2012). Certaines personnes atteintes de dissociation seraient alors victimes d’amnésie concernant l’événement traumatique, afin de se protéger de son impact négatif sur la santé mentale, et plus généralement le bien-être. De façon intéressante, ces personnes seraient capables, passé un certain délai (des mois, voire des années plus tard), de récupérer ces souvenirs refoulés, sans qu’ils n’aient perdu en exactitude. D’après certains auteurs, cette vision serait soutenue par plusieurs données empiriques, notamment compilées dans une méta-analyse (i.e., une compilation d’études sur un même sujet ; Dalenberg et al., 2012), concluant que « des phénomènes d’amnésie sont liés à la dissociation au travers d’une variété de manifestations cliniques supportant l’idée que les souvenirs retrouvés sont le produit de dissociation. »
Face à ces résultats, des chercheurs spécialistes du fonctionnement de la mémoire ont rigoureusement étudié ces publications et ont émis deux principales critiques, posant ainsi la question de la validité de l’existence même de l’amnésie dissociative (e.g., Giesbrech, Lynn, Lilienfeld, & Merckelbach, 2008 ; Giesbrecht, Lynn, Lilienfeld, & Merckelbach, 2010 ; Loftus, Joslyn, & Polage, 1998 ; Lynn, Lilienfeld, Merckelbach, Giesbrecht, & van der Kloet, 2012 ; Lynn et al., 2014 ; McNally, 2003). Une première critique émise par ces chercheurs était que l’absence de souvenir apparent ne signifie pas nécessairement qu’il y a là un trouble mnésique. Par exemple, Dalenberg et ses collègues (2012) rapportaient une étude montrant que les traits dissociatifs étaient (faiblement) corrélés avec le fait de se souvenir uniquement à l’âge adulte d’abus sexuels subis durant l’enfance (Melchert, 1999). Toutefois, ils omettaient de préciser ce que l’auteur avait indiqué : ces récupérations tardives des souvenirs « ne suggèrent pas une impossibilité d’accéder de façon consciente à ces souvenirs » (p. 1171). Autrement dit, comme le précisent Lynn et al. (2014) dans leur analyse critique, le fait de ne pas penser à un épisode survenu durant l’enfance, aussi grave soit-il, ne signifie pas qu’il est impossible de s’en souvenir volontairement.
Une autre critique était que dans les études citées en faveur de l’amnésie dissociative (e.g., Dalenberg, 1996 ; William, 1995), les souvenirs retrouvés par certains participants n’étaient pas corroborés avec d’autres éléments permettant d’établir les faits. C’est-à-dire que les participants aux études déclaraient avoir subi des faits, les avoir oubliés, mais sans que les chercheurs ne puissent s’assurer de la véracité de la survenue des faits, et par conséquent, de leur déroulé. C’est problématique à deux niveaux : (i) cela suggère de considérer qu’un témoignage est suffisant pour tirer des conclusions aussi importantes que celles liées à l’existence même d’une amnésie traumatique ; (ii) il est alors impossible d’évaluer l’exactitude des souvenirs, alors même que d’après le Trauma Model, l’amnésie dissociative se caractérise par l’exactitude des souvenirs lorsqu’ils remontent à la surface, par eux-mêmes. Bien sûr, souligner l’absence de corroboration ne signifie en aucun cas que les faits en question ne se sont pas produits. Simplement, à des fins de publication scientifique et de fiabilité des conclusions, il est nécessaire pour cela d’offrir des garanties de rigueur scientifique. Or la corroboration des souvenirs avec les faits est indispensable pour parvenir à cette fin.
Une troisième critique est la question de l’exactitude des souvenirs lorsqu’ils remontent à la surface. Comme précisé plus tôt, d’après le Trauma Model, les souvenirs retrouvés des années plus tard seraient particulièrement exacts, voire n’auraient subi aucune distorsion. Ce postulat va à l’encontre de nombreux consensus scientifiques sur la malléabilité des souvenirs. De façon spontanée, la récupération mnésique (i.e., l’expérience consciente du souvenir) est un système de reconstruction. C’est-à-dire que, par des mécanismes cognitifs particulièrement élaborés et complexes, les individus vont, de façon implicite (donc involontaire et sans s’en rendre compte), combler les failles du souvenir pour rendre celui-ci complet et cohérent. Ces mécanismes ne suggèrent pas que cette reconstruction va nécessairement rendre les souvenirs majoritairement inexacts. Cependant, la littérature sur les mécanismes sous-jacents aux faux souvenirs est particulièrement claire sur notre facilité à générer des proportions variables d’erreurs et d’inventions dans nos souvenirs d’événements s’étant pourtant bel et bien produits.
Pour expliquer ces phénomènes, nous pouvons citer, par exemple, la Théorie des Traces Floues (Brainerd, Reyna, & Howe, 2009), ou la théorie de l’activation des associations (Howe, Wimmer, Gagnon, & Plumpton, 2009). De plus, le Trauma Model fait l’impasse sur les influences extérieures sur les souvenirs ; particulièrement les questions posées par des tiers (e.g., proches, médecins, travailleurs sociaux, etc.) entre les faits et le rappel des faits dans un cadre judiciaire. Des dizaines d’années de travaux et un nombre incommensurable d’études sur l’effet dit de « désinformation » ont montré à quel point les souvenirs et les témoignages étaient sensibles aux suggestions ; ceci valant aussi pour les enfants (Payoux, 2014).
Certes, l’analyse de la littérature scientifique sur la mémoire des faits traumatiques ne permet pas de conclure fermement à l’inexistence de ce phénomène. Cependant, elle ne permet pas non plus de conclure à son existence. En d’autres mots, la question est encore et toujours débattue au sein de la communauté scientifique. Invoquer l’amnésie dissociative dans un tel débat public et politique comporte alors un risque : l’amnésie dissociative serait la cause de développement de psychopathologies telles que la dépression, divers troubles de l’identité ou bien des troubles anxieux. Aussi, un thérapeute convaincu par l’idée d’amnésie dissociative et prenant en charge une personne présentant un de ces troubles pourrait émettre l’hypothèse d’abus subis durant l’enfance dont les souvenirs seraient refoulés, comme cause d’un trouble psychologique qui, pourtant, peut avoir une multitude d’autres causes.
Or il existe des pratiques thérapeutiques reconnues pour induire chez des patients des faux souvenirs (e.g., hypnose, imagerie guidée, thérapie dites « des souvenirs retrouvés »), voire des états dépressifs encore plus sévères, des conduites alcooliques ou toxicologiques, ou, enfin, des attaques de panique (Lilienfeld, 2007). Les enjeux sont alors ici d’ordre sanitaire (développement ou augmentation de symptômes psychopathologiques) et judiciaire (faux souvenirs d’abus sexuels durant l’enfance). Nous pouvons citer comme malheureux exemples les affaires Phanekham et Yang Ting, où des thérapeutes ont été condamnés pour avoir, entre autre, inoculé des faux souvenirs chez des patients en recherche d’explication à leurs états de vulnérabilité psychologique, précisément sur la base de cette idée de refoulement des souvenirs traumatiques.
Comment expliquer, alors, les cas d’individus se souvenant, spontanément et uniquement à l’âge adulte, d’abus sexuels subis durant l’enfance ? Tout d’abord, ce que la littérature scientifique suggère, c’est qu’au contraire, les victimes d’abus sexuels durant l’enfance se souviennent particulièrement bien dans le temps de la survenue des faits (Goodman et al., 2003), malgré certaines difficultés à se souvenir du déroulé exact des faits. Plus précisément, il semble que plus les faits sont graves et traumatisants, plus les individus s’en souviennent (Alexander et al., 2005). Comme le suggère Richard McNally, professeur de psychologie clinique à l’université d’Harvard, le trouble du stress post-traumatique montre que, justement, les victimes ne se souviennent que trop bien des faits subis. Cela sous-entend-il que des individus se souvenant uniquement à l’âge adulte de faits subis durant l’enfance sont sujets à des faux souvenirs ? La réponse est évidemment non. Dans un article scientifique faisant état de la littérature sur cette question, Richard McNally, précédemment cité, et Elke Geraerts, des universités de St. Andrews et de Maastricht ont proposé en 2009 une série d’explications alternatives de ces oublis pouvant durer parfois des années.
La première explication serait que certains faits d’abus sexuels subis par des jeunes enfants ne seraient pas vécus comme des expériences traumatiques, dans la mesure où ceux-ci n’ont généralement pas les connaissances nécessaires pour évaluer la portée morale et légale de tels actes. Des mécanismes ordinaires de la mémoire – rudimentaires chez de jeunes enfants, soulignons-le – se mettraient alors en route et les souvenirs subiraient les effets du passage du temps sur leur déclin. C’est des années plus tard qu’un indice disponible dans l’environnement (e.g., revenir sur les lieux ou entendre parler de l’agresseur), ou contextuel et lié par le sens (e.g., attendre un enfant ou regarder un reportage sur les atteintes sexuelles), par exemple, permettrait aux personnes de soudainement se souvenir des faits, alors réinterprétés à l’aune de la morale, de la loi, et de la gravité des actes – causant généralement, à ce moment-là, une détresse psychologique.
La deuxième explication serait que les victimes n’auraient simplement pas pensé aux faits durant des années. En effet, les victimes d’abus sexuels durant l’enfance savent particulièrement bien contrôler leurs pensées associées à l’événement, ce qui les aiderait à plus facilement « éviter » d’y penser ; donnant ainsi l’illusion que les souvenirs ont été effacés durant une période donnée.
Troisièmement, il semble que certaines victimes d’abus sexuels durant l’enfance ont révélé l’abus, avant d’oublier l’avoir précédemment fait, créant l’illusion que le souvenir était enfoui durant des années.
Quatrièmement, d’après les études menées sur la question, il semble que les souvenirs spontanés sont plus facilement corroborés que ceux récupérés lors de thérapies, ce qui suggère de prendre en compte et d’examiner scrupuleusement le contexte dans lequel un souvenir d’abus sexuel a été récupéré en mémoire, puis révélé. Ainsi, dans le cas d’un souvenir spontané, les trois premières explications seront tant d’hypothèses de travail qu’un expert psychologue ou psychiatre pourrait explorer.
Enfin, une dernière explication, qui n’est pas issue de l’article de McNally et Geraerts, permettrait d’expliquer les « amnésies partielles », telle que l’amnésie traumatique peut engendrer, d’après le rapport de Flavie Flament et Jacques Calmettes (page 9). On y trouve la description suivante : « l’état dissociatif rend parfois le discours des victimes décousu, voire incohérent, de telle sorte que la victime court le risque de ne pas être crue ». En effet, comme précisé plus tôt, s’il semble que les victimes d’abus sexuels se souviennent bien de la survenue des faits, il est tout à fait possible que certaines informations ne puissent faire l’objet de souvenir ; ceci étant dû au stress ressenti durant l’événement. Le modèle de Deffenbacher (Deffenbacher, 1994 ; Deffenbacher, Bornstein, Penrod, & McGorty, 2004) permet de mieux cerner les liens entre stress aigu et mémoire. D’après ce modèle, le stress ressenti durant un événement serait plutôt bénéfique pour les souvenirs, puisqu’il en améliorerait modérément l’exactitude. Ce stress entraînerait une focalisation attentionnelle des personnes vers des détails de l’événement leur permettant de comprendre celui-ci, afin d’y apporter une réponse comportementale appropriée.
Cependant, passé un certain niveau de stress (i.e., stress extrême), cette focalisation attentionnelle se déporterait vers des informations pertinentes pour mettre en place des stratégies de réduction du stress. Par exemple, une victime pourrait porter une attention toute particulière aux lieux, plus qu’à l’agresseur, car la meilleure manière de réduire le stress ressenti serait de fuir. Un des phénomènes les plus connus en psychologie du témoignage oculaire est d’ailleurs l’effet d’arme. Lors d’un délit ou d’un crime, la présence d’une arme amènerait les individus à focaliser leur attention sur celle-ci plutôt que sur l’agresseur, ce qui entraînerait des difficultés à décrire ou identifier celui-ci, lors du témoignage ou de la parade d’identification (Fawcett, Russel, Peace, & Christie, 2011). Dans ces cas, les informations ne seraient purement et simplement pas intégrées en mémoire, et ne pourraient alors faire l’objet ni de souvenir, ni d’oubli, et donc encore moins d’amnésie.
En résumé, il est tout à fait possible de subir des abus sexuels durant l’enfance, de ne plus s’en souvenir durant des années avant que, soudainement, une fois adulte, ces souvenirs dramatiques rejaillissent, causant potentiellement des troubles psychologiques. Cependant, la littérature scientifique ne permet pas d’attribuer ces phénomènes à une amnésie dont l’origine serait le caractère traumatique de l’événement. Au regard des risques de dérives liés à cette idée de refoulement des souvenirs, il est délicat d’utiliser l’amnésie traumatique comme argument en faveur de l’allongement du délai de prescription ; alors même qu’il existe en parallèle des explications alternatives, fondées scientifiquement, dénuées de tout risque de dérive.
Au-delà de l’allongement du délai de prescription, il est indispensable de garantir les moyens nécessaires aux professionnels susceptibles de recueillir les toutes premières révélations de la part d’enfants victimes (médecins, travailleurs sociaux, corps enseignant, etc.), pour le faire dans les meilleures conditions possibles. Le but serait de les aider, à la fois à faciliter les révélations, mais aussi, à ne pas nuire à la qualité des souvenirs. Des années de recherche en psychologie du témoignage ont montré qu’un questionnement inapproprié pouvait contaminer les souvenirs des jeunes victimes. Si des efforts en matière de formation aux techniques de recueil de la parole des mineurs ont été faits en ce qui concerne les enquêteurs de police et de gendarmerie (e.g., Berthet & Monnot, 2006), des avancées similaires seraient bénéfiques pour les autres secteurs cités précédemment.
D’ailleurs, il s’agit d’une préconisation faite dans le rapport rédigé par Flavie Flament et Jacques Calmettes (page 16). Pour cela plusieurs méthodes de recueil de la parole ont été développées par des chercheurs spécialistes du fonctionnement de la mémoire, et peuvent faire l’objet de formations, avant d’être utilisées en fonction du ou de la mineur(e), et donc en fonction des besoins. Par exemple, le protocole du NICHD (Cyr & Lamb, 2009) est particulièrement adapté pour favoriser la révélation et permettre à la jeune victime d’effectuer un récit sans aucune suggestion de la part de l’interrogateur ; alors que le protocole de l’entretien cognitif adapté aux mineurs (Verkampt & Ginet, 2010) semble plutôt indiqué pour des cas où la particularité et la complexité des faits peut entraîner des difficultés chez le ou la mineur(e) à se souvenir (e.g., stress intense, répétition des faits dans le temps). Notons quand même que ces deux protocoles ont été développés pour les enquêteurs de police et de gendarmerie. Toutefois, d’un point de vue technique, rien n’empêche de former les autres professionnels aux recommandations faites à l’international concernant les méthodes d’accueil et de recueil de la parole (e.g., Home Office, 2011), qui servent de base aux deux méthodes suscitées.
Dans tous les cas, que ce soit pour alimenter les débats sur de futures réformes légales ou bien sur la mise en place d’améliorations pratiques pour favoriser la libération de la parole et le recueil de témoignage, il est important pour les pouvoirs publics de collaborer, sur ces questions, avec des spécialistes du fonctionnement de la mémoire, spécifiquement celle de faits potentiellement traumatiques. D’un point de vue plus appliqué, nous pouvons questionner les capacités des experts psychologues et psychiatres à informer magistrats et jurés sur ces problématiques, dans la mesure où ils semblent en avoir des connaissances limitées (Dodier & Payoux, 2017). C’est donc par une collaboration étroite entre acteurs du monde judiciaire, experts judiciaires, et chercheurs spécialistes de la mémoire que les choses pourront, espérons-le, progresser.