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Le droit en débats

Lutter contre la prostitution sous la contrainte

Par Audrey Darsonville le 13 Janvier 2014

« Qu’est-ce que cette histoire de Fantine ? C’est la société achetant une esclave. À qui ? À la misère. À la faim, au froid, à l’isolement, à l’abandon, au dénuement. Marché douloureux. Une âme pour un morceau de pain. La misère offre, la société accepte. […] On dit que l’esclavage a disparu de la civilisation européenne. C’est une erreur. Il existe toujours, mais il ne pèse plus que sur la femme, et il s’appelle prostitution. »
Victor Hugo, Les Misérables, tome I, ch. XI.

La proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel, adoptée le 4 décembre 2013 en première lecture par l’Assemblée nationale, suscite de nombreuses critiques. L’interdiction d’achat d’acte sexuel a ainsi cristallisé les attaques les plus véhémentes. Toutes ces critiques doivent-elles pour autant aboutir à une condamnation sans appel de la proposition de loi ? Nous ne le pensons pas, parce qu’aussi imparfait que ce texte puisse être, il a le mérite de placer la lutte contre la prostitution contrainte au cœur du dispositif pénal.

Il n’est pas de notre propos d’occulter le fait que la prostitution libre et indépendante va être rendue difficile, voire impossible, avec la pénalisation des clients mais de rappeler que la majorité de la population prostituée exerce sous la contrainte. Les chiffres sont explicites. L’Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) expose que la prostitution étrangère qui était minoritaire il y a vingt ans est devenue largement majoritaire. Selon l’OCRTEH, 80 % des prostitués sont désormais de nationalité étrangère et ce pourcentage atteint 90 % pour la prostitution de rue (OCRTEH, rapport annuel 2010, p. 10). Le rapport d’information n° 46 déposé au Sénat le 8 octobre 2013, relatif à la situation sanitaire et sociale des personnes prostituées précise que « cette inversion du rapport entre prostituées françaises et étrangères s’est accompagnée d’un changement des modes d’exercice de la prostitution. La prostitution dite « traditionnelle » est en forte diminution. […] À l’inverse, il est possible de considérer qu’une très grande partie des personnes prostituées de nationalité étrangère sont soumises à l’influence de réseaux de proxénétisme et de traite des êtres humains » (rapport d’information, p. 19). La mainmise des réseaux d’exploitation sexuelle sur les personnes étrangères prostituées favorise les violations graves de leurs droits.

Protéger la dignité humaine

La proposition de loi ne s’y trompe pas puisqu’elle fonde les mesures envisagées à l’aune de la dignité de la personne (exposé des motifs, p. 8), conformément aux exigences internationales. En effet, la Convention des Nations unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui de 1949, ratifiée par la France en 1960, énonce que « la prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine et mettent en danger le bien-être de l’individu, de la famille et de la communauté ». La Cour européenne des droits de l’homme, dans son arrêt Tremblay contre France du 11 décembre 2007, précise que c’est « avec la plus grande fermeté que la Cour souligne qu’elle juge la prostitution incompatible avec les droits et la dignité de la personne humaine dès lors qu’elle est contrainte » (§ 25).

La protection de la dignité passe par diverses mesures pénales décrites dans la proposition de loi. À titre d’illustration, la proposition de loi prévoit à l’article 1er le renforcement des moyens d’enquête et de poursuite des auteurs de la traite des êtres humains et de proxénétisme, l’article 6 modifie l’accès à un titre de séjour pour les personnes étrangères victimes de traite des êtres humains ou de proxénétisme ou encore l’article 11 élargit la possibilité pour les associations dont l’objet est la lutte contre la traite des êtres humains et le proxénétisme de se constituer partie civile. Enfin, l’article 16 propose la création d’un nouvel article 225-12-1 du code pénal qui prohibe l’achat d’acte sexuel. Le recours à la prostitution d’une personne majeure sera puni d’une amende contraventionnelle de 1 500 €. Ce texte trouvera sa place au sein du chapitre V du livre deuxième du code pénal intitulé « Des atteintes à la dignité de la personne », ce qui conforte l’idée selon laquelle la valeur sociale protégée par la nouvelle infraction est la dignité. La sanction du client poursuit une finalité pragmatique : « dissuader les réseaux de traite et de proxénétisme de s’implanter sur les territoires » (exposé des motifs, p. 14). L’interdiction d’achat d’acte sexuel engendre une diminution de la demande de prostitution, une part des clients renonçant à recourir aux prostitués par crainte des sanctions pénales. Cette diminution de la demande gêne l’activité des réseaux proxénètes en réduisant leurs profits. Certes, la diminution de la clientèle ne va pas faire disparaître le plus vieux métier du monde. Toutefois, la pénalisation des clients présente l’atout de raréfier la demande prostitutionnelle et donc d’attaquer les réseaux sur le terrain financier. Cette approche pénale inédite en droit français pourrait se montrer efficace pour favoriser la lutte contre le proxénétisme qui est actuellement trop résiduelle (sur 670 000 condamnations on dénombre 190 condamnations pour proxénétisme et 244 pour proxénétisme aggravé, Les condamnations inscrites au casier judiciaire, Année 2012, rapport ministère de la justice). 

Responsabiliser le client

La pénalisation des clients répond également à un autre objectif, celui de « responsabiliser les clients qui, par leur, action permettent la pérennité du système prostitutionnel » (exposé des motifs, p. 8). Le client pourra être soumis à une peine complémentaire en cas de sanction pour achat d’acte sexuel. Un stage de sensibilisation sur les conditions de vie et d’exercice de la prostitution est envisagé à l’article 17. La proposition de loi paraît avoir pour ambition de placer le client face à la réalité sordide de la prostitution imposée par la violence. Le recours à la prostitution est un choix pour le client mais un choix qui doit être réalisé en ayant conscience de participer à un système prostitutionnel. Seuls les clients des 10 % de prostitués exerçant librement (rapport annuel de l’OCRTEH) pourront prétendre ne pas enrichir les réseaux. Dès lors, même les défenseurs d’une vision angélique de la prostitution peineront à convaincre qu’ils n’ont jamais eu recours aux services d’un prostitué appartenant aux 90 % non consentants…

Ainsi, la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel présente l’intérêt de soumettre au parlement un texte novateur porteur d’une volonté affichée de lutter contre la prostitution non consentie. Elle affirme que le droit pénal a pour finalité d’assurer la protection de la société même si pour ce faire il doit ignorer certains intérêts individuels, ceux des prostitués consentants. C’est une réalité que le législateur devra assumer. C’est pourquoi, outre le volet pénal, la proposition de loi développe un volet social qui vise à aider les personnes souhaitant sortir de la prostitution (exposé des motifs, p. 7). Le volet social offrira aux prostitués consentants la possibilité de changer d’activité professionnelle, même si tel n’était pas leur choix initial.

Si la proposition de loi est adoptée et que des moyens financiers suffisants sont attribués, on peut espérer une diminution de la prostitution forcée. Cette prostitution sous la contrainte est une atteinte grave aux prostitués qui sont sous la coupe de proxénètes qui commettent les pires atrocités sur eux pour obtenir leur docilité (le rapport d’information relate les moyens de contrainte par la violence morale ou physique telles que les maisons de dressage ou la consommation forcée de drogues, p. 43 s.). Lutter contre les violences faites aux prostitués non consentants est la finalité de la proposition de loi et, à ce titre, emporte notre adhésion.