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Le droit en débats

Procès de la Section spéciale : le plaidoyer de l’avocat Maurice Garçon

En juin 1945, a lieu le procès de la Section spéciale, tribunal d’exception mis en place en 1941 sur ordre des autorités allemandes.

Par Maurice Garçon le 28 Octobre 2014

21 août 1941, 8 heures du matin, métro Barbès-Rochechouart à Paris. Ce matin-là, « un groupe de clandestins communistes dont le chef est un certain « Fredo », âgé de 25 ans, exécutent l’aspirant Mozer [aspirant de marine allemand, ndlr]. Fredo réussit à prendre la fuite en se perdant dans la foule, et ses camarades ne sont pas arrêtés »1. Les Allemands veulent venger ce meurtre et pour ce faire, ils ont décidé de fusiller 150 otages – dont 50 « immédiatement » – pris parmi des juifs déjà détenus ou pas. « Le jour même, 40 notables, personnalités sont arrêtées, dont l’admirable et futur martyr Pierre Masse, ainsi que Théodore Valenti, cet grand et admirable avocat et poète ».

Le gouvernement français tente de négocier : les autorités allemandes renoncent à ce projet à la condition que six condamnations à mort pour activité communiste soient prononcées par un tribunal français avant le 28 août, date des obsèques du jeune aspirant. Pour cela, l’État français doit promulguer sans délai une loi « à portée rétroactive » et déjà à l’étude, réprimant les communistes. C’est ainsi que naît, en toute précipitation, le Section spéciale, juridiction d’exception qui allait condamner à mort six communistes « déjà condamnés et incarcérés ».

« Mais pour que la Section spéciale naisse véritablement, il fallait s’assurer du concours de magistrats volontaires », précise à juste titre Charles Amson dans son ouvrage Les grands procès. Le premier magistrat entendu par le garde des Sceaux, M. Cournet, à l’époque président de chambre à la cour de Paris, refuse net. Le gouvernement procède alors autrement, il dissimule certaines informations aux magistrats appelés : on « leur indique en termes généraux la nécessité d’une répression prompte et énergique des faits qu’ils auraient à connaître, en déclarant qu’il les considérait comme mobilisés, mais sans parler des condamnations à mort, ni du caractère rétroactif de la loi, ni des otages que les Allemands voulaient fusiller », raconte l’acte d’accusation de ce qui sera le « procès de la Section spéciale », à la Libération.

Le 26 août, la Section spéciale est installée : le président Benon est entouré de quatre magistrats assesseurs – Baffos , Larricq, Linai et Cottin – et de l’avocat général Guyenot.

Le lendemain, « avant de monter à l’audience, les magistrats se tinrent dans la chambre du Conseil et c’est à ce moment-là, selon les inculpés Baffos, Larricq, Linai et Cottin, qu’ils apprirent l’effroyable chantage exercé par les Allemands et qui faisait de la condamnation à mort de six inculpés déférés à la Section spéciale la rançon des otages menacés d’être fusillés », peut-on lire.

Il y eut tout de même des avocats lors de ce « procès ». « Pour la défense – on jugea utile qu’il en figura une malgré tout –, Me Jacques Isorni fut commis le 26 août par le bâtonnier Étienne Carpentier, avec quelques autre avocats : Mes Alex Mellor, Odette Moreau Yung, et Roger Lafarge, raconte Charles Amson , (…) Jacques Isorni plaida en tout cas de son mieux, ainsi que ses autres confrères. Le 27 août 1941, la Section spéciale se réunit à 9 heures du matin. Parmi les six comparants, deux ont déjà été condamnés, le troisième non. Les renseignements sur lui ne sont pas défavorables, et les trois autres ont leur casier vierge : il s’agit de MM. Sampaix, Woog, Guyot. Sur les six exigés par les autorités françaises et allemandes, trois vont être condamnés à mort, et les trois autres sauvent leur tête. L’exécution eut lieu le 28 août, à l’heure fixée par les Allemands. Yves-Frédéric Jaffré, fort de sa longue expérience d’avocat, et qui fut lui-même l’un des défenseurs de Pierre Laval, écrira à ce sujet en 19622 :

Que peut-on en penser vingt ans après ? Il est (…) difficile d’en juger : 150 contre 3, 3 contre 6…».

A la Libération, les magistrats de la Section spéciale ont été, à leur tour, jugés. Revenons à l’acte d’accusation qui ouvrit les assises de la Seine, les 5, 6, 7 et 8 juin 1945. « Pour apprécier la responsabilité de chacun des inculpés dans ce drame affreux, la question se pose de savoir s’il convient de rechercher comment les opinions s’exprimèrent et comment les majorités se formèrent dans ces délibérés poignants qui, par trois fois, aboutirent à la peine de mort. Une règle séculaire veut qu’un magistrat ne viole jamais le secret des délibérations, et tout nouveau juge, à son entrée en fonctions, prête le serment d’observer scrupuleusement cette règle, laquelle, évidemment, garantit son indépendance et le met à l’abri de toute crainte de représailles. On peut se demander si une exception apportée à ce principe, même si elle paraissait justifiée par les circonstances, ne risquerait pas de faire peser à l’avenir de lourdes appréhensions sur la conscience de ceux qui composent les tribunaux. Ce qui est certain, c’est que la Commission d’épuration de la magistrature a considéré que les sentences du 27 août se présentaient moins comme des décisions régulières que comme des actes criminels et a cherché à savoir comment chacun des membres de la Cour avait opiné ».

Seul l’un des magistrats va échapper au tribunal en raison de « sa persistante hostilité à la peine de mort ». Les cinq autres seront renvoyés devant la cour de justice « avoir, en consentant à associer des magistrats français aux forfaits des Allemands, commis, dans les conditions des articles 1 et 2 de l’ordonnance du 28 novembre 1944, le crime d’intelligence avec l’ennemi prévu et réprimé par l’article 75 du code pénal ».

Le 8 juin 1945, le président de la Section spéciale est condamné aux travaux forcés à perpétuité, l’avocat général à dix ans de réclusion criminelle, deux assesseurs à quatre et deux ans de prison. Ils seront amnistiés.

Voici la plaidoirie de Me Maurice Garçon qui a défendu Baffos et qui parvint à le faire acquitter3.

 

La rédaction remercie infiniment Me François Saint-Pierre qui lui a permis de découvrir ce beau texte.

 

 

Monsieur le Premier président,
Messieurs,

Mes explications seront brèves. Je ne veux pas retarder plus longtemps la solution d’un procès qui dure déjà depuis quatre jours, ni augmenter, par des longueurs inutiles, la douleur d’un magistrat qui, après avoir rendu pendant trente-deux ans la justice avec honneur, connaît aujourd’hui la honte de comparaître au banc des accusés.

Déjà, Vous avez médité sur son infortune. Déjà, vous avez compris combien le problème que vous êtes chargés de résoudre et qu’une opinion publique mal informée vous avait représenté comme simple, pose en réalité un affreux drame de conscience. Je connais trop les scrupules que vous éprouvez en pareilles circonstances pour n’être pas certain que vous avez hâte, dès à présent, de laver le président Baffos de l’atroce accusation dont il fait l’objet.

Tout a été dit au surplus en ce qui le concerne. Avant la mienne, vous avez entendu la voix affectueuse et touchante d’un ami qui a voulu, joignant ses efforts aux miens, rappeler le passé grandement honorable de l’homme de bien que nous défendons. Il venait après un cortège de témoins respectables qui ont, d’un concert unanime, célébré les vertus de notre client.

Au surplus, le ministère public, ému par ce commun accord, n’a réclamé qu’un châtiment de principe pour un acte qu’on avait, à l’origine, représenté comme un crime inexpiable.

Qu’ajouterais-je ?

M. Baffos est un magistrat modeste et d’une grande probité. Il est sans fortune et n’a pas de besoins. Il n’a jamais brigué les honneurs. On ne l’a jamais vu pénétrer en solliciteur dans les antichambres des ministres. Il ne doit son élévation dans la magistrature qu’à son mérite, ce qui explique la lenteur de son avancement. Le seul mérite attend parfois longtemps sa légitime récompense. Président à la Cour d’appel au dernier état, il a laissé derrière lui, au cours de sa carrière, une moisson de bienfaits. Ému par le sort des enfants malheureux ou coupables, il a consacré son temps à secourir la jeunesse affligée. Souvent, sans le proclamer, il a distribué une partie de son traitement en bonnes œuvres. Ses vacances et ses loisirs ont été utilisés à visiter les établissements pénitentiaires et de relèvement pour y surveiller le retour au bien de ceux contre lesquels il avait dû prononcer des sanctions. Il peut tirer orgueil de ce que ceux mêmes qu’il a condamnés l’ont choisi pour confident et protecteur. Des témoins ont révélé que, lorsque la contrainte allemande a enjoint impérativement aux jeunes gens de se laisser déporter en Allemagne, beaucoup de ceux pour lesquels il avait dû se montrer sévère, mais qui rendaient hommage à son esprit de justice, sont venus sponta¬nément se confier à lui. Désireux de les secourir, il tint alors, dans ce Palais même, bureau ouvert de faux papiers pour dissimuler les réfractaires.

Voilà l’homme, insoupçonnable de bassesse.

Examinons par quel tragique destin il a été conduit dans un guet-apens, après quel tumultueux combat de conscience il a participé en honnête homme à un jugement injuste et avec quelle droiture, s’évadant sans tarder du piège où on l’avait fait choir, il a montré, par sa protestation immédiate, qu’il n’avait pas forfait à l’honneur.

Ai-je besoin de l’appeler le détail des événements horribles qui se sont déroulés du 21 au 28 août 1941 ?

Dans ce Paris où nous avons vécu pendant quatre ans sous une oppression qui pesait sur nos épaules comme un manteau de plomb chaque jour plus lourd, l’air, en 1941, commençait à devenir irrespirable. Nous n’osions plus traverser nos avenues triomphales de peur d’y assister au défilé d’une soldatesque glorieuse qui insultait à nos misères, au son des tambours et des fifres. On serrait les poings dans les rues en apercevant ces hommes vêtus de l’uniforme ennemi dont la présence déshonorait notre cité.

Qui n’a ressenti, en ces jours sombres, des accès de fureur intérieure capables de mener aux pires excès ?

Le 21 août, un Français, n’y pouvant plus tenir, tua un aspirant de marine allemand qui paradait boulevard Barbès. Le meurtrier disparut. Le lendemain, sur des ordres allemands, la police française – hélas ! - procéda à une rafle monstre de juifs. Menés dans les commissariats, de là à la Préfecture, et de là encore au camp de Drancy, les infortunés furent avertis le 22 qu’ils étaient considérés comme otages. C’était un vendredi. L’officier allemand devait être inhumé le jeudi 28, et l’on prévint les malheureux qu’ils seraient exécutés avant la cérémonie si l’auteur responsable de l’attentat n’était pas découvert. Cent cinquante suppliciés devaient être pendus place de la Concorde, et leurs corps resteraient exposés, des jours et des jours jusqu’à putréfaction, pour effrayer le peuple.

Sacrifice païen et cruel, renouvelé des temps barbares, imaginé comme pour apaiser les colères de quelque divinité inhumaine.

Ceux qui, à Drancy, ont connu l’angoisse de ces heures, dont chacune rapprochait d’un destin fatal, ne se rappellent le cauchemar qu’ils ont alors vécu qu’avec un frémissement d’horreur. Il en est qui m’écoutent dans cette salle ; j’ai reçu leurs confidences et ils sont prêts à attester du bouleversement de leur âme.
Cependant, le lendemain samedi, le bruit se répandit que Brinon, ambassadeur de Vichy, traitait avec le général von Stulpnagel, ordonnateur de la tuerie. L’ogre consentait à se laisser attendrir. Mais à quel prix ! Il acceptait de renoncer aux cent cinquante exécutions à condition qu’une juridiction française condamnât six communistes à la peille capitale et qu’ils fussent exécutés le 28 avant 10 heures du matin.

Le tyran s’obstinait à vouloir des morts injustes en holocauste.

En quelques heures, les directeurs de ministères et de hauts fonctionnaires furent réunis à l’hôtel Matignon, où le préfet de Police exposa le marché proposé.

Voilà comment est né le drame.

On a dit que tous les assistants ont élevé de grandes protestations. Je le crois volontiers. Quel Français, devant pareil attentat contre l’humanité, n’éprouverait pas de révolte ? Tout de même, - je passerai vite, entendez-moi à demi-mots, - j’attends des fonctionnaires présents à cette réunion et indignés qu’ils m’apportent quelque manifestation extérieure et utile de leur protestation unanime ou particulière. Où sont les démissions des chefs de Cour refusant de se plier à l’horrible marchandage ? Où est le refus opposé par eux de transmettre à leurs subordonnés des instructions dont ils proclament aujourd’hui qu’ils les estimaient déshonorantes ?

Je n’aime pas beaucoup leurs scrupules tardifs et prudents, leurs indignations retardées et leurs larmoiements périmés.

Ces chefs, qui pouvaient soit s’ériger en rebelles, soit, s’ils croyaient devoir obéir, s’offrir eux-mêmes pour exécuter l’ordre, se sont con¬tentés de désigner impérativement des collègues pour accomplir ce qui leur répugnait. Depuis quand, lorsqu’un poste est périlleux, celui qui a la charge de commander se fait-il suppléer par un subordonné pour lui faire courir le risque ? La révolte des chefs de Cour s’est traduite par des télégrammes pressants pour attirer des amis dans un traquenard dont ils pressentaient peut-être le danger. S’ils n’ont pas approuvé, du moins ils ont toléré et organisé la juridiction qu’une commune opinion reconnaît pour infâme, puis ils ont paru s’en désintéresser, adoptant la commode mais peu courageuse méthode instaurée par Ponce Pilate.

En deux jours, on a créé un Tribunal, promulgué une loi scélérate, désigné des victimes, résolu lin immense crime judiciaire !

Et l’on ne poursuit que les exécutants !…

Excusez-moi d’avoir haussé le ton, soyez-moi indulgent si j’ai pris de l’humeur. C’est l’horreur que j’ai pour les hypocrisies qui a failli me priver de mon sang-froid.

M. Baffos était alors en vacances. Le lundi 25, il rentra par hasard à Paris, dans la matinée. Il revenait d’avoir visité un établissement pénitentiaire en Auvergne et se proposait de traverser la capitale pour repartir le lendemain vers la Normandie. Il ignorait aussi bien l’attentat du boulevard Barbès que le marchandage passé à l’hôtel Matignon. Il ne savait rien de la création de la Section spéciale de la Cour ni de la promulgation d’une loi nouvelle. Un malencontreux hasard le conduisit au Palais pour chercher le courrier qui aurait pu parvenir à son cabinet en son absence. Il traversait un couloir désert lorsqu’il rencontra M. le conseiller Werquin, secrétaire général du premier Président.

C’était dans le moment qu’on cherchait par¬tout des juges pour former le nouveau Tribunal. La prise était bonne !

M. Werquin conduisit M. Baffos chez Ie premier Président et ce haut magistrat Ie désigna aussitôt pour siéger le lendemain. M. Baffos protesta, allégua qu’il était en vacances et qu’il voulait repartir. Le premier Président insista, représenta qu’il s’agissait de remplir un devoir impérieux, parla d’ordre public, de discipline judiciaire … , que sais-je encore ? Il ne dit rien, au surplus, de ce qu’était la conspiration ourdie et de ce qu’on attendait de la nouvelle juridiction, mais fit seulement allusion à de grands crimes à réprimer. Serviteur fidèle de la justice, M. Baffos dut accepter. Le lendemain 26, il assista à l’installation de la Section spéciale. La cérémonie ne dura que quelques minutes. Le surlendemain 27, sans être prévenu de rien, il se présenta pour siéger, à 9 heures du matin.

Déjà ses collègues étaient réunis. Il leur découvrit la mine consternée. En endossant sa robe, il les vit chuchoter à voix basse. Il s’approcha. On parlait d’affaires graves. Chacun paraissait gêné. Lui qui ne savait rien encore crut seulement qu’ils étaient peinés d’avoir à prononcer de lourdes peines, ce qui, chez des magistrats consciencieux, crée toujours une angoisse, et il suivit le président dans la salle d’audience.

À mesure qu’il entendit exposer les faits reprochés à l’accusé de la première affaire, une grande surprise le saisit. La gravité du crime ne lui apparaissait pas. C’est à ce moment - le fait est incontesté - qu’on lui passa le texte dont l’application allait être requise. Il lut, avec épouvante, que la peine de mort était ordonnée pour un délit d’opinion et que la loi était rétroactive.

M. le Commissaire du gouvernement a prononcé, au cours de son réquisitoire, le mot de vertige : l’expression est juste.

Magistrat intègre, serviteur respectueux de la loi, M. Baffos n’avait jamais imaginé que la loi pût être injuste.

Et voilà pourtant que tout à coup, alors qu’il siège avec dignité dans cette robe rouge qu’il porte avec honneur et orgueilleusement, il voit devant lui s’ouvrir un abîme. Les mots qu’il entendit ensuite ne lui parvinrent plus que comme un bruit confus et lointain, dominé par le tumulte de sa conscience inquiète.

Voilà dans quelles conditions et au milieu de quel incroyable bouleversement M. Baffos entendit le président annoncer que les débats étaient clos et qu’il se retrouva, éperdu, réuni avec ses collègues dans la chambre des délibérations. C’est à ce moment seulement qu’il apprit le marché passé par le gouvernement de Vichy avec les Allemands et les raisons de sa présence forcée pour exécuter un engagement cruel.

On délibéra !

Délibérer, c’est discuter avec les autres mem¬bres du collège des juges, écouter leurs avis parfois contradictoires, chercher la vérité entre des raisons opposées, méditer, prendre parti sans avoir à rendre compte des motifs qui déterminent, adopter selon sa conscience la solution qu’on croit juste, tenter de convaincre ses collègues et opiner sans être accessible à l’affection ni à la crainte.

La liberté si nécessaire pour délibérer paisiblement ne s’obtient que si rien ne peut trans-pirer du combat de conscience qui se livre. Seul le secret absolu assure la liberté de l’opinion et du vote. Par lui, le magistrat est à l’abri des intrigues, des vengeances et des menaces.

Vous êtes, Messieurs les jurés, des magistrats jeunes et temporaires, mais déjà, j’en suis sûr, vous avez compris combien lourde sera votre tâche lorsque, retirés hors de nos regards, vous devrez décider du sort des accusés qui vous sont déférés. Vous nous présentez des visages impénétrables, ce qui est déjà une façon de vous rendre inaccessibles. Vous serez d’autant plus libres que personne ne pourra connaître votre avis individuel et qu’un secret absolu couvrira l’évolution de vos scrupules et la détermination de votre conviction. Entre les accusés d’aujourd’hui et vous un rapport s’établit : vous êtes liés par le même serment de silence. Hier, pendant une suspension d’audience, le hasard m’a fait traverser la pièce où vous preniez quelque repos. Je vous ai aperçus groupés et parlant à voix basse. J’ai compris en m’éloignant que votre délibération avait commencé dans l’inquiétude. Un travail intérieur s’ébauchait. Vous échangiez des avis et la gravité de votre aspect m’a été un garant que vous étiez émus de l’importance de votre mission.

Personne n’aura le droit de savoir, lorsque vous rendrez votre verdict, ce qu’aura pensé et voulu en particulier chacun d’entre vous. Que diriez-vous si quelque audacieux osait vous réclamer des comptes alors que vous aurez décidé selon votre conscience, avec honnêteté ?

On n’exige du juge que d’être honnête, c’est-à-dire de n’être ni prévaricateur, ni partisan.

Prévaricateur ? Nous savons que M. Baffos est au-dessus de tout soupçon. Il n’a jamais rien demandé. On ne lui a rien offert. Il n’a rien reçu. Sans fortune, il rélève sur son maigre traitement pour faire le bien.

Partisan ? Sans souci d’opinion politique, il a toujours rendu, publiquement, une justice égale pour tous et depuis trente ans sert de protecteur aux enfants des gueux.

Son passé garantit sa conduite dans la délibération à laquelle on lui reproche d’avoir concouru. Vous n’avez pas le droit de lui demander comment il a voté et je vous défends de l’interroger. Lorsqu’un juge est honnête, et qu’il juge selon sa conscience, il est irréprochable, même s’il se trompe. L’erreur judiciaire, commise de bonne foi, laisse le magistrat hors des atteintes de la critique.

Il ne vous est pas permis de demander aujourd’hui à M. Baffos comment il s’est décidé ni comment il a personnellement jugé. Ne cherchez pas à pénétrer ce que furent les objections qui se sont présentées à son esprit, ni quels scrupules l’ont assailli, ni après quels combats il s’est déterminé. Ce terrain vous est interdit sous peine de porter atteinte à votre propre indépendance. Ne tentez pas de violer une frontière qui vous est fermée ou craignez que, l’ayant forcée, on vous mette, vous aussi, en demeure de violer le serment que vous avez prêté pour jurer de ne rien révéler du secret de vos délibérations.

Dites-vous seulement, en vous reportant à l’époque où le drame s’est joué et aux conditions atroces dans lesquelles il a fallu se prononcer, que l’on a posé aux magistrats le plus bouleversant des problèmes : dans quelle mesure, pour sauver des justes, peut-on sacrifier d’autres justes ?

D’un côté cent cinquante otages, de l’autre six têtes qui ne méritaient, pas de tomber.

Six innocents contre cent cinquante innocents, et pour opérer la pesée, une balance chargée de faux poids !

Qu’on ne dise pas que la menace était vaine.

Nous savons, pour notre malheur, ce qu’était la cruauté implacable de nos ennemis. Fils de ccs barbares qui, au temps des grandes invasions, ont parcouru l’Europe en s’enorgueillissant de ne laisser derrière eux que le deuil et la ruine, ils n’ont rien perdu de leur férocité héréditaire. Ce sont des méchants capables du pire et le meurtre de cent cinquante malheureux n’était pas un forfait de nature à les faire hésiter. Il n’y avait pas de pitié à attendre. L’exécution était certaine.

Comment rester serein lorsqu’il faut prendre une décision qui, quelle qu’elle soit, fera couler un sang pur ?

J’ai médité depuis quelques jours pour découvrir ce qu’était le devoir en pareille conjoncture. De quelque manière qu’on aborde le problème, il faut se convaincre qu’il est insoluble. Aucune dialectique ne fournit de secours et la morale même reste en défaut. Les philosophes pourraient discuter éperdument sans se mettre d’accord.

Pourtant, la question n’est pas neuve.

Ne savez-vous pas qu’il est des circonstances, au cours d’un accouchement, où le médecin tue volontairement l’enfant pour sauver la mère ? Qui lui donne le droit de détruire délibérément une vie, sinon le seul ordre impératif de sa conscience ?

Voulez-vous que nous remontions le fil de l’Histoire ? Lorsqu’en 1812 la Grande Armée, engourdie par le froid, épuisée par les privations, harcelées par l’ennemi, eut passé la Bérésina sur un pont de fortune, il restait encore sur la rive droite du fleuve une arrière-garde dont la marche était retardée par une multitude de traînards. Une foule disparate de quinze mille âmes bivouaqua sur la rive, trop fourbue pour passer le pont avant que vînt la nuit. Au matin, on vit apparaître la cavalerie cosaque qui dévalait des collines en poussant de grands cris. Ce fut une ruée vers le fleuve, une fuite désespérée vers l’unique issue. Chacun voulut traverser en hâte. Sur un ordre exprès et implacable, le pont fut coupé. Quinze mille hommes et femmes périrent pour sauver la Grande Armée. Quinze mille innocents furent délibérément sacrifiés. De quel droit ce sacrifice irréparable fut-il ordonné, sinon parce que la nécessité imposait de sauver la vie à un plus grand nombre ?

Plus près de nous, il y a quelques mois, Maubeuge fut le théâtre d’un assassinat dont l’horreur n’est pas encore sortie de notre souvenir. Des hommes avaient été condamnés à mort, puis avaient été graciés. A la nouvelle de la grâce, la population civile s’émut, se rassembla et se dirigea vers la prison. L’émeute commençait à gronder. On sait ce que peut être l’emportement passionné et aveugle d’une foule. On pouvait craindre un massacre général des prisonniers. Un officier prit sur lui de pénétrer dans la maison d’arrêt et de tuer de sa main ceux mêmes que le Chef de l’État avait graciés. Crime monstrueux et pourtant excusable puisqu’il a été commis pour en éviter un plus grand. Écoutez seulement ce qu’en dit le R. P. Philippe à la tribune de l’Assemblée consultative le 21 février dernier :
 

Je ne cherche pas à légitimer moralement l’aveugle pression d’une foule. Nous connaissons la psychologie des foules. Mais je conçois cette aveugle pression comme un fait brutal s’imposant au commandant Prosper. Dès lors, le commandant juge en fait inapplicable la mesure de grâce … Le commandant Prosper, lui, n’est pas la foule, et j’estime qu’ayant agi de manière équitable devant une force indomptable, il peut être libéré au titre de l’équité …
Ainsi, je rejoins là la déposition du lieutenant de gendarmerie qui dit : « Le commandant Prosper et le commandant Arthur ont rendu un grand service à la population de Maubeuge en lui évitant de commettre un carnage ». Naturellement, au point de vue militaire, on peut les condamner parce qu’ils ont désobéi ; mais, au point de vue moral, ils n’avaient pas d’autre moyen d’agir !

Osez donc maintenant vous prononcer en conscience et condamner M. Baffos sur la supposition qu’il aurait voté la mort, alors que rien ne vous permet d’ailleurs de le savoir ! Osez donc apporter la rigueur d’un raisonnement logique au jugement d’un cas de conscience où la conscience même peut perdre la notion de ce qui est le vrai devoir !

Voilà pourtant le problème que M. Baffos a dû résoudre, sans préparation, en n’apportant, pour se défendre contre l’erreur, que sa droiture et son honnêteté.

Quoi qu’il ait jugé, il doit être absous parce qu’il vous apporte la preuve de l’horreur qui l’a assailli.

Après avoir concouru trois fois, nous ne savons comment, à des arrêts de mort, ses collègues et lui se sont révoltés et ont crié : Assez ! Le quatrième accusé eut la vie sauve et la Cour suspendit ses travaux. Sortant du cauchemar, M. Baffos dépouilla sa robe, courut chez le premier Président et lui signifia qu’il ne siégerait plus. On insista. Il persista dans son refus, et, comme on insistait encore, il partit et quitta Paris.

« J’ai déserté … », vous a-t-il dit.

Mot étonnant et digne d’une époque bouleversée. La désertion, signe habituel d’un déshonneur, donne au contraire, ici, la mesure de la haute valeur morale d’un honnête homme.

Que peut-on lui reprocher encore ?

M. le Commissaire du gouvernement, qui est humain et compréhensif, a pourtant parlé de frapper M. Baffos d’une peine d’indignité nationale. C’est une peine déshonorante entre toutes, puisqu’elle raye le citoyen de la communauté et oblige les gens de bien à se détourner du condamné.

Il faut acquitter M. le président Baffos parce qu’il n’a pas démérité et ne s’est montré en rien indigne de sa fonction.

Laissez-le avec le scrupule qui le harcèle malgré les années écoulées. Il m’a révélé que, souvent depuis et aujourd’hui encore, une angoisse le reprend. Il ne m’a pas dit, parce qu’il est respectueux de son serment, comment il avait jugé, mais il m’a confié que, tournant et retournant dans sa tête la décision qu’il a dû prendre, il se demande s’il devait ou ne devait pas juger comme il a fait. Il reprend chaque jour le problème, médite, hésite, se croit tranquille avec lui-même, et pourtant balance encore, bien qu’il soit certain d’avoir jugé sans passion, aussi honnêtement qu’il a pu.

N’est-ce pas assez pour un homme de cœur que de porter, pour la vie, le poids d’lin si grand doute ?

De tels scrupules l’honorent. Ils démontrent à l’évidence une probité qui ne permet pas qu’on hésite sur la valeur morale d’un accusé.

Je vous adjure de dire non à la question de culpabilité qui vous est posée.

 

M. le président Baffos fut acquitté par la Cour de justice.

 

 

1  Charles Amson, « La Section spéciale, ou le procès de la docilité », in Les grands procès, PUF, 2007, p.381-387.
« Les tribunaux d’exception de la Cour de Riom à la Cour de sureté de l’État (1940-1962) », Yves- Frédéric Jaffré, Paris, Nouvelles Éditions latines, 1936.
3 Le réalisateur Costa Gavras en tire un film en 1975, intitulé "Section spéciale", avec Loui Seignier, Michel Lonsdale, Claude Piéplu, Pierre Dux et Jacques Spiesser.