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Le droit en débats

Projet de loi relatif à la lutte contre la fraude : les professionnels du droit et du chiffre en ligne de mire

L’article 13 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen pose que « pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés ».

Par Camille Potier le 23 Mai 2018

Sur cette base, le Conseil constitutionnel a rappelé notamment dans sa décision Wildenstein du 24 juin 2016, que la lutte contre la fraude fiscale est un objectif à valeur constitutionnelle (v. Dalloz actualité, 27 juin 2016, obs. J. Gallois isset(node/179791) ? node/179791 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>179791).

Quelques années à peine après la création de l’Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) en octobre 2013 et la loi du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale, le gouvernement estime encore que les outils en place sont insuffisants. Pourtant cette loi, outre la création du procureur national financier, avait déjà alourdi les sanctions pénales encourues, renforcé la police fiscale et augmenté le délai de prescription le faisant passer de 3 à 6 ans avant même que cela ne devienne la nouvelle norme en matière délictuelle.

Le projet de loi visant à lutter contre la fraude fiscale et sociale, présenté le 28 mars en conseil des ministres par le gouvernement comme le contrepoids du projet de loi pour un État au service d’une société de confiance qui consacre notamment le droit à l’erreur de l’administré, affiche la volonté de cibler et renforcer les sanctions à l’encontre des fraudeurs et leurs complices au premier rang desquels sont fustigés les professionnels du droit et du chiffre (v. notamment Dalloz actualité, 4 avr. 2018, art. P. Januel isset(node/190027) ? node/190027 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>190027).

Plusieurs mesures sont mises en place comme l’accès direct des agents de l’administration sociale aux fichiers de l’administration fiscale, ce qui ainsi que le souligne le Conseil d’État, apporte une nouvelle et substantielle dérogation au secret fiscal, la création d’un service d’enquête judiciaire fiscale au sein du ministère chargé du budget ou encore des obligations déclaratives pour les opérateurs de plateformes d’économie participative.

Les peines pour fraude fiscale sont aggravées par l’augmentation des amendes au double du produit tiré de l’infraction pour une personne physique et au décuple pour une personne morale. Il est également prévu que les sanctions pénales seront automatiquement publiées sauf pour le juge à prendre une décision contraire spécialement motivée.

La comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) devient autorisée en matière de fraude fiscale. Cette mesure initialement annoncée dans le cadre des travaux du projet de loi de programmation de la justice a finalement été insérée dans le texte de lutte contre la fraude.

Mais ce projet de loi interpelle par la création de nouvelles sanctions purement administratives, ce qui s’inscrit dans un mouvement certain de déjudiciarisation, et par son esprit frappant d’anathème les professionnels du droit et du chiffre.

Les articles 6 et 7 du projet de loi prévoient la création de deux nouvelles sanctions administratives, exclusives de sanctions pénales (pour éviter le non bis in idem et se conformer à la nécessité de peines).

Il s’agit en premier lieu d’une sanction administrative complémentaire des sanctions financières existantes, qui consiste à publier (pendant un an au maximum) sur le site internet de l’administration fiscale, l’identité du fraudeur, la nature des droits fraudés, les rappels d’impôts et sanctions financières. Cette mesure de « name and shame » vise exclusivement les personnes morales. Malgré l’avis négatif du Conseil d’État, il est institué une commission de publication des sanctions fiscales qui sera consultée pour avis par l’administration lorsque cette sanction sera envisagée et auprès de laquelle l’entreprise sanctionnée pourra faire valoir ses observations.

En second lieu, il est créé – sous la curieuse appellation de « sanction à l’égard des tiers » - une sanction administrative, financière, applicable cette fois aux « personnes qui concourent, par leurs prestations de services, à l’élaboration de montages frauduleux ou abusifs ».

L’étude d’impact précise sans détour qu’il s’agit « des officines d’optimisation fiscale, des avocats fiscalistes, des conseillers financiers, voire des avocats, notaires ou comptables qui exercent à titre individuel ou les sociétés qui rendent des services similaires ». La formule malheureuse est un révélateur presque freudien de la vision qu’ont ses auteurs des avocats fiscalistes, complice par profession et catégorie à part d’avocats.

Cette nouvelle sanction purement administrative permettra donc de sanctionner des comportements qui ne seraient pas pénalement répréhensibles, tout en continuant à sanctionner d’éventuels complices par un biais procéduralement moins exigeant et hors intervention du juge judiciaire.

Le nouvel article 1740 A bis prévoit que lorsque l’administration fiscale prononce à l’égard du contribuable la majoration de 80 % (en cas d’abus de droit et/ou de manœuvres frauduleuses), « toute personne physique ou morale, qui dans l’exercice d’une activité professionnelle de conseil à caractère juridique, financier ou comptable ou de détention de biens ou de fonds pour le compte d’un tiers, a intentionnellement fourni à ce contribuable une prestation permettant directement la commission des agissements sanctionnés, est redevable d’une amende de 10 000€ pouvant être portée à 50 % des revenus tirés de la prestation fournie au contribuable ».

Le projet indique que la prestation du professionnel visé peut notamment consister à réaliser pour le compte du contribuable tout procédé destiné à « égarer l’administration », ce qui est pour le moins flou pour un texte d’incrimination, même purement administrative, et promet d’intenses débats si cette mesure passe le contrôle de constitutionnalité.

Si le Conseil d’État n’a pas d’opposition de principe à la création de cette amende administrative, il a cependant relevé que l’étude d’impact devra être enrichie afin de (i) présenter des informations sur le volume des fraudes retenues ainsi que sur les prestations professionnelles visées par le dispositif et (ii) traiter de la question du secret professionnel.

Car enfin on évoque secret professionnel et notamment celui de l’avocat, à propos duquel le Conseil d’État note pudiquement qu’il soulevera des difficultés pratiques sur le terrain de la preuve. Les difficultés sont également d’un ordre plus fondamental.

Il est bien normal qu’un avocat qui franchit la ligne rouge ne puisse s’abriter derrière son secret professionnel pour tenter d’échapper à sa responsabilité pénale. En matière de perquisitions et de saisies, pourront d’ailleurs être appréhendés des documents par nature couverts par le secret professionnel, s’ils contiennent intrinsèquement l’indice de la participation de l’avocat à une activité délictuelle.

Mais le régime créé est purement administratif, échappant au contrôle du juge judiciaire, seul garant des libertés individuelles. Il ne peut revenir au juge administratif de trancher toute difficulté éventuelle au regard du secret professionnel. Or le seul recours prévu est le même que celui offert au contribuable, c’est-à-dire un recours administratif.

En outre, l’autorité administrative serait tout à la fois partie, enquêteur et juge de la responsabilité engagée et de la sanction ce qui heurte nos principes constitutionnels.

C’est ainsi que le gouvernement entend passer d’une répression pénale des complices d’une fraude fiscale à une sanction administrative, hors le contrôle du juge judiciaire, visant plus largement les professionnels tiers.

Enfin, on relève une concordance européenne sur la mise en cause des avocats fiscalistes, notaires, fiduciaires ou comptables. Le projet de modification de la directive 2011/16/UE relative à la coopération administrative dans le domaine fiscal prévoit ainsi d’imposer à ces intermédiaires professionnels l’obligation de déclaration des dispositifs transfrontaliers de planification fiscale « à caractère potentiellement agressif » de leurs clients. Le projet prévoit cependant que chaque État membre peut prendre les mesures nécessaires pour dispenser les intermédiaires de cette obligation de déclaration lorsque celle-ci serait contraire au secret professionnel.

Il y a là une unité concertée dans la lutte contre la fraude fiscale, le contrôle et la répression des professionnels du droit et du chiffre qui ne devra pas se faire au sacrifice du secret professionnel et de nos principes fondamentaux.

Commentaires

Chère Consoeur,

Merci pour cette contribution. Permettez-moi quelques ajustements car certains de vos propos ont heurté ma sensibilité.

1. Vous précisez que les articles 6 et 7 du projet de loi relatif à la lutte contre la fraude prévoient la création de deux nouvelles sanctions administratives, "exclusives de sanctions pénales (pour éviter le non bis in idem et se conformer à la nécessité de peines)".

Le cumul de sanctions administratives et pénales n'est pas en soi contraire au principe du non bis in idem, comme récemment jugé :

- par le Conseil constitutionnel : le cumul des sanctions administratives et pénales prononcées en cas d'emploi non autorisé de ressortissants étrangers ne porte pas atteinte au principe de nécessité des délits et des peines dès lors que ces sanctions sont de nature différente (Cons. const., 30 mars 2017, n° 2016-621 QPC)

- par la CEDH : "dès lors qu'il existe entre ces procédures un lien matériel et temporel suffisamment étroit" (CEDH, gd. Ch. 15 novembre 2016, n° 24130/11). Cet arrêt est motivé par la nécessité de donner plus de marge d'appréciation aux États membres

- par la Cour de justice de l'Union européenne, interprétant l'article 50 de la Charte des droits fondamentaux (CJUE, 5 avril 2017, n° C-217/15 ; 20-03-2018, n° C-524/15)

- par le juge administratif (CAA Versailles, 3 octobre 2017, req. n° 16VE00223)

Concernant le projet de loi relatif à la lutte contre la fraude, le législateur aurait pu introduire un cumul de sanctions administrative et pénale dès lors que ce cumul aurait été en adéquation avec l'objectif poursuivi de lutte contre la fraude fiscale (principe de proportionnalité et non de nécessité).

2. Sur la question du secret professionnel de l'avocat, vous considérez que le régime applicable aux sanctions administratives prononcées contre les tiers "est purement administratif, échappant au contrôle du juge judiciaire, seul garant des libertés individuelles. Il ne peut revenir au juge administratif de trancher toute difficulté éventuelle au regard du secret professionnel. Or le seul recours prévu est le même que celui offert au contribuable, c’est-à-dire un recours administratif".

Si l'autorité judiciaire, en application de l'article 66 de la Constitution, est bien "gardienne des libertés individuelles" (au sens initial de privation arbitraire de liberté), la notion de "libertés individuelles" a aujourd'hui évolué à travers la jurisprudence du Conseil constitutionnel et l'œuvre collaborative du juge judiciaire et du juge administratif.

Les garanties procédurales apportées aux libertés individuelles par le juge administratif, dont le secret professionnel de l'avocat est une composante, apportent aujourd'hui le même niveau protection au justiciable. On peut citer évidemment de nombreux exemples où le juge administratif a démontré qu'il pouvait garantir la protection des libertés individuelles au même titre que le juge judiciaire.

A titre d'exemple, au sujet de l'état d'urgence, le Conseil constitutionnel a jugé que le juge administratif est à même de s'assurer que la mesure de perquisition administrative est motivée et adaptée, nécessaire et proportionnée à la finalité qu'elle poursuit :

"10. Considérant, en troisième lieu, que la décision ordonnant une perquisition sur le fondement des dispositions contestées et les conditions de sa mise en œuvre doivent être justifiées et proportionnées aux raisons ayant motivé la mesure dans les circonstances particulières ayant conduit à la déclaration de l'état d'urgence ; qu'en particulier, une perquisition se déroulant la nuit dans un domicile doit être justifiée par l'urgence ou l'impossibilité de l'effectuer le jour ; que le juge administratif est chargé de s'assurer que cette mesure qui doit être motivée est adaptée, nécessaire et proportionnée à la finalité qu'elle poursuit" (2016-536 QPC).

Le dispositif même de la QPC démontre également, s'il en était besoin, que le juge administratif se voit confier, en parallèle au juge judiciaire, la protection des droits et libertés que la Constitution garantit en coopération avec le Conseil constitutionnel.

Je ne vois donc pas ce qui s'opposerait à ce que le juge administratif connaisse des questions relatives au secret professionnel de l'avocat, contrôle qu'il exerce déjà en matière fiscale par exemple, lorsque l'impôt qui a justifié la procédure de redressement relève de sa compétence et qu'une correspondance entre l'avocat et son client est versée au dossier.

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