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Le droit en débats

Réflexions à la Cour de cassation

Par Bertrand Louvel le 25 Juin 2015

Des groupes de travail ont été mis en place à la Cour de cassation afin de permettre aux magistrats, aux avocats aux Conseils et aux universitaires de réfléchir ensemble aux évolutions de fonctionnement internes que pourrait induire la montée en puissance de la jurisprudence européenne, en particulier celle de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), et de son influence de plus en plus marquée sur la jurisprudence et les méthodes de raisonnement de la Cour de cassation.

En effet, cet impact a atteint une amplitude forte dans notre pays par la combinaison de deux facteurs : d’une part, les développements que la CEDH a donnés au périmètre d’application des droits fondamentaux de telle manière que peu de procès échappent désormais à leur emprise, que ce soit sur la forme ou sur le fond, et, d’autre part, la loyauté que la Cour de cassation observe à l’égard des orientations de cette Cour de Strasbourg dont elle n’hésite plus aujourd’hui à anticiper elle-même toutes les implications.

Ce double phénomène provoque à son tour une multiplication des moyens fondés sur la Convention européenne des droits de l’homme devant les juges du fond avec pour objectif de faire écarter l’application d’un texte de droit interne, normalement appelé à régir une situation dans la logique légaliste, en raison de la disproportion de ses effets sur un droit fondamental dans les circonstances propres à l’espèce.

Ce contrôle de proportionnalité est bien de nature juridique puisqu’il procède d’une norme du traité. Mais il implique une appréciation d’ensemble des situations, de nature pluridisciplinaire, qui s’étend, au-delà des seuls aspects juridiques, aux réalités multiples du contexte, notamment social et économique, général et personnel, matériel et moral.

La Cour de cassation a eu l’occasion d’aller très loin en ce sens.

Dans un arrêt du 4 décembre 2013, la première chambre civile a écarté l’application d’un texte prévoyant la nullité du mariage1. Pour cela, elle n’a pas retenu les motifs par lesquels la cour d’appel, analysant les circonstances de la situation, avait considéré que l’annulation du mariage n’était pas disproportionnée à la protection de la vie privée des intéressés, pour substituer à cette appréciation la sienne propre tirée d’autres circonstances de l’espèce et établissant, selon elle, au contraire, le caractère disproportionné de l’annulation du mariage.

Ce type de contrôle très approfondi, comparable à celui que notre Cour exerce de longue date, par exemple sur l’appréciation par les juges du fond de la notion de faute et qui est fondé lui aussi sur l’analyse des circonstances de l’espèce, correspond à l’examen complet de toutes les données d’une situation auquel se livre habituellement la Cour de Strasbourg et qu’elle ne se dispense de faire que lorsque le juge national y a procédé lui-même.

C’est ce qui découle du principe de subsidiarité, sur lequel la CEDH a eu récemment encore l’occasion d’insister2, et qui veut que cette Cour n’exerce son contrôle sur la décision du juge national que si celui-ci ne l’a pas lui-même complètement effectué.

Autrement dit, il s’agit pour notre pays de trouver la voie devant lui permettre d’investir pleinement la marge nationale d’appréciation que la Cour européenne lui reconnaît et l’invite même à exercer effectivement.

Un tel contrôle, qui est un contrôle de légalité puisque imposé par le droit international, n’affecte pas la technique de cassation traditionnelle, extrêmement souple et adaptable selon le degré de vérification que la Cour de cassation souhaite exercer, depuis le contrôle léger qu’elle porte par exemple sur l’interprétation des contrats, jusqu’au contrôle lourd qu’elle opère notamment à propos de l’application de la loi pénale.

C’est pourquoi notre Cour réfléchit à la conceptualisation de ce contrôle dit « de conventionalité » afin d’en fixer l’étendue et le niveau. Du résultat de cette réflexion, pourront résulter trois séries de conséquences :

  • un effet sur la motivation de nos arrêts, fortement encore inspirée par la brièveté légaliste, et qui devrait alors s’enrichir de considérations plus développées sur le contexte, nécessaires à l’appréciation de la proportionnalité ;
  • une préparation des arrêts elle-même davantage pluridisciplinaire par une ouverture plus grande de la Cour sur les institutions extérieures, publiques et privées, vis-à-vis desquelles notre ministère public, dans l’attente d’une redéfinition de son rôle, déstabilisé par la CEDH depuis une dizaine d’années, pourrait remplir une indispensable mission d’interface ;
  • la mise en place de conditions de recevabilité des pourvois, plus rigoureuses que celles de la non-admission actuellement en vigueur, qui a perdu de son efficience originelle au fil des années : cela devrait permettre à la Cour de cassation, face à un afflux prévisible de pourvois nouveaux fondés sur les développements attendus du contrôle de proportionnalité devant les juges de fond, de limiter son intervention aux recours s’inscrivant dans le rôle unificateur et normatif qui fait sa raison d’être.

On comprend mieux ainsi que les conditions de recevabilité des pourvois, au regard desquelles les justiciables sont à égalité, devant être simplement départagés par le mérite de leurs arguments, ne sont qu’un élément d’un enjeu beaucoup plus important, parmi d’autres qui forment un tout indissociable. Cet ensemble ne pourra être traité que globalement, dans un projet unique, après que la réflexion aura été menée complètement et sereinement sur chacun de ces éléments pendant tout le temps qui sera nécessaire, au sein et en dehors de la Cour et dans la liberté d’expression la plus complète.

Tous les arguments rationnels ont vocation à être pris en compte. C’est pourquoi j’encourage toutes les contributions scientifiques à ce travail collectif pour l’adaptation à notre temps de notre Cour de cassation, nourrie d’une tradition parmi les plus anciennes et les plus respectables de nos institutions nationales et qu’il s’agit de sauvegarder en la rénovant.

L’enjeu n’est autre, en effet, que de prendre toute notre part dans la protection des droits fondamentaux en recouvrant notre souveraineté juridictionnelle dans un cadre juridique européen partagé et pleinement assumé à l’échelon national.

 

 

1 Civ. 1re, 4 déc. 2013, n° 12-26.066, Bull. civ. I, n° 234 ; Dalloz actualité, 13 déc. 2013, obs. R. Mésa , note F. Chénedé ; ibid. 153, point de vue H. Fulchiron ; ibid. 1342, obs. J.-J. Lemouland et D. Vigneau ; AJ fam. 2014. 124, obs. S. Thouret ; ibid. 2013. 663, point de vue F. Chénedé ; RTD civ. 2014. 88, obs. J. Hauser ; ibid. 307, obs. J.-P. Marguénaud .
2 D. Spielmann, président de la CEDH, dans son allocation d’ouverture au séminaire Subsidiarité : une médaille à deux faces, 30 janv. 2015 : « la bonne application du principe de subsidiarité contribue à l’efficacité du système, puisque cette répartition des compétences entre le juge national et le juge européen renforce la responsabilité première du juge national et contribue à faire de lui un des principaux acteurs du mécanisme de protection ».