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Le droit en débats

Réflexions sur la contravention d’outrage sexiste

Par Véronique Tellier-Cayrol le 14 Mai 2018

Inspiré du rapport du groupe de travail « Verbalisation du harcèlement de rue »1 préparé par cinq parlementaires et d’une étude d’impact datée du 19 mars 2018, l’article 4 du projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes2  propose de créer, contre les mises en garde de certains universitaires3, la contravention d’outrage sexiste.

L’article 4 du projet prévoit d’insérer, à la suite de la contravention pénalisant le recours à la prostitution (C. pén., art. 611-1), un article 611-2 permettant de sanctionner « le fait, hors les cas prévus par les articles 222-13, 222-32, 222-33 et 222-33-2-2, d’imposer à une personne tout propos ou comportement à connotation sexuelle ou sexiste qui porte atteinte à sa dignité en raison de son caractère dégradant ou humiliant, soit créé à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante ». L’outrage sexiste constitue une contravention de 4e classe, ou de 5e classe en présence de circonstances aggravantes. L’auteur encourt, en plus de l’amende, les peines complémentaires de stage4  ou de travail d’intérêt général.

Initialement envisagée, la création d’un délit d’outrage sexiste a heureusement été écartée « dans un souci de cohérence de l’échelle des peines »5.

L’étude d’impact souligne à juste titre que l’arsenal législatif pénal permet déjà de réprimer comme délit un certain nombre d’actes ; les comportements – moins graves – visés par la nouvelle infraction se situent en amont des délits existants, justifiant sa nature contraventionnelle6. Mais, malgré l’avis du Conseil d’État7  – lequel suggérait au gouvernement de lui présenter un projet de décret en application des articles 34 et 37 de la Constitution –, la nouvelle incrimination sera débattue au Parlement dès le14 mai.

En l’état actuel, le texte présente certaines imprécisions, tant en ce qui concerne la répression de cette nouvelle contravention (I) que son appréciation (II).

I – La contravention d’outrage sexiste

Ni la rédaction retenue (A), ni les justifications avancées en faveur d’une contravention de 4e classe (B) n’emportent la conviction.

A. La définition de l’outrage sexiste

Le nouvel article 611-2 définit ainsi l’incrimination : « Constitue un outrage sexiste le fait, hors les cas prévus par les articles 222-13, 222-32, 222-33 et 222-33-2-2, d’imposer à une personne tout propos ou comportement à connotation sexuelle ou sexiste (…) ». Le texte commence donc par exclure les violences ayant entraîné une incapacité de travail inférieure ou égale à huit jours (art. 222-13), l’exhibition sexuelle (art. 222-32), le harcèlement sexuel (art. 222-33) et le harcèlement moral (art. 222-33-2-2).

L’exclusion de ces quatre incriminations est difficilement justifiable. Pourquoi ne pas avoir visé également l’injure, publique ou non publique ? Les violences n’ayant entraîné aucune incapacité de travail ou celles ayant entraîné une incapacité supérieure à huit jours ? Ou encore les agressions sexuelles de l’article 222-27, article sur le fondement duquel ont été sanctionnés les auteurs de « frottage » dans les transports publics8 ou de mains aux fesses9 ?

Mais surtout, pourquoi avoir établi une telle énumération ? Sans doute les auteurs du projet ont-ils voulu éviter toute difficulté liée à un concours idéal de qualifications. Autrement dit, le message envoyé aux magistrats et aux agents verbalisateurs est le suivant : dès lors que le comportement reproché correspond à un outrage sexiste et à l’une des incriminations visées au nouvel article 611-2, il convient de privilégier l’incrimination délictuelle. Si le comportement poursuivi correspond à un outrage sexiste et à une exhibition sexuelle, seule cette dernière qualification doit être retenue.

Cette précision est pourtant inutile : lorsqu’un même fait correspond à plusieurs qualifications, le juge doit retenir la plus sévèrement réprimée. Cette précision est par ailleurs extrêmement maladroite, dans la mesure où elle pourrait être interprétée comme permettant le cumul dans les hypothèses non visées. Peut-on cumuler l’outrage sexiste et l’agression sexuelle ? La réponse est assurément négative : la jurisprudence sur le conflit de qualifications l’exclut.

Lister quatre incriminations exclusives de l’outrage sexiste, c’est alors trop ou pas assez. Soit il faut toutes les citer (ce qui paraît inutile, voire dangereux en raison du risque d’oubli), soit il ne faut citer aucune incrimination (ce qui paraît plus logique).

B. Une contravention de 4e classe

Si le choix contraventionnel s’explique par un souci de cohérence au regard des délits existants, les justifications données en faveur d’une contravention de 4e classe montrent une connaissance insuffisante des règles juridiques !

Le rapport du groupe de travail « Verbalisation du harcèlement de rue » indique que « cette réponse pénale présente (…) l’avantage de son opérationnalité : contrairement au délit, elle ne nécessite pas un dépôt de plainte »10. Passons sur cet argument digne d’une mauvaise série policière française ! La plainte de la victime n’est pas, en principe, une condition de la poursuite des délits. Un autre argument, commun au rapport du groupe de travail et à l’étude d’impact, est avancé : celui de l’impossibilité de recourir à l’amende forfaitaire pour les contraventions de 5e classe11. Il doit également être écarté. En effet, depuis une loi du 13 décembre 2011, la possibilité d’une verbalisation immédiate n’est plus limitée aux contraventions des 4 premières classes ; l’article 529 du code de procédure pénale prévoit ainsi que : « Pour les contraventions dont la liste est fixée par décret en Conseil d’État, l’action publique est éteinte par le paiement d’une amende forfaitaire ». Ce recours à l’amende forfaitaire a même été rendu possible pour certains délits par la loi du 18 novembre 2016 et devrait être prochainement étendu à trois nouveaux délits13.

À cette méconnaissance du droit en vigueur s’ajoute une incohérence des propos. Le rapport d’étape insiste sur l’intérêt de l’amende forfaitaire : « la forfaitisation vise à permettre une répression immédiate et visible par la population des comportements visés, notamment lorsque les faits se produisent dans la rue. Elle présente l’avantage majeur de concilier efficacité et visibilité de la répression pénale »14. La verbalisation immédiate et publique répond à l’objectif d’éducation et de sensibilisation contre les comportements sexistes. 

Mais l’actuel projet ne prévoit pas la forfaitisation lorsque l’outrage sexiste est une contravention de 5e classe, c’est-à-dire en présence d’une des circonstances aggravantes prévue au III de l’article 611-2. De deux choses l’une : soit la circonstance aggravante est constatée, et l’impossible verbalisation immédiate ne permet plus de répondre à l’efficacité et à la visibilité recherchées de la répression ; soit ces objectifs sont considérés comme prioritaires et il faudra inciter les agents constatant l’infraction à « oublier » la circonstance aggravante15.

Si l’on suit la logique poursuivie par le projet, il convient donc de prévoir cette verbalisation immédiate également pour la contravention de 5e classe. Mais c’est donner un pouvoir d’appréciation important à l’agent verbalisateur.

II – L’appréciation de l’outrage sexiste

En permettant aux forces de l’ordre de verbaliser l’outrage sexiste constaté, le projet de loi les rend en quelque sorte juges de l’infraction (A) sans prendre en compte la sensibilité de la personne visée par les propos ou comportements réprimés (B).

A. L’officier de police, juge de l’infraction

Traditionnellement, les contraventions ou les délits pour lesquels la forfaitisation est prévue sont des infractions objectivement constatables par tout agent habilité : brûler un feu rouge, griller un stop, un défaut d’attestation d’assurance d’un véhicule ne suscitent pas en général de difficultés d’appréciation. L’agent peut sans problème constater qu’un conducteur n’a pas le permis ou n’a pas d’assurance.

Il en va différemment ici puisque l’on remet aux futurs policiers de la sécurité du quotidien la faculté d’apprécier le caractère dégradant ou humiliant du propos ou du comportement à connotation sexuelle ou sexiste, ou la situation intimidante, hostile ou offensante créée par ce propos ou ce comportement. Comment qualifier un regard insistant, un sourire lubrique, un sifflement grossier ? Un compliment peut créer une situation intimidante. L’interprétation des propos ou comportements nécessite de solliciter l’avis de la victime.

B. La plainte de la victime

En l’absence de précision dans le projet de loi, la plainte de la victime est facultative, comme c’est le cas dans la très grande majorité des infractions. Ce n’est que de manière exceptionnelle que le déclenchement de l’action publique est conditionné par l’existence d’une plainte préalable de la victime. Cette situation concerne ce que la doctrine appelle les « délits privés » (mais qui concerne aussi des contraventions).

Pour l’essentiel, ces infractions ont en commun de porter atteinte à des intérêts essentiellement privés : il en va ainsi par exemple en cas d’atteintes à la vie privée16, en cas de diffusion de la reproduction des circonstances d’un crime ou d’un délit lorsqu’elle porte atteinte à la dignité de la victime17, ou encore en cas d’injure ou de diffamation18. Il s’agit d’infractions qui touchent à l’intimité de la victime. L’outrage sexiste doit porter atteinte à la dignité de la personne ou créer à son encontre une situation intimidante, hostile ou dégradante.

Ces éléments rappellent incontestablement les infractions pour lesquelles la poursuite par le Ministère public est impossible sans la plainte préalable de la victime. Si l’on reprend les termes de l’article 611-2, on peut en effet penser que la victime est la mieux placée pour savoir si le comportement reproché a porté atteinte à sa dignité. Après tout, comme Catherine Deneuve et Michèle-Laure Rassat19, certaines personnes peuvent trouver flatteur d’être sifflées dans la rue. Or ici, c’est le policier ou le magistrat qui en est juge.

D’autre part, rien n’est prévu non plus sur la possibilité pour les associations d’exercer les droits de la partie civile. L’article 2-2 du code de procédure pénale prévoit que les associations luttant contre les violences sexuelles peuvent exercer les droits de la partie civile en ce qui concerne un grand nombre d’infractions sexuelles (celles des art. 222-23 à 222-33 du code pénal). Dans l’esprit du projet de loi, lequel veut faire de la répression de l’outrage sexiste « une priorité de politique pénale », il faudrait penser à ajouter l’article 611-2 du code pénal à la liste de l’article 2-2 du code de procédure pénale [cela a été fait en commission, v. Dalloz actualité, 11 mai 2018, art. P. Januel isset(node/190533) ? node/190533 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>190533, ndlr].

Malgré la volonté louable de sanctionner des comportements critiquables, la création de cette nouvelle incrimination suscite plus de questions qu’elle n’en résout et fait douter de son efficacité. Si la répression est encouragée, les incriminations existantes risquent alors d’être délaissées, comme cela s’est passé avec le délit de harcèlement sexuel ou avec la correctionnalisation du viol. À l’inverse, si la répression s’avère en pratique impossible, ou tout au moins très difficile, on crée de faux espoirs chez les victimes et un sentiment d’impunité chez les auteurs.

Il semble donc que la création d’une nouvelle incrimination soit très discutable au regard de la capacité du droit pénal existant à réprimer ce genre de faits (injure, agression sexuelle, exhibition sexuelle, etc.). Au regard de la difficulté, pour le droit pénal, à imposer des leçons de politesse, il paraît préférable d’encourager l’application des textes en vigueur, d’améliorer l’information et l’accueil des victimes, d’augmenter la formation des professionnels au contact des victimes potentielles, et non de créer une incrimination qui risque d’être frappée d’ineffectivité, comme ce fut le cas en Belgique20.

Puisque, néanmoins, le gouvernement persiste à faire adopter ce texte, espérons que le Parlement y apporte des améliorations significatives !

 

 

 

 

 

1 Rapport « Verbalisation du harcèlement de rue ».
2 Projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, n° 778, enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 21 mars 2018.
3 V., A. Darsonville, Brèves remarques sur le projet de loi contre les violences sexistes et sexuelles, AJ pénal 2017. 532 ; J.-C. Planque, Ne créez pas le délit d’outrage sexiste !, JCP 2017. 1314 ; J. Charruau, Le « sexisme » : une interdiction générale qui nous manque ?, RD publ. 2017, n° 3, p. 765 ; H. Pauliat, Violences faites aux femmes : un plan d’action pour que « la honte change de camp », JCP 2017. Actu 589 ; V. Tellier-Cayrol, Non à l’outrage sexiste !, D. 2018. 425 ; P. Conte, Le tocsin de la loi, Dr. pénal n° 2, févr. 2018. Repère 2 ; M.-L. Rassat, Harcèlement de rue – De la création d’un « outrage sexiste et sexuel », Dr. pénal n° 4, avr. 2018. Étude 7.
4 Le projet de loi créant le « stage de lutte contre le sexisme et de sensibilisation à l’égalité entre les femmes et les hommes », il conviendrait de penser à ajouter ce nouveau stage aux mesures prévues à l’article 41-1 du code de procédure pénale.
5 Étude d’impact du 19 mars 2018, p. 51.
6 Étude d’impact, préc., p. 51.
7 CE, avis, 15 mars 2018, n° 394437, pt 34.
8 V., Paris, 6 juin 2012, n° 11/04849 ; 21 oct. 2005, n° 05/02650 ; Crim. 31 mars 2016, n° 14-88.540, inédit.
9 Nîmes, 3e ch. corr., 24 juin 2010, n° 10/00734.
10 Rapport « Verbalisation du harcèlement de rue », préc., p. 20.
11 V., le rapport préc., p. 21, et l’étude d’impact, préc., p. 50.
12 V., C. pr. pén., art. 495-17 s. Ainsi pour la conduite sans permis pour laquelle le montant de l’amende forfaitaire est de 800 € (C. route, art. L. 221-2, IV), et la conduite sans assurance pour laquelle ce montant est de 500 € (C. route, art. L. 324-2, IV).
13 L’art. 36 du projet de loi de programmation pour la justice 2018-2022 propose d’étendre l’amende forfaitaire aux délits de vente d’alcool aux mineurs (CSP, art. L. 3353-3), à la consommation de stupéfiants (CSP, art. L. 3421-1) et au délit de transport routier avec une carte de conducteur non conforme (C. transports, art. L. 3315-5).
14 Étude d’impact, préc., p. 50.
15 À propos des circonstances aggravantes, il peut être suggéré au législateur d’en ajouter deux : lorsque l’outrage sexiste est commis « par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ou par une personne investie d’un mandat électif public » et lorsqu’il est commis « la nuit » (C. for., art. L. 162-1).
16 Art. 226-6 : « Dans les cas prévus par les articles 226-1 à 226-2-1, l’action publique ne peut être exercée que sur plainte de la victime ».
17 Art. 35 quater de la loi du 29 juill. 1881.
18 Art. 32, 33 et 48 de la loi du 29 juill. 1881.
19 M.-L. Rassat, art. préc.
20 J. Charruau, art. préc.