Dans l’espace public, les caméras enregistrent sans discontinuer nos faits et gestes, que nous y consentions ou pas. Il s’agit de caméras publiques ou filmant l’espace public, dites à l’origine de « vidéosurveillance » (c’était leur nom jusqu’à ce que la loi LOPPSI 2 de 2011 vienne le changer en « vidéoprotection »)1. Une vidéosurveillance qui peut, aujourd’hui, être même « intelligente » (reconnaissance faciale).
Et comme si cette surveillance publique n’était pas suffisante, s’y est ajoutée ces dernières années la multiplication des moyens de captation vidéo personnels grâce aux smartphones et autres « GoPro », qui permettent non seulement la prise de vue mais aussi sa transmission en temps quasi instantané, via divers plateformes ou réseaux sociaux.
Il était peu probable que les magistrats se passent du recours à l’image filmée pour instruire ou pour juger.
« Ce qui est vrai, c’est ce que l’on voit. » La vidéo sur laquelle on verrait un prévenu commettre une infraction devrait-elle bénéficier d’une force probante irréfutable ? Ce qui est vrai, est-ce toujours ce qui « saute aux yeux » ?
Sur le plan de la philosophie pénale, un nouveau Cesare Beccaria travaillerait sans doute aujourd’hui à dénier aux images cette place de « nouvelle reine des preuves » qu’occupèrent autrefois l’aveu puis l’ADN, tant il est vrai que l’œil est le lieu de passage de la fascination et que « toute interprétation est un délire »2.
Et comme le disait Robert Doisneau au sujet de la photographie, « il y a mille propositions du hasard dans un centième de seconde ». Peut-on abstraire ces propositions, réalisées ou pas, de l’étude de l’image filmée ?
S’exprimant sur France Culture3 au sujet l’utilisation de la vidéo, le magistrat Denis Salas4 s’interrogeait sur « […] le rôle des images […] qui impacte directement, par l’effet de sidération, le procès lui-même ».
La force probante des vidéos présentées tant durant l’instruction qu’au cours des débats, voire l’utilisation même de la vidéo dans le procès pénal méritent d’être remises en question en l’absence d’un véritable cadre juridique.
Les règles d’admissibilité de la preuve par vidéosurveillance, en particulier, souffrent d’une grande imprécision, a fortiori lorsque les images sont issues d’un système de traitement automatique de données. Quant à l’exploitation de vidéos postées et diffusées sur internet dans le cadre d’une procédure judiciaire, elle n’est régie par aucun texte juridique.
Seule la captation d’images effectuée par les services enquêteurs eux-mêmes est visée par différents textes épars et de valeurs diverses5.
La question peut se poser, bien sûr, de savoir s’il faudrait un texte spécifique pour la vidéo puisqu’il n’y en a finalement pas eu pour l’ADN ou l’aveu ?
La vidéo est un mode de preuve spécifique dans la mesure où elle est exploitée par les services de police pour donner lieu à une représentation commentée d’un certain moment de la réalité.
Il ne s’agit évidemment pas pour l’avocat de la défense de sombrer dans le « complotisme » mais d’oser cependant défendre – et même d’oser se défendre – tout d’abord de cette fausse évidence que prétend imposer le recours désormais massif à la vidéo. « On va vous montrer la réalité » ou, pire, « la vérité ».
Le premier réflexe à avoir pour un défenseur est donc, d’abord et avant tout, à chaque fois qu’il le pourra, de remettre en question la légitimité, la légalité et la pertinence, bref, l’usage même de ce recours aux images filmées dans un dossier et de faire valoir comment, malgré les apparences, l’usage de la vidéo peut aussi signifier la faiblesse de l’accusation.
À supposer que son usage soit souhaitable (ce qui est selon nous très discutable), il semble évident que la vidéo dans le procès pénal, sa collecte, son examen, sa communication au stade de l’information, etc., devrait bénéficier d’un régime juridique à part entière tant elle est un objet spécifique, a fortiori à l’ère du numérique. Un régime qui permette de préserver « les droits de la défense ».
Il n’échappera pas non plus que la projection de la vidéo à l’audience est encore un instrument aux mains du pouvoir de punir, tant on espère aussi que les images frapperont à la fois le prévenu (on en attend un effet cathartique et déstabilisateur qui fausse l’égalité des armes et l’équité des débats) mais, également, les publics présents, auditeurs et journalistes.
Enfin, lorsque des images sont extraites de vidéos, elles sont souvent de mauvaise qualité (en termes de couleur, par exemple) et donc de nature à fausser la réalité. Elles figent le mouvement et peuvent ainsi retenir une perspective laissant supposer une action qui ne s’est pas produite. Il faudrait alors pouvoir parler du plan, de la coupe, de la lumière.
Cette posture intellectuelle qui consiste, pour un avocat de la défense, à se méfier d’emblée de ce qui est présenté comme indubitable ou irréfutable est donc une posture nécessaire, parce qu’elle entraîne une mise à distance du défenseur et de l’« objet probant ».
Or c’est cette distance qui, seule, permet de lutter contre la fascination induite par toute image et de (tenter de) remettre à sa juste place la succession d’images filmées qui viendront soudainement grossir (trop souvent à charge) le faisceau d’indices (à défaut de preuve).
Une fois que l’on a fait vaciller l’indubitable vérité, il faut encore s’attaquer à l’intégrité juridique de l’image.
Cette distance permet enfin de se souvenir que les vidéos présentées ne sont pas complètement abstraites de tout corpus réglementaire ou législatif.
Elles restent des objets soumis au droit. Mais quel droit ?
Il convient alors de s’interroger sur les règles qui doivent être respectées sur le plan de la collecte et de l’exploitation au regard des autorisations administratives et des droits fondamentaux par exemple, ou de rechercher quels arguments on peut envisager au regard de la loi Informatique et Libertés et du droit européen.
Le principe selon lequel la preuve est libre en matière pénale, conformément à l’article 427 du code de procédure pénale, suppose une liberté dans la production de la preuve qui se traduit par l’admissibilité de tous les modes de preuve et permet au juge de recourir à tout moyen de preuve en l’absence de dispositions législatives contraires6.
Il en résulte que rien ne s’oppose, a priori, à ce qu’une vidéo qui filme une infraction constitue un mode de preuve admissible par le juge.
Cependant, cette liberté est limitée par le respect du principe de légalité dans l’administration de la preuve qui englobe le principe de loyauté de la preuve, fondé sur l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et sur l’article préliminaire du code de procédure pénale. L’usage de la preuve illégale est possible (avec une certaine portée) pour les parties mais pas pour les autorités publiques.
De plus, le principe du contradictoire suppose le droit de discuter les éléments de preuve et notamment de pouvoir examiner leur authenticité.
Or, en l’absence de cadre juridique qui imposerait une mesure d’expertise technique systématique de toutes les vidéos postées sur internet ou diffusées dans les médias, avant leur exploitation par les services de police dans le cadre d’une instruction, il existe un véritable doute sur la fiabilité ou l’exactitude de telles vidéos.
Ce doute s’étend aux fichiers et aux paquets de données qui sont aujourd’hui inclus dans les vidéos numériques. La vidéo relève-t-elle alors davantage du droit des octets ou de celui des images ?
Ce doute est encore plus important lorsque ces vidéos sont issues de productions journalistiques disponibles sur internet (donc d’un montage, donc d’un choix chronologique et thématique… qui dénature souvent complètement la portée sinon l’essence de ce qui est montré).
Dans ce cas, l’absence d’expertise des images montrées et des fichiers supports pose un véritable problème quant à l’authenticité et à l’intégrité de la vidéo, ce qui devrait faire obstacle à ce qu’elle soit considérée comme un mode de preuve, irréfutable en soi, voire à ce qu’elle soit considérée comme un simple indice.
Les vidéos ne pouvant être versées au dossier « papier », certaines d’entre elles font seulement l’objet d’un procès-verbal d’exploitation valable jusqu’à preuve contraire, en application de l’article 431 du code de procédure pénale. Quand elles existent, celles qui seraient de nature à disculper un prévenu sont généralement écartées par les services enquêteurs et les parties n’en ont alors même pas connaissance. La question se pose de savoir qui choisit quelle image introduire dans le procès parmi une masse de caméras de surveillance, par exemple.
D’autres vidéos, enfin, font l’objet de captures d’écran qui sont ensuite légendées par les services de police.
L’exploitation de vidéos par les services de police agissant sur commission rogatoire permet de construire l’entier dossier uniquement à charge dès l’instant où elle prend alternativement la forme soit de procès-verbaux d’exploitation, soit de telles captures d’écran soigneusement sélectionnées, juxtaposées et légendées.
Quel confrère n’a pas connu ce moment où l’officier de police judiciaire demande au gardé à vue qu’il assiste si il « se reconnaît sur cette vidéo » (tout en lui montrant… une impression d’une image-séquence extraite d’une vidéo) pour tenter d’arracher des aveux ? Et comme il est compliqué de faire faire usage au client de son droit au silence, face à ce qui peut se révéler un piège. Un piège que nous voyons mais que lui ne voit pas. Tant le client est frappé lui-même par cette image où il croit se voir ou, au contraire, sur laquelle il ne se reconnaît pas du tout, y compris en toute bonne foi.
Car c’est cela aussi le pouvoir de l’image.
Alors, à quel stade de l’information ou du procès et comment faire valoir les règles posées par le code de la sécurité intérieure relativement à la vidéo surveillance, par exemple, ou encore faire respecter le droit à l’image, le principe du contradictoire ou le droit au respect de la vie privée ?
La loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 (art. 2) a explicitement ajouté à l’article 81, alinéa 1, du code de procédure pénale l’obligation d’instruire « à charge et à décharge », qui signifie que le juge d’instruction a le devoir de vérifier tous les éléments qui lui sont apportés. Il doit donc s’interroger sur la vision qu’il a du dossier avant de forger son intime conviction7.
La chambre criminelle a rappelé récemment cette obligation dans un arrêt d’avril 2017, censurant une commission rogatoire ne visant à établir que les seuls éléments à charge des infractions poursuivies8, obligation qu’il appartient donc à l’avocat de faire respecter par tous moyens à sa disposition.
Le rôle du conseil de la défense est ici très important en ce qu’il incite le juge à procéder à ces interrogations.
Dans cette mission, il peut, il doit trouver des ressources utiles dans des corps de règles qui n’appartiennent pas spécifiquement au code pénal ou au code de procédure pénale mais qui peuvent y être rattachées indirectement.
Il le fera devant le tribunal qui retrouve alors la plénitude de ses pouvoirs juridictionnels s’il n’y a pas eu d’information préalable.
Bien évidemment, dans ce clair-obscur, il est tentant d’essayer de retourner la vidéo contre l’accusation en se livrant à un travail souvent laborieux et fastidieux d’examen minutieux des séquences, des plans, etc. Mais n’est-ce pas mettre un genou à terre et refuser de lutter contre ce recours à la vidéo, en lui-même, par les autorités de poursuites ou d’instruction ? À ce jeu-là, la défense peut-elle gagner, non pas seulement dans ce procès en particulier, mais dans tous les procès à venir ?
À force de prétendre à la transparence et de confondre le « vrai » avec le « vu » et le « montré », « surveillants et surveillés fuient sur un océan sans bords »9.
1 En 2011, on comptait ainsi 897 750 caméras autorisées, dont 70 003 pour la voie publique et 827 749 pour les lieux ouverts au public (commerces par exemple). Cet article concerne essentiellement l’utilisation des vidéos dans le cadre des procédures devant une juridiction correctionnelle avec ou sans information judiciaire préalable, qu’elle soit criminelle ou correctionnelle. Il nous semble que le procès d’assises mériterait d’autres développements ou pourrait entraîner des analyses différentes.
2 Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi, Gallimard.
3 France Culture, « L’invité des matins », 16 oct. 2017, deuxième partie, à partir de 17’35”.
4 Denis Salas est magistrat, secrétaire général de l’Association française pour l’histoire de la justice et directeur scientifique de la revue trimestrielle Les cahiers de la justice.
5 Procédure d’autorisation des sonorisations et fixation d’images en matière de criminalité et de délinquance organisées qui est encadrée par l’article 706-96 du code de procédure pénale et L. 853-1 du code de la sécurité intérieure. La captation d’images est également envisagée par une circulaire du 20 septembre 2016 dans le cadre des manifestations. Instruction du ministère de l’intérieur du 21 avril 2017 sur la captation d’images lors des opérations de maintien de l’ordre. Mentionnons également les 3 décrets nos 2016-1860, 2016-1861 et 2016-1862 du 23 décembre 2016 qui ont dernièrement entendu encadrer l’utilisation de caméras individuelles par la police nationale et municipale.
6 V. Rép. pén., v° Preuve, par J. Buisson.
7 V. J.-cl. pr. pén., fasc. 20, v° Juge d’instruction, par J.-P. Valat, n° 104.
8 Crim. 26 avr. 2017, n° 16-86.840, AJ pénal 2017. 404, obs. J.-B. Perrier .
9 Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, Gallimard.