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Le droit en débats

Réponse à Me Soulez Larivière : « Anticor agit comme un contre-pouvoir »

Par Jérôme Karsenti le 29 Janvier 2018

Dans une tribune publiée dans le quotidien Dalloz actualité (V. Dalloz actualité, 22 janv. 2018, Le Droit en débats, « Le parquet public et "le parquet privé" »), l’avocat Daniel Soulez Larivière, stigmatise « l’absurdité du système pénal français » à travers l’exemple du rôle joué par Anticor dans l’affaire Ferrand. Anticor qualifié de « parquet privé » viendrait concurrencer « le parquet public » seul garant d’un « fonctionnement équitable et raisonnable de la justice ».

Avocat d’Anticor depuis presque dix ans, j’ai eu régulièrement à affronter cette double rhétorique en illégitimité qui est faite :

  • d’une part, Anticor ne serait qu’un « coucou judiciaire » selon la formule de Jean Veil, avocat de Jacques Chirac au procès des emplois fictifs de la ville de Paris, c’est-à-dire un intrus qui viendrait se hisser à une place qui n’est pas la sienne, dans le nid d’une justice qui ne lui appartient pas ;
     
  • d’autre part, défendre une association qui lutte contre la corruption, ne pourrait relever du rôle et du mandat traditionnel d’un avocat, un avocat ne devrait défendre que des hommes, pas une cause ; ce serait être une sorte d’anti-avocat, un collaborateur sans hauteur de l’autorité de poursuite.

La loi ne peut inspirer crainte et respect que si elle s’inscrit dans le droit fil de l’idée portée par les révolutionnaires, celle de la fin des privilèges et que Henri Lacordaire rappelait ainsi : « entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit ».

Or si la loi semble la même pour tous, son application diverge que l’on soit « puissant ou misérable », et ce en raison d’une justice sélective, le procureur de la République agissant comme un bouclier de la classe politique. Le dire n’est pas une provocation, c’est le simple constat d’une réalité. Sans Anticor, il n’y aurait pas eu de contradiction au procès Chirac car le ministère public avait requis la relaxe, sans Anticor, il n’y aurait pas eu de dossier des sondages de l’Élysée car le ministère public avait requis l’immunité des services de l’Élysée, sans Anticor, pas de dossier Mathieu Gallet, de dossier Agnès Saal car le ministère public malgré les révélations des dépenses publiques non contrôlées au sein de l’INA n’envisageait pas de se saisir, sans Anticor pas de dossier Ferrand non plus car le parquet a requis le classement sans suite. Je pourrai continuer… Sans des associations de lutte contre la corruption de nombreux dossiers seraient restés dans les bacs et classés à la verticale. Est-ce son idée de la justice égale pour tous ?

Penser, comme l’écrit Soulez Larivière, que les décisions du parquet sont dictées par l’équité relève, soit de l’aveuglement, soit de l’ignorance, soit d’une défense de classe, celle de ses clients, ce qui n’est que l’autre face d’une défense de cause qui ne dit pas son nom. Sa réflexion serait cependant pertinente, si le parquet avait l’once d’une indépendance, soit de structure, soit de culture. Or le parquet français n’ayant ni l’un ni l’autre, Anticor agit comme un contre-pouvoir.

Songeons que le premier adversaire d’Anticor, avant la création du parquet national financier (PNF) en 2013 dans le prolongement de l’affaire Cahuzac, était le procureur de la République contre qui il fallait batailler, parfois jusque devant la Cour de cassation. Cela s’explique aisément, puisqu’il y a une situation de conflit d’intérêts au sein même du fonctionnement judiciaire. Le procureur de la République est sous l’autorité hiérarchique du garde des Sceaux, lui-même nommé par le Premier Ministre. Le procureur de la République peut difficilement agir contre le pouvoir dont il dépend. De surcroît les organes du pouvoir fonctionnent comme un corps qui dépasse les clivages politiques, et toute personne appartenant de près ou de loin à ce corps recevra la protection organique du pouvoir. La récente affaire Solère/Urvoas en est la dernière illustration.

La seule solution pour rééquilibrer la justice est de couper le cordon ombilical entre le procureur de la République et le pouvoir exécutif de manière à ce qu’il agisse librement. Mais le président de la République vient d’écarter de la réforme constitutionnelle à venir cette possibilité. Les comparaisons internationales faites par le polémiste sont par ailleurs sans fondement. Si la France est le seul pays à ouvrir ses prétoires aux associations qui luttent contre la corruption, c’est que dans nombre de pays, le parquet est soit indépendant, soit tenu au principe de légalité des poursuites. Notre système archaïque, cumule les deux défauts : la dépendance du parquet au pouvoir exécutif et le principe de l’opportunité des poursuites lui laissant les mains libres pour ne pas déranger ses maîtres.

En poursuivant les actions judiciaires contre l’avis du parquet dans le dossier Ferrand, Anticor ne sort nullement du cadre judiciaire : le parquet national financier aurait pu requérir l’irrecevabilité de la plainte ou la prescription avant l’ouverture de l’information judiciaire, le juge d’instruction aurait pu ne pas ouvrir d’information judiciaire, le juge d’instruction pourrait ne pas mettre en examen M. Ferrand ni le renvoyer devant le tribunal correctionnel. M. Ferrand dispose de nombreux droits qu’il pourrait faire valoir devant la chambre de l’instruction, le tribunal pourrait le relaxer… bref, la justice du siège, libre et indépendante, fera son œuvre sans tenir compte du pouvoir.

Anticor qui a conquis son droit à agir grâce à la ténacité de son combat judiciaire (C. pr. pén., art. 2-23), peut être perçu comme le symptôme d’une justice défaillante, mais il est surtout le révélateur de la pénétration de la société civile dans le débat judiciaire. Les gens de justice doivent dorénavant l’accepter. Cette intrusion est une révolution culturelle que les tenants de l’orthodoxie ont du mal à admettre, préférant « l’entre-soi » des sachants, au risque de la perméabilité avec le peuple. Le citoyen a aujourd’hui acquis un droit à la parole historiquement inégalé dans la sphère publique sous l’influence des réseaux sociaux qui viennent défier les pouvoirs politiques et médiatiques. 

À l’instar des autres pouvoirs, le pouvoir judiciaire ne saurait être à l’abri de la place que le citoyen a décidé de prendre dans le débat public. Anticor n’est pas un parquet privé, ni même un parquet bis, il est la voix citoyenne et démocratique au procès, et rappelle par sa présence qu’il n’y a pas de citoyen immunisé contre la justice.