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Le droit en débats

Secret des affaires : n’ayez pas peur

Par Jean-Marie Garinot le 20 Avril 2016

Adoptée par le Parlement européen le 14 avril 2016, la directive relative à la protection des secrets d’affaires déchaîne les passions. Les opposants au texte lui reprochent de restreindre la liberté d’expression et d’information et de ne pas protéger ceux qu’il est convenu d’appeler les « lanceurs d’alerte ». Les véritables enjeux du texte sont pourtant ailleurs.

Les enjeux de la protection du secret des affaires

L’étude commandée par la Commission européenne avant l’édiction du projet de directive avait mis en évidence la grande disparité du régime juridique des secrets d’affaires au sein de l’Union européenne. Tandis que certains États protègent activement les informations économiques confidentielles, d’autres les négligent complètement. D’autres encore, comme la France, les protègent imparfaitement, faute de dispositions cohérentes. Or nul ne conteste que l’innovation constitue un levier de croissance et que l’espionnage industriel doit être combattu. Pourtant, en France, l’espionnage industriel ne constitue une infraction pénale que s’il menace les intérêts fondamentaux de la nation et à condition d’être réalisé au profit d’une puissance ou d’une entreprise étrangère. Ni le secret professionnel ni le secret de fabrique ne sont d’un grand secours : le premier concerne essentiellement les membres des professions réglementées, tandis que le second ne couvre que les informations d’ordre technique et ne pèse que sur les employés. En d’autres termes, aucun texte spécifique ne punit la captation d’un secret d’affaires par un tiers à l’entreprise. De surcroît, les infractions de droit commun (vol, recel, abus de confiance, etc.) s’appliquent imparfaitement aux actifs immatériels.

Du point de vue français, l’adoption d’un dispositif ad hoc est donc nécessaire. Il est toutefois permis de s’interroger sur les critères des secrets d’affaires, directement inspirés de l’article 39.2 de l’ADPIC, lui-même issu du United Trade Secrets Act (UTSA) américain. Aux termes de l’article 2 de la directive, les secrets d’affaires sont des informations secrètes (c’est-à-dire généralement inconnues au sein de la sphère professionnelle considérée), dotées d’une valeur commerciale parce qu’elles sont secrètes, et faisant l’objet de mesures de protection raisonnables.

Or les secrets d’affaires comprennent à notre sens des renseignements d’ordre technique (savoir-faire, formules, recettes, etc.) et des renseignements d’ordre stratégique (situation financière de l’entreprise, stratégie commerciale, etc.) et il nous semble que ces données ne présentent pas systématiquement une valeur commerciale. À titre d’exemple, l’existence d’une procédure de conciliation ou d’un mandat ad hoc fait indubitablement partie des secrets d’affaires mais paraît dépourvue de toute valeur économique, même si la divulgation de cette information porte préjudice à l’entreprise. On peut donc douter que la directive prenne en compte l’ensemble des secrets d’affaires et notamment les renseignements d’ordre stratégique, ce que l’on peut regretter. On se félicitera, en revanche, des dispositions relatives à la protection des renseignements confidentiels lors des procédures judiciaires (art. 9) et au retrait des produits en infraction (art. 10 et 12).

Secret des affaires et liberté d’information : un malentendu

Il semble que la controverse, alimentée par certaines personnalités du monde médiatique, soit née de la rédaction initiale du projet de directive qui prévoyait qu’aucune poursuite ne serait intentée en cas « d’usage légitime de la liberté d’expression et d’information ». Considéré comme une limite à l’exercice de ces droits fondamentaux, l’adjectif « légitime » a été supprimé de la version définitive du texte. Au passage, on relèvera que tant l’exposé des motifs que le corps de la directive précisent à plusieurs reprises qu’il ne sera pas porté atteinte à ces libertés fondamentales ni au pluralisme de médias.

On observera toutefois que les libertés d’information et d’expression ne sont pas – et n’ont jamais été – dépourvues de limites. Instaurées par l’article 11 de la Charte de l’Union européenne sur les droits fondamentaux, ces libertés ont, conformément à l’article 52 de cette charte, le même sens et la même portée que celles qui sont garanties par la Convention européenne des droits de l’homme. Or l’article 10 de la Convention précise que l’exercice de la liberté d’expression et d’information comporte des devoirs et des responsabilités et peut être restreint, notamment pour protéger la réputation ou les droits d’autrui ou pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles. Force est donc de constater que la directive n’ajoute ni n’enlève quoi que ce soit au régime juridique de ces droits fondamentaux. Pourquoi, dès lors, s’émouvoir de ce que les autorités communautaires aient entendu préciser que l’usage de la liberté d’expression devait être « légitime » à partir du moment où cet usage a toujours été encadré par la Convention européenne des droits de l’homme ?

Il est en outre de jurisprudence constante que, lorsqu’une information relevant d’un secret quelconque (tel que la vie privée) est divulguée, la Cour européenne des droits de l’homme fait primer la liberté d’expression sur la confidentialité si l’information en question relève d’un débat d’intérêt général (V. par ex. CEDH 18 mai 2004, n° 58148/00, Plon c. France). À l’inverse, cette juridiction vient de juger que le secret de l’instruction prévaut sur la liberté d’information lorsque l’article litigieux n’apporte aucun éclairage pertinent au débat public (V. CEDH 29 mars 2016, Bédat c. Suisse, Dalloz actualité, 15 avr. 2016, obs. E. Autier isset(node/178488) ? node/178488 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>178488). Dans la même optique, la Cour de cassation a récemment considéré qu’un organe de presse ne pouvait faire état de l’existence d’une procédure de conciliation ou de mandat ad hoc dès lors qu’il n’était pas établi que cette information relevait de l’intérêt légitime du public à être informé (Com. 15 déc. 2015, n° 14-11.500, Dalloz actualité, 17 déc. 2015, obs. A. Lienhard isset(node/176287) ? node/176287 : NULL, 'fragment' => isset() ? : NULL, 'absolute' => )) .'"'>176287). Compte tenu du critère posé par la Cour européenne des droits de l’homme, il n’est guère douteux que la directive n’empêchera pas les journalistes de révéler des affaires telles que celles connues sous les noms de Panama papers ou Luxleaks, les questions relatives à la fraude et à « l’évasion » fiscale relevant à l’évidence du débat d’intérêt général, notamment lorsqu’elles concernent des entreprises ou des dirigeants politiques.

Enfin – faut-il le préciser ? –, quelques dispositions empêchent de faire du secret le paravent de l’illicite. Ainsi, l’article 1er précise que la confidentialité ne sera pas opposable aux autorités étatiques et l’article 5 garantit l’immunité aux « lanceurs d’alerte » qui révèlent une faute ou une activité illégale. Eu égard aux vives réactions suscitées par ce texte, il reviendra donc aux autorités nationales de faire œuvre de pédagogie au moment de la transposition afin de convaincre de la nécessité de protéger les secrets d’affaires.