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Le droit en débats

La taxation des recettes fantômes : mythe ou réalité ?

Un arrêt récent du Conseil d’Etat (CE 23 décembre 2013 n°350075) a semé le trouble au sein des professions libérales. Il énonce que l’administration est fondée à réintégrer dans les résultats imposables des titulaires de bénéfices non commerciaux (BNC) le montant des recettes non déclarées qu’ils n’auraient normalement pas dû renoncer à percevoir.

Par Gaël Le Faou le 04 Mars 2014

 Selon la Haute assemblée, tel est le cas :
- lorsque la renonciation en cause est dépourvue de contrepartie équivalente pour ces contribuables ;
- qu’elle ne peut être regardée comme relevant de l’exercice normal de leur profession ;
- ou qu’elle n’est justifiée par aucun autre motif légitime.

Cette décision semble modifier la ligne de démarcation fiscale des BNC. En effet, les professions libérales bénéficient, en principe, d’un régime reposant sur une comptabilité de caisse et leur résultat imposable est fonction des encaissements et des décaissements, c’est-à-dire, de manière simplifiée, de la variation de leur trésorerie (sous réserve de certains ajustements et notamment de la prise en compte des amortissements).

La décision du Conseil d’Etat complexifie l’approche. En effet, les recettes pourraient, en BNC, être augmentées de sommes qui n’ont pas été perçues.

Pour comprendre l’origine de cet arrêt, il faut préciser, comme le rapporteur public Vincent DAUMAS le fait dans ses conclusions, que le principe de la réintégration des recettes auxquelles le contribuable a renoncé irrigue de nombreuses catégories fiscales : les bénéfices industriels et commerciaux (BIC) sous la forme de l’acte anormal de gestion, les traitements et salaires, les revenus fonciers. Ce principe repose notamment sur l’article 12 du CGI qui figure en tête des motifs de l’arrêt du 23 décembre 2013. Les BNC restaient, jusqu’à présent, en dehors de son champ d’application. Cela avait, d’ailleurs, été réaffirmé avec force, dans la même affaire, par la Cour administrative d’appel de Paris (CAA Paris 26 avril 2011, n°08-4866 plén, Uguen). Par l’arrêt du 23 décembre dernier, le Conseil d’Etat a donc décidé d’en finir avec cette exception.

Pour autant, doit-on voir dans cette décision des risques de redressements fiscaux massifs des professions libérales et notamment des avocats ? Nous ne le pensons pas. La réintégration des recettes auxquelles le contribuable a renoncé peut reposer sur trois axes : l’absence de contrepartie équivalente ; la non-conformité aux règles de la profession ; l’absence de motif légitime. Il convient de développer chacun de ces points pour démontrer que la marge de manœuvre de l’administration fiscale est relativement réduite.

L’absence de contrepartie équivalente

L’avocat pourra notamment démontrer que s’il a renoncé à une partie de ses gains, c’est qu’il voulait attirer ou fidéliser des clients.

En l’espèce, les notaires, à l’origine de cette affaire, avaient effectué des remises portant, selon les exercices, sur 9 à 21 % du chiffre d’affaires de l’étude. Ils ont fait valoir que ces remises avaient bénéficié à leurs principaux clients.
L’administration en a admis la plupart. Ce sont, principalement, celles qui ont bénéficié au personnel de ces clients qui ont été rejetées.

On peut donc en déduire que, sur un plan pratique, les remises n’entraîneront des difficultés que si leur lien avec la cible du cabinet est trop indirect pour pouvoir justifier un véritable intérêt.

La non-conformité aux règles de la profession

Sur ce point, il faut remarquer que la participation à des activités bénévoles ou faiblement rémunérées se situe dans la tradition de la profession d’avocat. Cela a été parfaitement rappelé par le Bâtonnier Pierre-Olivier SUR et Jérôme TUROT dans leur chronique relative à l’arrêt du Conseil d’Etat (« Avis d’imposition sur Saint-Yves », la semaine juridique, ed gen, n°7, 17 février 2014, p. 303 et s.).

Par ailleurs, le rapporteur public a précisé que « le titulaire de BNC qui s’inscrit d’emblée et sans ambiguïté dans un cadre non lucratif en décidant de rendre une prestation à titre bénévole, eu égard au destinataire de la prestation, se place à notre avis en dehors du cadre que nous envisageons. Si l’on envisage le cas d’un professionnel libéral, la prestation rendue dans ces conditions l’est toujours, bien sûr, dans l’exercice de son art mais elle l’est en dehors du cadre de sa profession. La recette à laquelle le contribuable renonce n’est alors pas au nombre de celles qu’il aurait dû en principe percevoir du fait de son activité professionnelle … ».

On peut donc considérer que les activités bénévoles des avocats, qui sont dans la tradition de la profession, ne sont pas fiscalement menacées.

L’absence d’un autre motif légitime

Dans ce cadre, on peut notamment envisager qu’une remise soit justifiée par la volonté de l’avocat de réparer amiablement son erreur.

En ce qui concerne l’établissement de la preuve, le Conseil d’Etat a précisé que dans l’hypothèse où l’administration a mis en évidence la renonciation à percevoir des recettes, elle est réputée, lorsque la charge de la preuve du bien-fondé de la rectification lui incombe en raison de la procédure d’imposition suivie, apporter cette preuve si le contribuable n’est pas en mesure de justifier que la renonciation à percevoir des recettes comportait une contrepartie équivalente pour lui ou reposait sur l’un des motifs mentionnés ci-dessus. Ainsi, si l’administration démontre l’existence d’une renonciation, elle transfère la charge de justifier cette opération au contribuable. En l’espèce, il faut remarquer que le constat de la renonciation à recettes a été grandement facilité par la tarification réglementée des notaires qui permet d’évaluer avec précision le montant des remises. En ce qui concerne la profession d’avocat, en l’absence d’un barème de tarifs, la démonstration de l’existence même d’une remise risque d’être bien plus complexe.

La mise en œuvre de cette jurisprudence dans la profession d’avocat paraît extrêmement délicate.

Notons, sous un angle plus large, que même si le Conseil d’Etat rappelle que les professionnels libéraux sous réserve du contrôle des instances professionnelles restent « seuls juges de l’opportunité des décisions qu’ils prennent », cette jurisprudence laisse le goût déplaisant d’une volonté d’immixtion au sein même de la relation entretenue avec le client. Relation qu’elle semble réduire à une dimension commerciale.