« “Crime passionnel”, “drame de la séparation”, “drame familial” ne sont pas des expressions journalistiques correctes pour qualifier des meurtres. Et pourtant, les médias en abusent et contribuent à minimiser d’emblée la responsabilité du meurtrier présumé, voire à l’effacer. » Ces mots sont ceux de femmes journalistes réunies au sein du collectif Prenons la Une, créé en janvier 2014, pour défendre « une juste représentation des femmes dans les médias et l’égalité professionnelle dans les rédactions ». Leur tribune intitulée « Le crime passionnel n’existe pas » a été publiée en novembre de la même année dans Libération. Elles rappellent que cette expression ne fait pas partie du code pénal. De fait, si ce terme ne trouve pas de résonance juridique littérale, il est néanmoins balisé depuis le nouveau code pénal de 1994. Celui-ci intègre la qualité de conjoint comme circonstance aggravante pour le meurtrier. Il en va désormais de même pour les conjoints et ex-conjoints mariés, pacsés, concubins. Si bien que le crime passionnel qui renvoie généralement au crime commis sur son (ex-)partenaire de vie ne peut, devant un tribunal, constituer d’emblée un critère minimisant pour son auteur. Mais cela n’a pas toujours été le cas. L’article 324 du code pénal de 1810 prévoyait certaines « excuses » pour le meurtre commis « par l’époux sur l’épouse, ou par celle-ci sur son époux ». En particulier, « dans le cas d’adultère, prévu par l’article 336, le meurtre commis par l’époux sur son épouse, ainsi que sur le complice, à l’instant où il les surprend en flagrant délit dans la maison conjugale, est excusable ». Sensibles aux arguments des criminels ainsi « bafoués », « trahis », les jurés allaient jusqu’à acquitter certains d’entre eux.
Dans son ouvrage La Barbarie des hommes ordinaires paru en février 2018, l’expert psychiatre Daniel Zagury évoque plusieurs cas et notamment celui d’Yvonne Chevallier, acquittée en 1951 après avoir tué son époux de quatre coups de revolver. « Promu la veille secrétaire d’État, il avait congédié sa femme en l’invitant à “retourner dans sa crotte”. » L’auteur souligne que cette histoire du traitement du crime conjugal ne l’a pas dissuadé d’utiliser le terme « crime passionnel ». « Je préfère cependant continuer d’utiliser cette formulation classique, pour certains désuète et inappropriée, afin de ne pas les confondre avec des cas de violences conjugales auxquels ne pourraient être résumés l’ensemble de ces crimes. » Et d’égrener les motifs de ce choix, à commencer par le fait que « dans plus de la moitié des cas », ces criminels n’ont jamais commis « la moindre violence physique ou verbale jusqu’à l’annonce catastrophique de la séparation ». Car ce serait majoritairement au moment de la rupture du couple qu’interviendraient ces crimes dits passionnels. Un point que nuance l’avocate Habiba Touré, auteure d’une thèse publiée en 2008 et intitulée Le crime passionnel. Étude du processus de passage à l’acte et de sa répression : « il est vrai que l’auteur d’un meurtre sur son conjoint n’a souvent pas d’antécédents judiciaires mais la violence a pu exister auparavant (même si aucune plainte n’a été déposée, ndlr). Et l’expert psychiatre se fonde sur ses échanges avec l’auteur, la victime n’étant bien souvent plus là pour témoigner ». Ensuite, Daniel Zagury note que des femmes tuent aussi leur conjoint, même si elles sont nettement moins nombreuses, et que tous ces criminels « invoquent eux-mêmes la passion amoureuse quoi que l’on puisse en penser, et même si plus personne aujourd’hui n’associe crime et amour ».
C’est ce qu’affirme également l’avocate bordelaise Maud Sécheresse qui a traité depuis ses débuts une dizaine de ces crimes. « Dans les premiers rendez-vous, les clients que je reçois commencent tous par me dire que c’était un crime passionnel comme si cela devait les excuser. » C’est un terme qu’elle n’utilise plus ni dans les tribunaux, ni auprès de ces clients, ni dans les médias : « le terme dessert dans une audience parce qu’il renvoie à une déresponsabilisation des clients ». Par ailleurs, « il est utilisé à tort et à travers ». Pour autant, elle reconnaît que l’expression a un sens dans certaines situations, dans la mesure où il évoque « une perte de contrôle », le fait qu’il n’existe « pas un discernement complet » au moment du passage à l’acte, pas de « volonté farouche de faire du mal à l’autre », bien que l’altération du discernement ne soit quasiment jamais attribuée dans ces dossiers. Pour Daniel Zagury, « le refus de qualifier ces crimes de passionnels témoigne d’une prévention et d’un évitement absurde : parler du crime passionnel, ce serait quasiment légitimer l’acte, l’excuser, en lui conférant une aura d’amour sublime ». Ce qu’il dénonce en faisant référence à l’évolution de la prise en compte de ces crimes dans les tribunaux depuis la première moitié du XXe siècle.