L’article 17 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (ci-après « loi Sapin II ») prévoit que l’instance dirigeante est tenue de « […] prendre les mesures destinées à prévenir et à détecter la commission, en France ou à l’étranger, de faits de corruption ou de trafic d’influence »1. Parmi les mesures visées, plus connues sous la notion de « piliers de la loi Sapin II »2, l’engagement de l’instance dirigeante n’apparaît pas, puisqu’il n’est question que de la responsabilité des dirigeants dans la mise en place du programme de conformité. Pourtant, l’Agence française anticorruption (AFA) s’est saisie de la question depuis plusieurs années et a récemment consacré cette notion dans ses dernières recommandations en affirmant l’importance de cet engagement et l’implication des instances dirigeantes dans la mise en place du dispositif anticorruption. Ce faisant, elle sacralise en pilier la nécessité de mettre en place une gouvernance de la fonction conformité au sein d’une entreprise, alors même que ce point n’est pas abordé par la loi Sapin II.
L’engagement de l’instance dirigeante mis en avant par l’AFA
Dès les premières recommandations de l’AFA publiées en décembre 2017 qui énuméraient les huit piliers de la loi Sapin II, un des thèmes portait sur « l’engagement de l’instance dirigeante dans la prévention et la détection de faits de corruption ». L’AFA soulignait en effet que « la mise en œuvre d’une stratégie de gestion des risques et d’un programme de conformité anticorruption s’appuie sur l’engagement des cadres dirigeants d’une organisation, d’y établir une culture d’intégrité, de transparence et de conformité »3.
La mise à jour des recommandations de l’AFA, dont la version définitive a été publiée le 12 janvier 2021, modifie profondément la structure de celles-ci. En effet, au-delà d’une articulation en trois parties, l’AFA énumère les trois piliers indissociables sur lesquels repose selon elle un dispositif anticorruption, à savoir : (i) l’engagement de l’instance dirigeante ; (ii) la cartographie des risques ; et (iii) la gestion des risques. Par ce premier pilier, l’AFA réitère sa volonté d’engager et de responsabiliser l’instance dirigeante.
La notion d’instance dirigeante a ainsi été précisée dans les nouvelles recommandations de l’AFA et vise notamment les présidents, les directeurs généraux, les gérants, les membres du directoire, ainsi que les directeurs généraux d’établissements publics à caractère industriel et commercial. Bien que les membres des conseils d’administration ou autres organes de contrôle ne soient pas listés, l’AFA prend le soin de préciser que ces derniers sont tenus de s’assurer « dans le cadre de leur mission de surveillance des activités de l’entreprise, de l’existence, de la pertinence et de l’efficacité des mesures prises par les dirigeants afin de se conformer à leurs obligations légales »4.
La définition de la notion inclut donc toutes les catégories de « dirigeants » et renvoie à la volonté de l’AFA de responsabiliser toutes les entités, et non seulement les entités assujetties à la loi Sapin II. En outre, la mention des membres de conseils d’administration formalise l’obligation pour ceux-ci d’être proactifs dans la démarche de mise en conformité et non de se contenter que d’autres organes internes s’en saisissent. Les stratégies de communication internes n’en ressortent que plus indispensables.
L’AFA insiste sur le fait que l’instance dirigeante ne doit pas seulement mettre en œuvre les mesures et procédures d’un dispositif anticorruption. Elle doit également s’assurer de l’efficacité du dispositif et de son intégration au sein des différentes équipes5. L’instance dirigeante participe donc activement à instaurer une culture de la compliance par le biais de communications sur les outils à la disposition des collaborateurs, les valeurs et engagements de l’entreprise, ainsi que sur la mise en place de formations adéquates et spécifiques à chaque cœur de métiers.
L’influence de la culture anglo-saxonne
Tant le Royaume-Uni6 que les États-Unis7 se sont dotés de lignes directrices portant sur les dispositifs anticorruption que doivent mettre en place les entreprises soumises respectivement au United Kingdom Bribery Act et au Foreign Corrupt Practices Act. Bien que ces guides soient, comme les recommandations de l’AFA, considérés comme de la soft law, il convient de noter que la valeur juridique de la soft law est beaucoup plus forte et reconnue aux États-Unis et au Royaume-Uni puisqu’elle acquiert valeur de « précédent ».
L’engagement de l’instance dirigeante est établi de façon claire dans la culture anglo-saxonne, et ce depuis de nombreuses années. Cette notion est largement établie et ancrée dans les mentalités de l’ensemble des acteurs économiques. L’action de l’instance dirigeante est ainsi scrupuleusement scrutée de la part de l’ensemble des parties prenantes. Une attention particulière est accordée à ce principe lors d’éventuels contrôles de la part des autorités américaine et britannique.
Au sein des lignes directrices du Bribery Act, l’engagement de l’instance dirigeante est le deuxième principe des six devant se retrouver dans les procédures mises en place par les entités pour prévenir et détecter toute forme de corruption. Cette implication impose de diffuser une culture éthique au sein de l’organisation dans laquelle toute forme de corruption est inacceptable8. Cette diffusion passe notamment par une communication périodique tant en interne qu’en externe sur les pratiques mises en place au sein de l’entité.
Les lignes directrices américaines, quant à elles, mentionnent expressément l’importance de créer et d’encourager une culture éthique à tous les niveaux de l’entreprise9. Les dirigeants doivent ainsi mettre en place des actions concrètes et pérennes diffusées dans toutes les strates de l’entreprise, démontrant leur implication en la matière. Ces actions nécessitent une communication à l’ensemble des parties prenantes et un comportement exemplaire au sein de l’entreprise et à l’extérieur.
Dans les deux cas, une réelle volonté d’impliquer les dirigeants est donc requise afin que ceux-ci fassent adhérer l’ensemble des collaborateurs à une culture d’entreprise éthique. L’impulsion doit venir des dirigeants puisque cela facilite la transmission des valeurs éthiques au sein de l’entreprise et permet d’impliquer plus facilement toutes les parties prenantes en la matière, c’est le fameux dicton « tone at the top ».
Ainsi, c’est probablement sous cette influence que l’AFA souhaite engager davantage les dirigeants de l’entreprise dans la mise en place d’un dispositif anticorruption. Dans ses nouvelles recommandations, l’AFA vise la diffusion d’une culture de la conformité au sein de l’entité, en responsabilisant l’instance dirigeante à mettre en œuvre « une politique de tolérance zéro à l’égard de tout fait de corruption » et à promouvoir et diffuser « la culture de la conformité anticorruption au sein de l’entreprise et vis-à-vis des tiers, en érigeant la prévention et la détection des faits de corruption à un niveau prioritaire »10.
Toutefois, la prise en compte de cette notion par l’ensemble des acteurs économiques reste parfois insuffisante alors même que cette implication est nécessaire. L’AFA note en effet le manque de sensibilisation au dispositif de prévention par les entreprises dans son diagnostic effectué en 2020 sur les dispositifs anticorruption11.
La nécessité de l’engagement de l’instance dirigeante dans l’efficacité du dispositif anticorruption
L’AFA relève que le pilier de l’engagement de l’instance dirigeante est un élément fondateur de la démarche de prévention et de détection de la corruption. Le rôle primordial de ce pilier est donc mis en exergue et l’implication réelle des dirigeants permettra d’assurer l’efficacité et l’effectivité du dispositif anticorruption.
Il ne suffit pas que les dirigeants requièrent de l’ensemble des collaborateurs d’être proactifs dans la démarche de conformité de l’entreprise, ils doivent eux-mêmes être impliqués. À défaut, les collaborateurs ne s’engageront pas suffisamment sur ces sujets. Les dirigeants sont donc tenus d’adopter un comportement personnel exemplaire, en paroles comme en actes, en matière d’intégrité et de probité. L’AFA insiste sur la nécessité de promouvoir le dispositif par une communication personnelle et régulière12. Une cohérence est attendue de la part des dirigeants pour dérouler en pratique ce qui est affiché de façon théorique par l’entreprise. À défaut, il pourrait être relevé que l’entité adopte une démarche de conformité uniquement sur la forme, de la même façon qu’il est reproché à certaines entreprises de pratiquer le greenwashing dans le domaine des atteintes à l’environnement.
Si – et uniquement si – cette attitude active est adoptée, le programme de conformité sera parfaitement adapté à l’entreprise puisque l’instance dirigeante est la plus à même de s’assurer de la spécificité d’un tel programme. En effet, le programme de conformité doit être propre aux besoins de l’entreprise, au regard de son organisation, de sa culture, de ses activités et de ses partenaires.
Pour ce faire, il est indispensable que les dirigeants mettent en œuvre les moyens humains et financiers nécessaires pour rendre le dispositif de conformité robuste et efficace. Ces moyens doivent être proportionnés aux besoins de chaque entité. En effet, les mesures et procédures mises en place doivent être déclinées en fonction du profil de risques de l’entité et de ses activités. L’AFA prend soin de lister les moyens devant être mis en œuvre, tels qu’une équipe chargée de la conformité anticorruption : le recours éventuel à des conseils ou prestataires externes ; la mise en place d’outils comme des outils d’évaluation de l’intégrité des tiers ou propres aux alertes internes ; la gestion de la formation anticorruption, ou encore des rapports et des évaluations périodiques du dispositif13.
Sans ces moyens et sans un suivi méthodique du dispositif de conformité, celui-ci ne pourra pas fonctionner efficacement et contiendra des lacunes susceptibles d’être soulevées lors d’un contrôle de la part de l’AFA. Les interactions entre les différents acteurs en charge du dispositif de conformité sont indispensables et ne sont efficaces que si les moyens mis en place sont suffisants. Il y a une réelle complémentarité d’action entre l’instance dirigeante et les moyens mis en œuvre puisque les deux ne vont pas l’un sans l’autre : sans moyen, le dispositif ne sera pas mis en place ou sera inefficace et sans implication de la part des dirigeants, la démarche de conformité ne pourra jamais être aboutie.
La gouvernance, tant dans son organisation que dans ses actions, est le point d’ancrage de tout dispositif anticorruption. Elle permet de donner le ton à la démarche de conformité adaptée et diffusée par l’entreprise à l’ensemble des collaborateurs et de ses parties prenantes. L’engagement de l’instance dirigeante se retrouve ainsi à tous les stades de l’élaboration du dispositif. À titre d’exemple, l’AFA recommande que les dirigeants valident la cartographie des risques avant sa mise en œuvre et lors de chacune de ses mises à jour. Cette validation atteste la nécessité des échanges entre la direction et les différentes équipes.
L’atout de l’engagement de l’instance dirigeante
Si la mise en place d’une démarche de conformité peut parfois être perçue comme un poids pour les entreprises, et notamment au regard de l’aspect financier, il convient d’affirmer qu’un programme de conformité efficace et effectif est en réalité une véritable force et un atout concurrentiel.
En effet, l’aspect réputationnel est scruté de près par les parties prenantes. Sans démarche de conformité, ou en présence d’une démarche lacunaire, l’entité concernée peut être davantage exposée aux risques de corruption et n’est pas en mesure de prévenir et de traiter ces risques de manière efficace. Partant, l’entité est susceptible de se trouver au cœur d’un scandale de corruption, verra sa réputation mise à mal et perdra la confiance de l’ensemble de ses parties prenantes, de ses collaborateurs à ses investisseurs, sans oublier ses fournisseurs ou ses clients.
Par ailleurs, d’un point de vue concurrentiel, l’engagement de l’instance dirigeante dans une démarche éthique devient progressivement un réel élément de compétitivité. En effet, d’une part, dans le cadre des évaluations des tiers réalisées par les entreprises, ces dernières s’assurent que ceux-ci sont dotés d’un dispositif anticorruption. Cette pratique est susceptible de se retrouver dans le cadre d’une acquisition où l’entreprise va analyser le dispositif de l’entreprise cible. Une entité dotée d’un dispositif de conformité robuste sera privilégiée puisque cela permet de mener des relations commerciales en toute confiance et transparence. D’autre part, les investisseurs démontrent de façon croissante leur volonté de prendre en compte des standards extrafinanciers dans leurs programmes d’investissement, dont la démarche éthique de l’entreprise. En effet, comme mentionné supra, une telle entreprise apparaît plus robuste puisqu’elle a la capacité de prévenir et de traiter plus efficacement les risques susceptibles de se présenter à elle. Les investisseurs sont donc davantage en confiance et se tournent plus facilement vers ces entités.
En définitive, la précision autour de l’engagement de l’instance dirigeante dans les nouvelles recommandations de l’AFA atteste de sa volonté de responsabiliser davantage les dirigeants dans la mise en œuvre du dispositif anticorruption et, de façon plus générale, dans la démarche de conformité de l’entreprise. Cet élément montre la nécessité pour l’instance dirigeante de se saisir de façon précise et sérieuse de cette problématique, sans se contenter de nommer des opérationnels dédiés à la mise en place d’un programme de conformité.
Emmanuel Daoud,
Avocat au barreau de Paris, associé du cabinet VIGO, membre du réseau international d’avocats GESICA
Laurie Barbezat,
Avocate au barreau de Paris, collaboratrice du cabinet VIGO, membre du réseau international d’avocats GESICA
Marie Perrault,
Avocate aux barreaux de Paris, New York, Angleterre et Pays de Galle, collaboratrice du cabinet VIGO, membre du réseau international d’avocats GESICA