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Dossier 

Le droit pénal des véhicules autonomes : éléments d’actualité

par Murielle Bénéjatle 16 avril 2019

Introduction

Confrontation droit pénal et véhicule autonome

Si, comme le disent les spécialistes, la majorité des accidents de la circulation résulte d’une défaillance humaine, les véhicules autonomes sont censés accroître la sécurité routière. Les accidents ne disparaîtront pas pour autant et d’autres inquiétudes naissent, pour la sécurité des données1 ou pour identifier un responsable en cas d’infractions. Pour le pénaliste, deux problématiques majeures apparaissent.

Responsable pénal

La première interrogation est celle du « qui » : qui est pénalement responsable des infractions au code de la route et, en cas d’accident, des blessures ou homicides involontaires ? L’interrogation s’avère fondamentale car l’imputation d’une infraction est normalement guidée par le principe de responsabilité du fait personnel prévu à l’article 121-1 du code pénal. Or le véhicule autonome a précisément pour finalité d’agir à la place de l’individu, voire sans personne dans l’habitacle. Une responsabilité du fait des choses paraîtrait plus naturelle, mais elle n’existe pas en droit pénal français.

Au contraire, la responsabilité civile s’adapte aisément aux véhicules autonomes. En effet, la loi Badinter n° 85-677 du 5 juillet 1985 sur l’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation offre des réponses en l’état actuel de ses dispositions : d’une part, quant à son domaine, la notion de véhicule terrestre à moteur inclut d’ores et déjà le véhicule autonome ; d’autre part, quant au débiteur de l’indemnité, en désignant non seulement le conducteur mais encore le gardien2, la loi ne fait pas obstacle à son application aux véhicules autonomes.

Le droit pénal semble plus réfractaire à une telle évolution en raison de sa fonction de rétribution/punition, qui justifie de vérifier que le responsable a participé matériellement à la réalisation de l’infraction pour entrer en voie de condamnation. D’emblée, un problème de philosophie pénale se pose, celui de savoir qui assume l’intelligence artificielle.

Risque pénal de l’expérimentation

Puis, une nouvelle problématique a vu le jour pour les pénalistes, dans la mesure où l’expérimentation des véhicules autonomes ne cesse d’être élargie. Les essais étant désormais envisageables sur la voie publique, des sanctions administratives et pénales3 ont été créées pour réprimer les expérimentations débordant du cadre. Un examen rapide montre que le droit pénal joue ici un rôle purement sanctionnateur car il est mis au service du respect de normes techniques. Mais, au-delà, l’expérimentation des véhicules autonomes – avec les dangers qu’elle comporte naturellement – pourrait entraîner l’application d’infractions de droit commun et engendrer ainsi des contentieux pénaux dès à présent. C’est le risque pénal de l’expérimentation. Sur ce point, le projet de loi PACTE, qui devrait être très bientôt définitivement adopté, contient de nouvelles dispositions sur la responsabilité pénale encourue dans le cadre de l’expérimentation.

La responsabilité pénale des véhicules autonomes

Il convient de dissocier deux types d’infractions : si, pour les infractions dites de réglementation, en particulier les infractions au code la route, la responsabilité pénale pourrait s’adapter aux véhicules autonomes sans grande transformation, pour les infractions applicables en cas d’accident, comme les blessures et homicides involontaires, les concepts pénaux nécessiteraient de substantiels ajustements.

Les infractions de réglementations

Circulation routière

En matière de circulation routière, la responsabilité pénale pèse théoriquement sur le conducteur selon l’article L. 121-1 du code de la route. Mais l’article L. 121-3 rend le titulaire du certificat d’immatriculation « redevable pécuniairement de l’amende pour les contraventions à la réglementation sur les vitesses maximales autorisées ». Ne s’agit-il pas déjà d’une présomption de responsabilité pénale, contraire au principe de responsabilité du fait personnel ? De telles présomptions de culpabilité sont admises depuis longtemps à la double condition de rester réfragables et proportionnelles aux infractions concernées4. En vérité, il n’y a pas à proprement parler culpabilité car le titulaire du certificat d’immatriculation est seulement obligé d’assumer l’amende, sans être reconnu coupable. Cela signifie que la décision de condamnation au paiement ne donne pas lieu à une inscription au casier judiciaire, qu’elle ne compte pas pour la récidive et qu’elle n’emporte pas retrait de points au permis de conduire ; autrement dit, l’obligation au paiement n’entraîne aucune des conséquences inhérentes au prononcé d’une condamnation pénale. Appliqué au véhicule autonome, le mécanisme favorise l’utilisateur qui, s’il ne peut être qualifié de conducteur, ne risquera jamais une déclaration de culpabilité, mais éventuellement une amende.


En cas d’accident en revanche, la circulation des véhicules autonomes pourrait perturber davantage les mécanismes d’imputation pénale.

Les infractions d’atteintes à l’intégrité

Problématique

Lorsque l’accident fait des victimes, les infractions d’homicide et de blessures involontaires trouvent application mais leur imputation à l’opérateur du véhicule autonome dépendra du niveau de délégation de conduite (5 niveaux sont actuellement envisagés, le cinquième permettant une délégation totale de conduite). Tant que les textes imposeront que l’opérateur reste en mesure de prendre le contrôle du véhicule, une dépénalisation n’est pas à craindre car une faute d’imprudence pourra toujours lui être reprochée. À défaut d’une telle exigence, comment retenir une infraction qui suppose d’apprécier un élément moral c’est-à-dire un état d’esprit ? Ainsi, le décret du 28 mars 2018 relatif à l’expérimentation de véhicules à délégation de conduite sur les voies publiques énonce que le conducteur doit en toute hypothèse « être en mesure de prendre le contrôle du véhicule »5.

Règles d’imputation pénale

Rappelons les règles en matière d’infractions non intentionnelles. Selon l’article 121-3 du code pénal, en cas de blessures ou d’homicide par imprudence, la responsabilité pénale dépend de la nature directe ou indirecte du lien de causalité entre la faute et le dommage : lorsque la causalité est directe, l’auteur est responsable de toute négligence, tandis que la causalité indirecte justifie l’exigence d’une faute délibérée6 ou d’une faute caractérisée7 pour entrer en voie de condamnation. En d’autres termes, lorsque le lien de cause à effet se distend, seules les fautes les plus graves méritent sanction.

Le conducteur d’un véhicule classique est généralement qualifié d’auteur direct en cas de décès ou de blessures causés par un accident de la circulation. Selon le même texte, l’auteur indirect désigne la personne qui a créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ou qui n’a pas pris les mesures permettant de l’éviter. La jurisprudence retient généralement le critère de la proximité spatio-temporelle pour identifier l’auteur direct (la causa proxima) même si certaines décisions font plus justement référence au paramètre déterminant8. Ont ainsi été considérés comme des auteurs indirects le garagiste qui laisse partir une voiture défectueuse ou le débitant de boissons un client visiblement ivre au volant9.

Application au véhicule autonome

Nous pouvons imaginer que l’opérateur d’un véhicule autonome revêtirait plus facilement cette seconde qualification que celle d’auteur direct. En effet, si on lui permet de lire ou de regarder un film dans l’habitacle, ou même de ne pas être à bord, ou encore si on autorise les mineurs à « diriger » un véhicule autonome, on peut difficilement admettre leur qualité d’auteur direct ; qualifiés alors d’auteurs indirects, il faudrait conclure à une dépénalisation de fait dès lors que de telles situations ne pourraient jamais relever ni des causes immédiates ni des causes déterminantes du dommage.

Outre la question de l’intensité du lien de causalité, son existence paraît également douteuse car, si l’opérateur peut totalement s’en remettre à l’intelligence artificielle, aucune négligence ne pourrait lui être reprochée. En ce sens, certains pourraient échapper à toute incrimination en raison de l’autonomie du véhicule là où ils seraient coupables dans un véhicule classique.

Moyens de défense

Au-delà, l’intelligence du véhicule ne pourrait-elle pas être invoquée par le conducteur mis en cause pour se dédouaner ? Ne pourrait-il pas par exemple se prévaloir d’une contrainte externe, prévue à l’article 122-2 du code pénal comme une cause d’irresponsabilité ? Certes, la force majeure est en principe interprétée strictement. Néanmoins, une telle preuve ne paraît pas impossible, comme en atteste la relaxe d’un conducteur qui utilisait un régulateur de vitesse et qui n’avait pu le désactiver avant de renverser mortellement un piéton à un péage autoroutier, les juges retenant qu’il « n’avait pu résister à la force imposée à lui »10. En revanche, la jurisprudence refuse classiquement de considérer la défaillance mécanique comme une cause d’irresponsabilité pénale dès lors qu’elle était évitable au moyen de vérifications basiques11.

Pénalisation ?

Par quels moyens éviter cette dépénalisation de fait ? Deux voies s’offrent au législateur : la première serait de créer une infraction spécifique au véhicule autonome en cas d’accident avec désignation d’un coupable en dehors des critères classiques de participation infractionnelle, mais cela constituerait une remise en cause du principe de responsabilité du fait personnel. La seconde voie consisterait à limiter l’autonomie des véhicules en imposant à l’opérateur d’être en mesure de reprendre le contrôle à tout moment, mais cela ferait perdre de son intérêt à la délégation totale de conduite.

Conducteur victime

Enfin, lorsque la victime est le conducteur lui-même, ce qui s’est produit en 2018 aux États-Unis, l’action publique sera dirigée contre le concepteur ou le producteur et nécessiterait encore de démontrer une imprudence consciente pour entrer en voie de condamnation car ces professionnels relèveraient de la catégorie des auteurs indirects du dommage.

En somme, les difficultés d’imputation en matière de véhicule autonome font naître de sérieuses craintes d’inefficacité du droit pénal. Une réforme les autorisant à circuler devra s’accompagner de textes répressifs mieux adaptés que nos règles actuelles. À la lecture des dernières propositions d’expérimentation, le législateur semble enclin à s’engager dans cette voie.

La responsabilité pénale de l’expérimentation des véhicules autonomes

Évolution législative

Tout d’abord, la loi n° 2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte a habilité le gouvernement à prendre par voie d’ordonnances des mesures pour permettre la circulation en délégation totale ou partielle de conduite. Cette loi vise tant les véhicules particuliers que les véhicules de transport, de personnes ou de marchandises.

Par la suite, l’ordonnance n° 2016-1057 du 3 août 2016 a autorisé leur expérimentation sur les voies ouvertes à la circulation publique selon des modalités fixées par décret. Celui-ci a été publié le 30 mars 2018.

Loi PACTE

L’actualité législative tient maintenant à la loi PACTE (plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises), qui a été définitivement adoptée ce 11 avril 2019. Le projet contient un article 43 élargissant les possibilités d’expérimentation, notamment pour permettre des essais où le conducteur ne sera pas soumis à une obligation de vigilance ou d’attention, ainsi que des expérimentations sans conducteur. Pour ce qui concerne l’aspect pénal, le projet apporte plusieurs éléments, et ce pour la première fois.

Responsabilité du titulaire de l’autorisation

Premièrement, le projet envisage pendant les essais le cas d’un accident et le non-respect du code la route. Dans ces deux hypothèses, le texte fait peser la responsabilité pénale sur le titulaire de l’autorisation administrative de l’expérimentation, et non plus le conducteur. Pour les contraventions, il devient redevable de l’amende ; pour l’homicide ou les blessures involontaires, il devient responsable dans les conditions de l’article 121-3 du code pénal qui requiert une faute plus grave en cas de causalité indirecte comme nous l’avons envisagé. La responsabilité est donc moins liée à la participation effective à l’infraction qu’à la fonction professionnelle ; mais une faute d’imprudence grave devra être démontrée, qui consistera très probablement en une faute délibérée, celle d’avoir violé la norme administrative.

Toutefois, en présence d’une personne morale titulaire de l’autorisation, la preuve d’une faute grave ne sera pas requise. Car la distinction selon l’intensité de la causalité ne concerne pas les groupements, responsables de toute imprudence ou négligence de leurs organes ou représentants, accomplie pour leur compte12. Autrement dit, là où le dirigeant de l’établissement ne serait responsable personnellement qu’en raison d’une faute grave en sa qualité d’auteur indirect, la personne morale serait responsable, pour la même décision, directement, sans prise en compte de la gravité de la faute. La responsabilité pénale serait ainsi reportée sur la personne morale.

Donc, en l’état, les modalités d’imputation pénale ressortent perverties, entre dépénalisation des conducteurs et transfert de la responsabilité sur d’autres personnes.

Condition

Deuxièmement, cependant, l’engagement de la responsabilité du titulaire de l’autorisation demeure subordonné à une condition importante : l’activation du système de délégation de conduite dans les conditions correctes d’utilisation. Pour entrer en voie de condamnation, le juge pénal examinera le contenu de l’autorisation administrative et le respect des modalités prévues… même s’il lui sera loisible de faire preuve d’autonomie dans l’appréciation des conditions administratives posées. Le titulaire de l’autorisation ne pourra se défendre en invoquant son ignorance des conditions d’utilisation, en raison de sa qualité professionnelle.

Autre infraction

Par ailleurs, bien que le projet de loi ne le précise pas, le non-respect des conditions liées à l’autorisation administrative pourrait en outre caractériser le délit de risques causés à autrui (C. pén., art. 223-1) dans la mesure où cela exposerait directement autrui à un risque de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par le règlement. L’agent personne physique encourt un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende, la personne morale le quintuple de cette peine d’amende. S’agissant d’une infraction formelle, son intérêt est précisément de permettre les poursuites indépendamment de la survenance d’un dommage, pour le risque créé pour l’intégrité physique des individus. Le titulaire de l’autorisation ne pourrait pas non plus se retrancher derrière la méconnaissance de la réglementation.

Responsabilité du conducteur

Troisièmement, quid du conducteur ? Est-il déchargé de tout risque pénal ? Si le projet de loi prévoit en effet que l’article L. 121-1 du code de la route (posant le principe de la responsabilité pénale du conducteur) n’est pas applicable lorsque le système de délégation de conduite est activé, le texte ajoute que la responsabilité de celui-ci est restaurée dans plusieurs séries de circonstances : lorsque la délégation de conduite cesse ; lorsque le système lui demande de reprendre le contrôle, notamment en cas d’urgence, et qu’il s’abstient ; ou en cas de non-respect des conditions d’utilisation. En ce sens, le conducteur conserve une obligation de vigilance en dépit de la délégation de conduite.

Enfin, ces règles n’empêchent pas d’incriminer toute autre personne à raison d’une faute ayant concouru au dommage.

En somme, la loi PACTE ne présage que peu de la future responsabilité pénale de l’utilisateur lambda d’un véhicule autonome, puisque ces nouvelles dispositions s’expliquent surtout par le contexte de l’expérimentation. Il démontre néanmoins une prise en compte grandissante des enjeux pénaux dans le cadre du droit des véhicules autonomes. Il reviendra à la future loi d’orientation des mobilités (LOM) annoncée pour 2020 de poursuivre l’œuvre en ce sens.

 

   

Notes

1. V. not. A.-M. Idrac, Voiture autonome : avenir et réglementation, Dalloz IP/IT 2018. 572 .

2. C’est-à-dire la personne disposant d’un pouvoir d’usage, de direction et de contrôle sur l’engin, étant entendu qu’une présomption de garde pèse sur la personne dotée d’un titre sur la chose.

3. Les sanctions administratives (retrait, suspension de l’autorisation, obligation de régularisation) peuvent être cumulées avec celles de l’article R. 610-5 du code pénal incriminant la violation des interdictions et le manquement aux obligations édictées par décret des peines pour les contraventions de première classe.

4. CEDH 7 oct. 1988, Salabiaku, n° 10519/83, v. not. RSC 1989. 167.

5. La Convention de Vienne sur la circulation routière du 8 novembre 1968 impose à son article 8 qu’un véhicule en mouvement ait un conducteur et que celui-ci ait constamment le contrôle de celui-ci. Plusieurs pays européens ont entamé en 2014 un processus pour amender ce texte afin de permettre l’expérimentation des véhicules autonomes sur leur territoire. Sur ce thème, v. M. Bénéjat, Véhicule autonome et responsabilité pénale, Revue RISEO, juin 2018.

6. La faute délibérée consiste à violer de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement.

7. La faute caractérisée expose autrui à un risque d’une particulière gravité que l’agent ne pouvait ignorer.

8. V. sur ce point, V. Malabat, Droit pénal spécial, Dalloz, coll. « Hypercours », spéc. n° 184.

9. Crim. 5 oct. 1976, Bull. crim. n° 279 ; 4 févr. 2003, Dr. pén. 2003, comm. n° 71.

10. Rennes, 17 mars 2010, confirmant T. corr. Nantes, 15 déc. 2008.

11. Crim. 6 nov. 2013, n° 12-82.182, D. 2013. 2644 ; ibid. 2014. 2423, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, M.-H. Gozzi, S. Mirabail et C. Ginestet ; AJ pénal 2014. 131, obs. J. Lasserre Capdeville . L’article L. 311-1 du code de la route impose en effet à tout conducteur d’entretenir son véhicule.

12. V. not. J. Consigli, La responsabilité pénale des personnes morales pour les infractions involontaires : critères d’imputation, RSC 2014. 297 .